de la fenêtre à la porte, de la vitre à la route....
mercredi 2 avril 2025
« Vers un nouveau monde… » Exposition de peinture de Bang Hai Ja
mardi 1 avril 2025
*Doux mois d'Avril
Qui se hisse
De blanc de bleu vêtu
De tons éclos de mots
Dans un repli secret.
Lisse il ondoie
En rubans de plage
En essence de vie
Vers ce mât-teint si doux
Tiré tout entier vers le Haut
Den
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samedi 29 mars 2025
*"Oseras-tu bientôt mon âme" Walt Whitman
Oseras-tu bientôt mon âme
T'aventurer avec moi dans les régions inconnues,
Où il n'y a plus sol sous les pieds ni sentier pour les pas ?
Ni carte ni guide non plus,
Ni voix qui résonne, ni contact de la main humaine,
Ni visage chair épanouie, ni lèvres, n'ont cours dans ce pays-là.
C'est l'inconnu pour toi aussi, le blanc de la carte devant nous,
L'ïnoui nous attend en ce pays inaccessible, cette région-là-bas.
A nous de nous lancer vers l'avant, flottant
Dans l'espace dans le Temps toi mon âme, nous étant préparés,
Egaux ensemble enfin dans l'équipement (ô joie fruit absolu),
pour les remplir, mon âme.
Walt Whitman (1819-1892)
Dans Feuilles d'herbes. Traduction Jacques Darras, Grasset
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"Poète autodidacte et anticonformiste, considéré comme l'une des figures majeures de la littérature américaine.Il est issu d'un milieu modeste, quitte l'école à 11 ans et devient typmocraphe puis journaliste et rédacteur en chnef engagé dans le parti démocrate.
Après un désenchantement politique, il se retire un temps pour travailler comme charpentier. Vers 1850, il trouve sa voix poétique".
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L'instant poésie
France culture
"Dans ce poème, Walt Whitman témoigne de l'énigme que nous sommes pour nous-mêmes. A travers la poésie, il s'agit alors de nous rencontrer."
"Son oeuvre majeure, Feuilles d'herbe, publiée à ses frais en 1855 et sans cesse retravaillée jusqu'à sa morte, incarne son idéal de progrès, de bonheur terrestre et de sacralisation de la matière.
Admiré par Emerson mais critiqué par beaucoup, Whitman célèbre la sensualité, le corps, la nature et l'universalité humaine, en rupture avec la poésie spirituelle de son époque. Influencé par le romantisme allemand et le transcendantalisme, il cherche à fonder une nouvelle forme de piritualité ancrée dans le réel"
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lundi 24 mars 2025
*En vert et contre tout !
Si belle aurore boréale transmise de Suède il y a deux jours.
Merci Sandrine pour cette magie verte qui danse dans le ciel nocturne...
La tête est dans les étoiles
Douce semaine à vous.
Den
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vendredi 21 mars 2025
*Nous traverserons des orages
"Dès l'instant que j'essayai de donner forme
à la tragédie de mon temps,
je n'en souffris plus aussi cruellement"
Stefan Zweig, Le Monde d'hier
"Il n'y a pas d'époque paisible"
Laurent Gaudé, Nous, l'Europe,
banquet des peuples
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Pour mon père,
que je n'ai jamais vu pleurer.
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Prologue
Voici l'histoire que je dois te raconter, Saule.
C'est l'histoire d'une famille, d'une maison et d'un pays.
Elle commence à la veille d'une guerre planétaire, dans une
ferme de hameau qu'on appelle les Chaumes. Elle s'achèvera un
siècle plus tard, au même endroit, à l'heure où une autre guerre menace
de s'étendre et où j'hésite à accrocher un panneau A VENDRE sur le mur de la grange.
Entre ces deux époques, tu verras vivre ici quatre générations d'une famille tourmentée par des secrets et hantée par des morts sans sépulture.
Entre ces deux époques, nous traverserons des orages. Tu verras se répéter des conflits, des accidents, des abandons et des coups de couteau. Tu verras changer les saisons, les habitudes, les lots et les gouvernements. Tu assisteras plusieurs fois à la fin du monde et au début d'un autre.
Tu verras des hommes tomber amoureux, rêver de grandes choses, partir à la guerre, et en revenir sans mot et sans gloire. Car il n'y a pas de super-héros dans notre histoire. Seulement des hommes blessés par la violence du monde et qui, incapables d'exprimer ce qu'ils ont au fond d'eux-mêmes, se taisent et exercent la violence à leur tour, comme enfermés dans une malédiction.
Jusqu'à moi. Jusqu'à toi.
Pourtant, nous ne sommes jamais condamnés à perpétuité, Saule. Ni à la prison, ni au silence, ni à la violence. Et même après cent ans de malheurs, même si j'ai commis l'irréparable moi aussi, je ne désespère pas que nous apprenions enfin à prendre la parole plutôt que les armes.
Je pense souvent à ce que mon père m'a dit, un matin, dans une cuisine qui sentait le café fort et les médicaments : la littérature est une consolation.
Je ne sais pas s'il avait raison, mais j'aimerais bien.
J'aimerais croire que toutes les histoires, même les plus tragiques, peuvent nous consoler, à condition qu'elles disent la vérité. C'est en tout cas ce que j'ai essayé de faire ici : te dire la vérité sur les hommes de la famille Balaguère. Sur leurs faiblesses et sur les miennes. J'espère que tu en tireras de la force.
Alors quand tu auras lu ces pages et que tu sauras d'où je viens et qui je suis, si tu le souhaites encore, appelle-moi.
Je serai ici, aux Chaumes. Je t'attendrai.
Pour l'instant, j'ai remisé le panneau A VENDRE dans un coin, et j'ai sorti la boîte à outils. Il y a une fuite dans le toit. Ce ne sera qu'une petite réparation, bien sûr, alors qu'il y en a de plus grandes à entreprendre. Mais puisqu'il faut bien faire quelque chose, je vais commencer par là.
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Première partie
Un grand secret
Année 1914
Chapitre 1
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Marty
Seul dans la chaleur de Juillet, Marty traverse la cour de la ferme.
L'après-midi tire à sa fin, et pas un souffle d'air sur les Chaumes.
On entend bourdonner les mouches, tinter les cloches des vaches dans le champ d'à côté, le grincement d'une poulie quelque part, et le coeur de Marty qui tape dans sa poitrine.
Il passe sous le tilleul à grands pas. Le chien est allongé en travers de son chemin, il lui flanque un coup de pied, allez ouste, barre-toi de là.
Le corniaud se carapate. Marty file vers l'escalier en pierre qui colimaçonne sur le flanc de la maison.
"Interdiction de grimper au grenier, Marty !"
Interdiction de ceci, interdiction de cela. Pff ! Depuis qu'il a mis le feu l'autre jour au fenil, s'est simple, il n'a plus le droit de rien faire. Alors quoi ? Faudrait-il qu'il reste dans les jupes de sa mère, à écosser les haricots ou à plumer les oies, comme une fille ? ça, pas question. Marty a seize ans. Il mérite d'être traité en homme, comme Anzème !
Non, personne l'a vu, il referme la porte derrière lui et le voilà tranquille, à l'abri sous la vieille charpente au milieu des sacs de seigle et de pommes de terre.
Le feu, c'était pas exprès. Enfin, si. Mais il ne pensait pas que ça flamberait si vite, si haut. Il voulait juste griller ces foutus charançons. Combien de fois il a entendu sa mère pleurer à cause de ces sales bestioles qui s'attaquent aux récoltes ? Alors Marty a eu l'idée du feu. Est-ce sa faute si son cerveau est une machine erratique et vagabonde ? "Cui-ci il nous invente une ânerie par minute", dit souvent son père en lui collant une taloche sur le crâne.
Là, faut reconnaître que c'en était une grosse.
Par chance, ceux des fermes alentour ont rappliqué. Les Jouillat, les Bouillot, les Challard, tout le monde avec des seaux, en train de crier. L'eau qu'on tire du puits, les mains qui se passent les seaux, et finalement l'orage qui éclate, un vrai déluge. "Le coup de pouce du bon Dieu", a commenté Anzème un peu plus tard, le visage noir de suie.
Au petit jour, on a constaté les dégâts en soupirant : la moitié du bâtiment partie en fumée et dans un recoin, la chatte et ses petits. Piégés, asphyxiés. Après ça, Marty s'est tenu à carreau. Valait mieux. Il a rasé les murs pendant plusieurs jours, mais l'air de rien, il réfléchissait.
Anne-Laure Bondoux
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résumé
En de courts chapitres qui remontent le temps, et quelques ellipses, ce roman donne voix et âme à ces hommes touchants et poignants que la vie (qui n'est qu'un éternel recommencement ) aura malmenés.
Une saga familiale vertigineuse, captivante, d'une étonnante fluidité et parfaitement orchestrée. Un livre époustouflant de 1914 à 2020 ! sur quatre générations, plusieurs époques. Un siècle d'histoire.
Une incroyable fresque historique et familiale.
A lire et aller à la rencontre de cette famille Balaguère, un clan aux Chaumes, dans la ruralité du Morvan, à la découverte de ses racines, ses espoirs, ses attentes, ses non-dits.
Un beau roman sur la transmission, la quête de la vérité à l'écriture sobre, rythmée, colorée.
Emouvant
Un bijou.
Une fresque aux destins brisés, à la veille de la première guerre mondiale jusqu'à nos jours.
Bouleversant.
Den
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jeudi 20 mars 2025
*Ces soirs rangés dans mon tiroir
Certains soirs étaient transparents
(Tout comme l’aube parfois)
Il y avait un vide
Au milieu de la flamme
Han Kang
Novembre 2013
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I.
Chansons entendues à l’aube
Un soir tard, je…
Un soir
Tard, je
Regardais la fumée monter
De mon bol de riz blanc.
Je compris
Que quelque chose s’en allait à jamais.
Aujourd’hui encore
Des choses s’en vont à jamais.
J’ai besoin de manger.
De manger mon riz blanc.
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Chanson entendue à l’aube
Dans l’interstice entre la lumière
Du printemps et
L’obscurité tentaculaire
Une âme à moitié morte
Apparaît vaguement
Je tiens mes lèvres closes
Le printemps est printemps
La respiration est respiration
L’âme est âme
Je tiens mes lèvres closes
Jusqu’où l’âme s’étend-elle ?
Jusqu’où s’infiltre-t-elle ?
Je vais attendre
Quand l’interstice sera obturé, j’ouvrirai ma bouche
Quand ma langue aura fondu
J’ouvrirai mes lèvres
À nouveau
À nouveau, à présent
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Ce qu’est un cœur
Je regarde un mot en partie effacé
Les traces des traits
Les courbures
De la première consonne ㄱ
Ou de la deuxième ㄴ
Les espaces avant l’effacement
Dans ces espaces
J’aimerais me glisser
En ployant mes épaules
En courbant mes reins
En pliant mes genoux et serrant mes chevilles
Mon cœur qui se met à disparaître
N’arrive pas à faire pâlir le reste
Un couteau mal effacé
A fait une incision entre mes lèvres
Ma langue s’enroule, se rétracte
À la recherche d’une plus profonde obscurité
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Mark Rothko et moi
– La mort en février
Je n’ai pas eu le moindre contact avec Mark Rothko
Faut-il vraiment le dire ?
Né le 25 septembre 1903
Il est mort le 25 février 1970.
Née le 27 novembre 1970
Je suis toujours en vie.
Je ne peux taire
Qu’il m’arrive de penser
À l’intervalle de neuf mois
Qui sépare sa mort de ma naissance.
À l’aube, il s’est ouvert les veines aux deux poignets
Dans sa cuisine attenante à son atelier.
Au même moment, à quelques jours près,
Mes parents faisaient l’amour.
Peu après
Une petite vie
Prenait forme
Dans le confort d’un utérus.
En cet hiver tardif
Au cimetière de New York
Han Kang
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"Récompensée par le Prix Nobel de Littérature 2024, Han Kang dévoile
toute la beauté de sa plume dans ce premier recueil de poèmes traduit en
français. Elle y évoque la couleur des fins de journée, le froid,
l’absence. Le corps aussi, tantôt affaibli, tantôt vigilant face au
miroir. La lune est étrange, la mémoire des morts s’empare des maisons.
Jusqu’à ce que la lumière revienne, que les femmes et les hommes
quittent l’obscurité.
Après l’immense enthousiasme suscité par ses
romans, l’œuvre poétique de Han Kang nous invite à découvrir un nouvel
aspect de l’imaginaire de la grande écrivaine coréenne – en écho avec
son travail narratif. Par ses thématiques et l’infinie délicatesse de
ses vers, Ces soirs rangés dans mon tiroir est une lecture indispensable pour s’imprégner de l’univers si singulier de l’autrice d’Impossibles adieux.
Traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet"
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1er jour du Printemps
et journée de la francophonie
Doux 20 mars 2025
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mercredi 12 mars 2025
ADA D'ADAMO Daria
traduit de l'italien par Nathalie Bauer
Bernard Grasset Paris
Pour Alfredo, Large carrure, mains de roc
Ce livre relate mon histoire et celle de Daria. C’est une histoire vraie, aussi vraie que le sont nos prénoms et ceux de nos proches, petits et grands. Tous les autres sont inventés, y compris ceux des enfants, dont les propos demeurent toutefois authentiques.
A. d’A.
Gravité
Tu es Daria. Tu es D’aria, D’air. Cet infime écart de lettres te change en substance légère, impalpable. Dans ton prénom se niche un destin qui nie la créature terrestre, car tu n’as jamais connu la force de gravité qui attire au sol. Gravité que tout être connaît dès l’instant où il vient au monde. Gravité que le danseur transforme en art lorsqu’il prend son envol et retourne à la terre pour tomber et se relever une nouvelle fois. Tu ne connais pas la splendeur quotidienne de la station debout, la « petite danse » qui meut chaque individu dans l’immobilité apparente du corps vertical. Tu ne conçois pas le mystère du poids qui passe d’une jambe à l’autre et donne naissance au pas.
Tout autre est la gravité qui te concerne : « État causant des préoccupations ou annonçant un danger. » État qui accompagne invariablement les papiers censés te définir : « handicap grave », « malvoyance sévère », « retard mental profond », « allocation pour enfant gravement handicapé »…
Chaque jour, je souhaite que la terre – la vie sur cette Terre – te soit légère. Et ce vœu est suivi d’actions, car il ne suffit pas d’espérer.
Tu es Daria, tu seras D’air.
Prologue
« Il est nécessaire de raconter la souffrance
pour se soustraire à son empire. »
Rita CHARON1
Depuis un certain temps, je ne me souviens plus des choses. J’ai du mal à donner un nom aux gens, à prononcer les mots. « C’est la ménopause », dit ma gynécologue homéopathe.
Ménopause induite, pour plus de précision.
Traitement antihormonal. Entamé il y a près de deux ans.
Cancer métastatique du sein, stade 4.
Carcinome canalaire infiltrant.
Sein droit, quadrant supérieur.
Métastase osseuse sur D6.
Un fort éternuement et… tac, la vertèbre dorsale…
Et non, ce n’était pas une contracture. Ni le cours de danse tout juste terminé, ni l’effort pour soulever chaque jour tes vingt petits kilos n’en étaient responsables.
Il m’a fallu du temps pour comprendre. Malgré le compte rendu catégorique du scanner, mon esprit refusait de dérouler l’écheveau qui avait grossi dans ma poitrine et de tirer le fil de la cause à l’effet jusqu’au tissu qui s’était déchiré dans mon dos. Relier la partie antérieure à la partie postérieure de mon corps : voilà ce que je devais faire, simplement. Et je n’en ai pas été capable.
Un
En novembre 2016, tu étais hospitalisée pour une nouvelle opération, la troisième, à l’estomac. J’avais donc sauté l’habituelle échographie du sein. Je comptais y remédier dès mon retour, après avoir repris le rythme régulier de nos journées : maison, école, centre de rééducation… Puis j’avais oublié, alors même que j’avais effectué ces contrôles tous les six mois, alternant échographies et mammographies avec une rigueur de gendarme.
Cette hospitalisation avait été plus longue et plus pénible qu’à l’accoutumée. La valve anti-reflux qu’on avait fabriquée pour toi quelques années plus tôt (oui, c’est le terme dans le jargon médical, comme si le fond de l’estomac était un paquet-cadeau) avait cédé et il était nécessaire de la refaire. Tu souffrais aussi d’une hernie diaphragmatique : il fallait ramener l’estomac à sa place en l’ancrant correctement, de façon à éviter qu’il ne remonte de nouveau (comme la fois précédente) et n’affecte les voies respiratoires.
Tu devais séjourner, après l’opération, dans le service de soins intensifs où nous n’avions pas l’autorisation de passer la nuit. Ainsi Papa et moi avions-nous eu l’étrange liberté de quitter l’hôpital pour aller dîner. Nous avions parcouru en voiture les quelques kilomètres qui nous séparaient d’une petite station balnéaire. Les rues étaient désertes, la seule pizzeria que le concierge de l’hôpital nous avait indiquée (« Dites que vous venez de ma part ») était fermée pour congés. Du reste, on était en novembre, le mois des défunts, le mois mort par excellence pour le tourisme. Nous nous étions repliés sur l’unique établissement ouvert, qui hésitait entre le bar et le pub, fréquenté par quelques clients solitaires, regards aqueux devant une bière ou un verre de Cynar1.
Ce n’était pas la première fois – et ce ne serait pas la dernière – que nous nous retrouvions face à face, prêts à tout pour quelques heures de sommeil, désireux d’une douche chaude et d’un repas qui n’eût pas la forme d’un sandwich. Malgré tout, les sentiments de culpabilité (« Et dire qu’elle est toute seule en soins intensifs, alors que nous dînons tous les deux dehors ») ne parvenaient pas à remplir totalement nos esprits vides, perdus derrière la vague sensation de liberté qu’engendrait ce tête-à-tête nocturne inespéré, qui brisait une routine quotidienne faite de roulements et de rôles.
Lorsque tu étais dans la salle d’opération ou en soins intensifs, nous n’avions plus aucun droit sur toi, plus voix au chapitre. Quelqu’un d’autre surveillait ton sommeil, ta respiration, tes pleurs. Nous, dehors, nous affrontions l’attente. Nous évaluions les délais – préparation, anesthésie, opération, phase de réveil –, nous nous postions derrière des portes closes, nous interrogions du regard une infirmière de passage. Enfin, tes pleurs à nuls autres pareils ressurgissaient de ces grottes obscures, tel un appel dans les méandres d’une forêt. On se hâtait de nous prévenir. Vite, dépêchez-vous ! Qui de vous entre ? La maman ! Et soudain le hurlement de ta rage mêlée de désespoir semblait me gifler en pleine figure. Tu ne m’as jamais parlé, et pourtant j’avais l’impression d’entendre tes mots : « Maman, pourquoi tu m’as fait ça ? »
Papa restait dehors, à attendre, pour une durée qu’il m’était impossible de quantifier. Parfois, je le voyais surgir à l’improviste près du lit en blouse, coiffe et chaussons, et j’avais du mal à le reconnaître. Il avait corrompu une infirmière avec son audace typiquement napolitaine qui m’embarrassait un peu, mais que j’avais secrètement bénie à plus d’une occasion, à l’hôpital, moi qui avais honte de réclamer quoi que ce fût. Ses grandes mains sur tes yeux bouffis de larmes. « Chérie de papa. Ça va passer… », murmurait-il.
Or cette fois, il nous faudrait patienter tous les deux dehors, jusqu’au lendemain. Papa s’est dirigé à contrecœur vers le bed & breakfast, tandis que, de retour dans le service, je découvrais non sans amertume qu’on avait attribué ta place à un patient venant des urgences. L’absence d’un lit pour toi signifiait l’absence d’un fauteuil inclinable pour moi. « Je regrette, madame, cette nuit vous devrez vous débrouiller comme vous le pourrez », m’annonça l’infirmière-cheffe en m’indiquant la sortie.
Deux
Pendant que je t’attendais, j’ai travaillé avec passion à un livre sur le théâtre et le handicap. Je devais m’occuper de la structure de l’ouvrage, de la révision des textes, du choix des photos dans de vastes archives d’images. Ce livre relatait l’expérience d’un atelier d’intégration auquel participent depuis des années des élèves atteints ou non d’un handicap dans les établissements scolaires de Rome. Durant cette période, je lisais les déclarations des comédiens, les commentaires des familles et des enfants/acteurs ; je composais des séries de photos montrant des visages drôles et ahuris, des regards absents ou fous, des gestes infimes suivis d’actions abracadabrantes. L’obstination des animateurs et les élans des participants me paraissaient convaincants, ils me touchaient aussi.
Toutefois un sentiment d’extranéité et de distance perdurait en moi : « J’attends une petite fille en bonne santé, me disais-je. Tout cela ne me concernera jamais. » La simple conviction de ne pas vouloir d’un enfant invalide (« Je ne saurais pas m’y prendre, je n’en serais jamais capable », me répétais-je avec force) suffisait, pensais-je, à me mettre à l’abri d’une telle éventualité. « Je peux compter sur l’amniocentèse, je peux compter sur l’échographie morphologique : ces examens permettent de tout savoir à l’avance et, le cas échéant, d’opter pour l’avortement thérapeutique. »
Parfois, quand je te regarde, je repense aux visages de ces enfants, à leurs masques quotidiens. Je t’imagine interprétant un jour le rôle de la Petite Sirène dans un fauteuil roulant sur la scène d’un théâtre et moi t’applaudissant dans le parterre. Je me dis que, pendant que j’écrivais, ton regard oblique et rieur surgissait déjà des pages de ce livre. Et que désormais nous appartenons nous aussi à cette grande famille.
Lorsqu’on a un enfant handicapé, on marche à sa place, on voit à sa place, on prend l’ascenseur parce qu’il ne peut pas emprunter l’escalier, on conduit une voiture parce qu’il lui est impossible de monter à bord d’un bus. On devient ses mains et ses yeux, ses jambes et sa bouche. On remplace son cerveau. Et l’on se mue un peu en handicapé pour les autres : un handicapé par procuration.
Telle est, j’en suis certaine, la raison pour laquelle de nombreuses personnes m’appellent par ton prénom. Un lapsus fréquent, un processus d’identification inévitable. Passer des heures et des heures de son existence dans les hôpitaux, dans les centres de rééducation, dans les ASL1, en compagnie de médecins, d’infirmiers, de kinésithérapeutes et de familles de personnes handicapées ne fait qu’accélérer ce processus de substitution progressive de l’identité. Je ne suis pas moi, je suis « la maman de Daria ». Ou plutôt, je suis « maman », et c’est tout. Chaque fois que je pénètre dans une salle d’hôpital, j’abandonne mon identité et je deviens « maman ». C’est ainsi que nous désignent les infirmières. Pas madame. Maman. Je ne suis plus une femme, je ne suis plus une personne, je suis un rôle, une « fonction de toi ». Du reste, nous autres mères sommes les premières à nous attribuer ce nom.
« Ça te démange ? Maman va te gratter », dit Tatiana, allongée dans le lit placé en face du tien, à côté du petit Lorenzo, lors d’une interminable nuit de pleurs.
Tu as mal ? Maman va te masser. Tu as chaud ? Maman va t’éventer. Tu as froid ? Maman va te couvrir. Ça te brûle ? Maman va souffler sur ta peau. Tu as sommeil ? Maman va te bercer. Tu ne dors pas ? Maman va te raconter une histoire. Tu pleures ? Maman va te consoler.
Les salles d’attente sont des lieux de rencontre. Mères et enfants, quelquefois pères. Dans les enfants je te vois toute petite, ou je vois une projection de toi ayant grandi, dans un avenir proche. Dans les femmes je me regarde en miroir. Je retrouve en elles des parties de moi-même, preuves de courage et moments de fragilité en égale mesure.
Chez les couples, je scrute les hiérarchies et les rôles, les rapports de force et les dépendances réciproques. Parfois ce que je vois me fait horreur. Femmes déprimées, en surpoids, agrippées à des sachets de chips et des boissons gazeuses, dans d’éternels joggings et chaussures de sport. Femmes aux yeux cernés par les nuits sans sommeil, les bras marqués par les griffures et les morsures de leurs enfants, les cheveux n’ayant pas vu de coiffeur depuis des mois. Ou, à l’opposé, des mères héroïnes : des femmes aux superpouvoirs, maquillées et bien habillées à n’importe quelle heure de la journée, qui ne se trompent jamais, qui ne montrent pas le moindre signe de faiblesse. Et puis des mères tigresses, en permanence fumasses, toujours sur la défensive car « gare à celui qui touche à un cheveu de mon enfant ». Étaient-elles ainsi avant ? Et moi, comment étais-je avant ? Comment suis-je devenue ? Je ne veux pas leur ressembler.
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Bouleversante adresse à son enfant, Daria est un texte d’une beauté, d’une précision et d’une puissance inouïes. Publié par une petite maison indépendante en Italie, le livre a d’abord conquis les lecteurs avant d’être acclamé par la critique et récompensé par une dizaine de prix dont le prestigieux Premio Strega. Un joyau de délicatesse dans lequel l’amour ne demande jamais de comptes à la douleur.
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Ada D'Adamo est née à Ortona le 1er septembre 1967. Elle est décédée le 1er avril 2023 à Rome, quelques mois après la publication de son livre. Diplômée de l'Académie Nationale de Danse et du Spectacle, elle a écrit plusieurs essais sur la danse et le théâtre.
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