de la fenêtre à la porte, de la vitre à la route....
mercredi 9 juillet 2025
Gaëtan Roussel - Création Éclect!que aux Francofolies de la Rochelle
samedi 14 juin 2025
*Aubrun en pleine lumière


56 œuvres de François Aubrun exposées
du 23 mai 2025 au 28 septembre 2025
C'est dans son domaine, là où il a vécu et trouvé son inspiration que l'association Paysage Endormi présente une grande rétrospective, dans le cadre de l'année Cezanne 2025. L'occasion de découvrir également ce magnifique domaine de 25ha au Tholonet.





Grâce à Cezanne, les visiteurs du Metropolitan Museum de New York connaissent le Domaine Saint-Joseph. Cet été, on découvre 25 hectares de pinède, une chapelle et les travaux d’un peintre hanté par la brume de la vallée de l’Arc.




vendredi 30 mai 2025
*le buveur de brume
À Tado, mon fils
L’acteur est un poète qui écrit sur le sable… Ce poète, l’acteur, qui écrit sur le sable, jouit de la fuite du temps. De cela seul il jouit : non pas du temps mais de sa fuite.
Antoine Vitez
Mais les jours de brume, je voudrais m’éveiller pour la première fois dans un château que je n’aurais vu qu’à la nuit, me lever tard, et grelottant dans ma chemise de nuit, revenant gaîment me brûler près du grand feu dans la cheminée, près duquel le soleil glacé d’hiver vient se chauffer sur le tapis, je verrais par la fenêtre un espace que je ne connais pas, et entre les ailes du château qui paraissent fort belles, une vaste cour où les cochers poussent les chevaux, qui tantôt nous emmèneront en forêt voir les étangs et le monastère, tandis que la châtelaine tôt levée recommande qu’on ne fasse pas de bruit pour ne pas m’éveiller.
Marcel Proust
I
19 décembre 2022
Je suis venu en Géorgien et ils m’ont traité en touriste. C’est bien fait pour moi. Pour qui je me prends aussi, à débarquer ici en disant « je veux passer la nuit dans le musée où se trouve le portrait de la princesse Mélita Cholokachvili, mon arrière-grand-mère » ? Je l’ai demandé comme un héritier, comme si cela m’était dû. Eh bien ce n’est pas comme cela que ça s’est passé.
En début de soirée, nous sommes allés dîner entre cousins dans un restaurant de l’autre côté de la Koura. Par la fraîcheur de la nuit qui tombait, ce fleuve qui arrose Tbilissi s’était recouvert d’un épais brouillard qui donnait une texture presque solide à la lumière jaune et chaude des réverbères. Nous marchions d’un pas tranquille quand soudain, nous avons été saisis par un courant d’air froid et humide, et en quelques secondes nos visages se sont retrouvés perlés de minuscules particules d’eau. Cela m’a fait songer à ces peuples des Andes qui, pour récupérer un peu de quoi s’abreuver, tendent des filets dans la montagne afin que s’y déposent les gouttes contenues dans les nuages. On les appelle les buveurs de brume. Il n’en existe aucun en Géorgie, car l’eau ne manque pas, mais en traversant le pont, j’ai eu envie de faire la même chose, de boire la brume comme de boire cette nuit qui m’attendait. Je me suis mis à marcher la bouche grande ouverte. Ça a fait rire Nino et Xsoucha qui m’ont tout de suite imité. Elles sont toujours si gaies. Dato, lui, est plus mélancolique.
Le restaurant était vide, une émission de variétés sur le grand écran de la télévision servait de fond sonore. Une fois attablés, Dato et moi avons vite eu les yeux rivés sur nos téléphones pour regarder les tirs au but de la finale de la Coupe du monde de foot entre la France et l’Argentine. La France a perdu, alors je me suis consolé en me gavant de khinkali, ces grosses ravioles de viandes, pleines de jus, qu’on perce avec les dents pour en aspirer tout le contenu avant de les manger. On se brûle les doigts, parfois la langue, mais c’est tellement bon. Puis, nous avons parlé tous les quatre, intimement, de l’amour surtout, de la confiance en soi, de nos vies. Ils m’ont posé plein de questions sur mon métier, mes rôles, mes projets, Dato s’est confié sur son divorce, Nino sur ses amours, Xsoucha sur son ex et sur son boulot.
Nous avons ensuite pris le chemin du Musée national. Outre le portrait de mon arrière-grand-mère par Savely Sorine, mes cousins m’ont assuré qu’il s’y trouve aussi des toiles du maître de Sorine, le grand Ilya Répine, et probablement d’autres « ambulants ». J’adore ce mouvement de peintres réalistes, apparu en Russie dans la seconde moitié du xixe siècle. Ces artistes s’étaient donné pour mission de parcourir toute la Russie et de raconter la vie non plus seulement des gens de cour mais de tous. Ils voulaient peindre l’âme russe tant à travers ses peuples que ses paysages. Pour sortir l’art des carcans académiques et élitistes de l’époque, ils ont revendiqué un contenu humanitaire, et Répine est une des figures importantes de ce courant. J’ignore précisément quelles toiles seront exposées, mais cela m’enthousiasme par avance.
Emmitouflés dans nos manteaux, nous marchons d’un pas vif dans les rues de Tbilissi. Dato porte le lit de camp que m’a déposé mon éditrice juste avant mon départ de Paris et Nino la grosse lampe de poche et le thermos qu’elle m’a gentiment apportés au cas où je me retrouverais dans le noir et dans le froid ce soir. Elle et Xsoucha me conseillent de monter au dernier étage du musée pour y visiter la partie consacrée à l’histoire de l’occupation soviétique. Je leur avoue que ce qui excite le plus ma curiosité, c’est la collection en lien avec la Toison d’or. Cette légende me fascinait déjà enfant. Dans l’Antiquité, la Colchide, qui selon les archéologues a été le premier royaume de Géorgie, était décrite comme un pays de cocagne où l’or faisait scintiller les ruisseaux. Les orpailleurs filtraient cet or à l’aide de peaux de mouton qu’ils trempaient dans les rivières pour en recueillir les paillettes qui se déposaient sur la laine. Rien que pour ça, la visite du musée s’annonce fantastique car il possède l’un des plus beaux trésors archéologiques et historiques du pays. Les objets d’art fabriqués avec « l’or de Colchide » sont de véritables chefs-d’œuvre. Je me souviens de les avoir vues lors de mon premier voyage ici, à Tbilissi, mais j’étais totalement ignorant à l’époque et je n’avais pas compris qu’il s’agissait là du même or que celui du mythe de la Toison d’or.
Depuis plusieurs semaines, à mesure que la date approche, je ne pense qu’à ça, à cette nuit que je vais passer seul dans ce musée. J’ai vu sur Internet qu’au milieu des costumes traditionnels, des armes anciennes, des collections d’émaux et des trésors de la Toison d’or, il y a aussi des toiles de David Kakabadzé, ce peintre et photographe de génie, précurseur de la 3D entre autres, que nous n’avions pas pu admirer en mai dernier avec mes amis Frédérique et Klaus, et qui peint ces paysages de plaines quadrillées par des champs de toutes les couleurs, avec la chaîne montagneuse du Caucase au loin. J’ai hâte de pouvoir admirer ses toiles que je n’ai jamais vues en vrai.
Incapable de m’endormir comme une veille de première, j’ai éteint tard hier soir, et aujourd’hui, toute la journée, j’ai eu la boule au ventre. Mon voyage et cette nuit dans ce Musée national ont demandé tellement d’efforts et d’organisation à un si grand nombre de gens. J’ai peur de les décevoir. Dans quelques minutes, je vais devoir entrer en scène et plonger dans cette nuit. Que vont-ils penser de moi ? Suis-je prêt ? Vais-je être disponible et offert à ce moment qui m’attend ? Les rumeurs de la ville font place à une voix que je connais bien. Bientôt elle couvre aussi celles de mes cousins qui continuent d’égrener leurs recommandations. « Voilà, en une nuit, tu dois ouvrir tous tes sens, tout ton être, et te rendre poreux à tout pour écrire un livre. Le premier et peut-être le seul que tu écriras jamais, eh bien c’est ce soir mon bonhomme qui va tout décider. » Pour rester éveillé le plus longtemps possible cette nuit, j’ai essayé de faire une sieste cet après-midi, malheureusement sans grand succès, je suis trop tendu. À mesure que nous approchons du musée, je ne dis plus rien. J’ai trop le trac.
C’est important le trac. Il rassemble et permet de ne penser à rien d’autre qu’à l’enjeu à venir. Ne pas se disperser, ne pas laisser les autres prendre la place que vous avez préparée, que vous avez creusée en vous pour accueillir ce qui va se présenter. Le trac, c’est l’énergie qui, une fois libérée, va permettre au présent à venir d’être pleinement vécu. Bien sûr il y a le mauvais trac, celui qui, au lieu de mobiliser, paralyse, qui vous met vous au centre de votre attention, et non ce qui se prépare. Ce mauvais trac, je l’ai connu à mes débuts et plus récemment, il y a quatre ans. J’ai été forcé de rendre le rôle de Lucrèce Borgia que je jouais depuis trois ans. Ça n’a pas été une décision facile mais elle était devenue vitale. Trois années à me faire maltraiter et manipuler à chaque représentation, à être une victime de l’inceste, une épouse violentée et une mère haïe et rejetée. Certes, ce n’était « que du théâtre » comme on dit, mais plus nous jouions et moins j’arrivais à me persuader que tout cela n’était que du jeu. Je ne peux pas dire maintenant pourquoi je n’ai pas réussi à garder cette distance, c’est indicible de toute manière, disons simplement que j’aimais cette femme et que j’avais envie de lui donner chair pour qu’elle puisse témoigner. Seulement j’ai perdu pied. À force de jouer, le trac me paralysait de plus en plus tôt. Certains matins, je me réveillais la peur au ventre, incapable de me lever, me disant que je n’y arriverais jamais, que je ne serais pas à la hauteur du rôle, du spectacle, de mes partenaires et de l’attente du public. Au fil des saisons, en sortant du théâtre après la représentation, je passais de plus en plus de temps à traîner, à boire ou à errer dans les rues jusqu’à pas d’heure pour me remettre de la violence subie, et pouvoir enfin rentrer chez moi, dans le calme et la paix. J’arrivais transi de froid et de fatigue. Au bout de trois ans, j’étais épuisé, vidé.
J’ai appris avec le temps, et le métier sans doute, à le combattre et à l’éviter, ce mauvais trac. Ce soir, je ne crois pas l’avoir, cependant quelque chose m’inquiète et j’ignore ce que c’est. Sans doute la peur de ne pas être au niveau. Au niveau de quoi ? De qui ? De mes ancêtres ? De Babou, mon arrière-grand-mère ? De tous les formidables auteurs qui ont écrit dans cette collection ? Des artistes qui ont créé les innombrables chefs-d’œuvre que je vais voir cette nuit ? Il est évident que je n’arrive pas à la cheville de tous ces gens, je ne peux donc tout de même pas avoir peur de ça ! Je ne me compare pas, et raison de plus, il faudra bien qu’il se passe quelque chose de merveilleux ce soir, sinon que vais-je bien pouvoir écrire ? Je ne suis pas écrivain, je suis comédien.
En une nuit, je dois faire advenir un événement, une rencontre, je ne sais pas, un moment, même éphémère. Une nuit seulement ! Que c’est court pour trouver matière à un livre. Mais après tout, c’est comme une soirée au théâtre, le temps d’une représentation, il peut se passer tellement de choses. Et celle-ci va durer jusqu’à l’aube en plus. Dans quelques minutes, je vais entrer en scène pour improviser une composition qui durera des heures. Je vais pouvoir m’endormir, me réveiller seul et réciter des vers dans le théâtre de ma nuit, tel le vieil acteur dans Le Chant du cygne de Tchekhov. Dans cette pièce en un acte, le vieux Svetlovidov a encore trop bu et s’est assoupi dans sa loge. En se réveillant, apeuré, oublié de tous, il rencontre Ivanytch le souffleur qui n’a nulle part ailleurs où dormir. Le comédien se met à lui déclamer les tirades des grands rôles classiques qu’il a joués autrefois, comme un magnifique chant du cygne. La légende dit que Tchekhov a écrit cette pièce en une heure cinq. Je n’espère pas faire pareil que ce génie, mais tel son acteur oublié, je vais me saouler des œuvres que je ferai tourbillonner autour de moi, de salle en salle, d’étage en étage, et je verrai bien, après tout, quels mots sortiront de cette danse. Peut-être un paradis retrouvé de poésie et de frivolité surgira-t-il de cette immersion ?
Je suis si excité ! Y aura-t-il une création en particulier qui me permettra de dialoguer avec elle et me fera me sentir moins seul dans ce musée ? Quelle œuvre m’aidera à traverser la nuit ? Vais-je être émerveillé, bouleversé par un tableau, une photographie ou une sculpture ? Une icône me fera-t-elle pleurer ? Un artiste va-t-il me comprendre à un tel point qu’une part inconnue de moi-même acceptera enfin de se découvrir ? Quel personnage ou quel paysage m’apaisera et me fera respirer avec calme ? Quels rêves vais-je bien pouvoir faire ? Le portrait de Babou me fera-t-il revivre mes délires d’enfant, ceux dans lesquels moi aussi j’étais une princesse, où je me prenais pour Sissi ou sa belle-mère, l’archiduchesse Sophie ?
J’ai joué à ces jeux tous les soirs pendant des années. Dès que la maison s’endormait, je prenais la couette de mon lit et la transformais en une grande robe à l’aide d’une ceinture bien serrée et j’arpentais ma chambre en imaginant tout un tas d’interlocuteurs. Que ce soient des scènes de bal, à me figurer entourée de courtisans, des séances du Conseil devant des ministres imaginaires, des audiences ou bien des jeux avec des enfants que je me représentais s’amusant autour de moi, je me réfugiais dans un monde parallèle où c’était moi la princesse, non pas mon arrière-grand-mère, c’était moi qui étais d’une rare beauté et d’une grande élégance et non pas ma grand-mère, moi et non pas mon père, qui étais riche et qui avais les pleins pouvoirs, moi et non ma mère, qui pouvais alterner, sans transition, une grande chaleur pleine de charme et une froideur implacable. Je n’étais plus une tapette ou une pédale dont on se moquait ou que l’on humiliait, mais une grande dame que l’on admirait. Je n’étais plus ce garçon, de toute évidence manqué, mais une femme désirée. Toutes les nuits de mon enfance, j’existais avec ces attributs que je n’avais pas le jour. La vérité était que je n’étais pas une femme, je n’étais pas titré, je n’étais pas beau et je n’avais aucun pouvoir autre que celui de mon imagination, et même elle ne faisait que m’enfermer dans des clichés à répétition. Mais toutes les nuits de mon enfance, je me réfugiais dans des déambulations incessantes, une couette de lit ceinturée autour de ma taille, à jouer une princesse bavaroise devenue l’épouse de l’empereur d’Autriche. Au fil des ans, je me souviens que ce n’était même plus d’Autriche mais de Géorgie que j’étais l’impératrice. Et mon pays ne se limitait plus au Caucase, car tel un Alexandre j’avais fait des conquêtes jusqu’à l’Indus et l’Himalaya. Ce soir, quelles conquêtes vais-je bien pouvoir faire ? Quel jeu sera le mien ? Quelle réalité vais-je transformer pour la poétiser ? Cette nuit, il ne s’agit pas de porter un masque ou de jouer un rôle. Je dois… Je ne sais pas ce que je dois. Être. Oh non pas Hamlet quand même. Eh, oh ! On se calme là ! Alors : faire. Mais faire quoi ? Laisser faire, me laisser faire, oui sûrement, j’en reviens toujours là… Bon allons-y, on verra bien.
Guillaume Gallienne