samedi 27 juin 2020

*Nous n'héritons pas de la terre


"Nous n'héritons pas de la terre de nos parents,
nous l'empruntons à nos enfants"

Antoine  de Saint-Exupéry




Doux week-end à chacune chacun d'entre vous.


Den

 

 

mercredi 17 juin 2020

*Je cherche une adresse

 

 

vendredi 5 juin 2020
par Augustin Trapenard
France Inter

lettre d'intérieur

 

"Un jour on va mourir. On ne se sera jamais reparlé. Je pense qu’on a des choses à se dire."- Christine Angot

 

Christine Angot est écrivain. Dans cette lettre elle lance un appel bouleversant à son demi-frère. Un frère perdu de vue, dont elle ne connait ni l'adresse, ni le numéro de téléphone. Un frère qu'elle aimerait revoir. 


"Je voulais que tu saches que depuis des années je cherche une adresse, ou un numéro où te joindre. J’aimerais te voir." : Christine Angot cherche à retrouver son frère
 
"Je voulais que tu saches que depuis des années je cherche une adresse, ou un numéro où te joindre. J’aimerais te voir." : Christine Angot cherche à retrouver son frère © Getty / 
 
 
Paris, le 3 juin 2020

Cher Philippe,

On m’a dit que tu habitais toujours à Strasbourg. Tu es mon demi-frère. Nous avons le même père. J’avais vingt-huit ans quand je t’ai rencontré. Tu devais en avoir vingt-deux. On s’est croisé quelques fois. On s’est raté. L’inceste que j’ai subi de treize à seize ans est le motif principal de ce ratage.

Mon père, qui est aussi le tien, et que j’ai rencontré l’année de mes treize ans comme tu le sais, ne souhaitait pas que je vous rencontre quand vous étiez petits. La première chose que j’ai demandé à mon père, à treize ans quand j’ai fait sa connaissance, malheureusement huit jours après il s’est permis de m’embrasser sur la bouche, et de me dire que son sexe était dur quand il me parlait au téléphone, mais la phrase que je lui ai dite le plus souvent, c’est : quand est-ce que je pourrais rencontrer tes enfants ? Vous ne connaissiez pas mon existence. Ta mère et lui ont eu peur que ça vous perturbe et que ça perturbe vos études. Ils ont attendu que vous passiez le bac.

Philippe, je ne veux pas raconter toute l’histoire, c’est pour que les gens qui nous écoutent comprennent. Ce que je veux te dire à toi, c’est que je regrette qu’on se soit raté. Je sais que tu as été désireux d’avoir des liens avec moi, tu as essayé, tu es venu me voir à Nice et je ne t’ai pas répondu, je sais qu’on s’est croisé une fois à Paris et que ça s’est mal passé. Je sais tout ça.

Ensuite, quand mon père est mort, notre père, tu n’avais pas ma nouvelle adresse, j’habitais Montpellier, tu as téléphoné à Paris chez mon éditeur. Je t’ai rappelé. Tu m’as dit qu’il était mort le matin. Je ne le voyais plus déjà depuis longtemps. Cette année-là, justement, je publiais mon livre, L’Inceste. Je veux te remercier de m’avoir appelée ce jour-là. Tu m’as proposé de venir à l’enterrement, je regrette de ne pas être venue. Je n’avais pas la force d’y aller seule. Et je n’ai trouvé personne pour m’accompagner. Je t’ai donné mon numéro de téléphone. Tu m’as rappelée le soir à mon hôtel. Tu avais envie qu’on se revoie. J’étais d’accord. Mais j’ai ajouté que c’était compliqué parce que j’avais quand même vécu des choses très graves avec mon père qui est aussi le tien. Et là, tu m’as dit quelque chose que je n’ai pas pu supporter. « Toi, tu dis ça. Mais lui, il disait que c’était faux. » J’ai répondu : « Si tu penses ça, on ne pourra pas se voir Philippe. »

Maintenant, le temps a passé. J’espère que tu vas bien. Je voulais que tu saches que depuis des années je cherche une adresse, ou un numéro où te joindre. J’aimerais te voir. Une amie journaliste a même fait des recherches. Récemment, je suis allée à Strasbourg à l’invitation du TNS. Dans les rues, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que j’allais peut-être te croiser. Un grand jeune homme blond. Je ne sais pas quel est ton visage d’adulte.

Un jour on va mourir. On ne se sera jamais reparlé. Je pense qu’on a des choses à se dire. Tu es mon frère.

Je t’embrasse,


Christine

 

mardi 9 juin 2020

*L’âme et l’ancolie





Textes, poèmes,et lettres d’intérieur d’auditeurs (semaine 9)


Merci pour ce très bel instant quotidien que nous offrent les lettres d’intérieur depuis le début du confinement. C’est une jolie manière de prendre de la hauteur dans ces temps difficiles




ancolie


"L’âme et l’ancolie 

L’ancolie : Est-ce que les fleurs ont une âme ? 

L’âme : Est-ce que les âmes ont des fleurs ? 

L’ancolie : Des fleurs ? Les âmes ? J’ai entendu parler d’âmes en pleurs, en leurres, en fêlures, alors pourquoi pas en fleurs ma foi ? 

L’âme : Ma foi si c’est une question de foi, et puisque les fleurs ont un cœur, alors pourquoi n’auraient-elles pas d’âme ? 

L’ancolie : Dire pourquoi n’en auraient-elles pas n’est pas dire si elles en ont. 

L’âme : Oui mais c’est déjà quelque chose que de poser la question. 

L’ancolie : Poser une question n’est pas apporter une réponse. 

… On ne pose de questions qu’à des réponses … 

L’ancolie : Qui intervient ainsi dans notre conversation ? 

L’âme : Quelqu’un qui dit quelque chose 

L’ancolie : Qui dit quoi ? 

L’âme : Là, quand tu parles, quoi que tu dises tu dis quelque chose. 

L’ancolie : Même si on ne sait pas quoi ? 

L’âme : On sait toujours même si c’est autre chose que ce que l’on croit savoir. 

L’ancolie : Alors on ne peut jamais savoir si on se comprend ? 

L’âme : On se comprend puisqu’on se parle et se répond. 

L’ancolie : Oui mais si je dis bleu et que tu comprends blanc, on croira se parler quand ce ne sera que du vent. 

L’âme : Ne prends donc pas à la légère les murmures du vent. 

L’ancolie : Tes mots sont jolis mais ils ne sont pas clairs. 

L’âme : Sont-ils sombres ? 

L’ancolie : Non mais tu joues là, quand moi je cherche. 

L’âme : Tu cherches quoi ? 

L’ancolie : Si les fleurs ont une âme, si les âmes ont des fleurs, ce que raconte le vent quand il murmure dans les feuillages. 

L’âme : Si les fleurs sont du vent jeté à nos regards, si le vent a une âme quand il rompt les amarres des navires au repos, si les âmes fleurissent sous l’écho d’un sourire… 

L’ancolie : Oui, tout cela et bien d’autres choses encore… est-ce sans importance ? Que disent les mots qu’on dit de ce que l’on veut dire ? Ont-ils une réalité en dehors de toi, au delà de moi ? 

L’âme : Les mots ne prennent vie que lorsqu’on les prononce. 

L’ancolie : Alors ils n’ont de sens que celui que leur donne celui qui les énonce ? 

L’âme : Non. Ils ont aussi le sens qui convoque celui qui les reçoit. 

L’ancolie : Tu tournes âme, tu brodes, tu voltiges sur les mots. 

L’âme : Je tourne, je voltige tout autour de ta tige fleur, j’erre tout comme toi dans l’air du temps, un petit air de rien du tout dans une des ères de la Terre. 

L’ancolie : L’âme erre ? 

L’âme : Elle ne fait que cela, sur la Terre du moins. 

L’ancolie : Et sur le ciel du plus que fait-elle alors ? 

L’âme : A l’or ? Elle ne fait rien. Sur le ciel du plus l’or est comme l’air, juste un souffle d’ambre dans le collier des ancolies. 

L’ancolie : Juste des lamelles en colis ? 

L’âme : Juste une peau éthique. 

L’ancolie : Juste un désordre de mots ? 

L’âme : Juste des mots-quête 

L’ancolie : Juste des mots que rit le vent ? 

L’âme : Juste une légère brise qui traverse les murs-murs.

L’ancolie : Les murs humains ? 

L’âme : Les murs de l’entendement. 

L’ancolie : Ainsi tu dis âme que les mots soufflent un air qui traverse les murs ? 

L’âme : Oui. 

L’ancolie : Que la parole dit de soi bien plus qu’on ne le croit ? 

L’âme : Oui. 

L’ancolie : Que les mots, toujours, dépassent les pensées ? 

L’âme : Ils les pansent. 

L’ancolie : Ils les blessent aussi. 

L’âme : C’est vrai. 

L’ancolie : Les embrouillent, les emmurent, les divisent, les éclatent. 

L’âme : C’est vrai. 

L’ancolie : Des éclats de pensée ça se fiche dans le cœur. 

L’âme : Dans l’âme aussi tu sais. 

L’ancolie : Alors comment on sait ? 

L’âme : Comment on sait quoi fleur ? 

L’ancolie : Vers quels mots se tourner ? 

L’âme : Je vais te confier un secret. 

L’ancolie : Un secret d’âme ?
L’âme : Non un secret de fleur que les âmes apaisées ont saisi. 

L’ancolie : Un secret de fleur ? Je ne connais nul secret que tu ne saches. Je ne suis qu’une fleur enracinée à la terre qui m’a faite, et si je brille quelques heures c’est juste pour offrir mon cœur aux papillons, aux colibris, et puis je meurs. Je puise dans la terre de quoi étancher ma soif, je m’ouvre au soleil qui me réchauffe et me fait belle, alors les papillons viennent se nourrir de ma sève et tout est dit sur ma vie d’ancolie. 

L’âme : Et voilà, je le savais ! 

L’ancolie : Tu savais quoi ? 

L’âme : Que tu savais. L’ancolie :
je sais quoi ? 

L’âme : Que tu le connaissais le secret. 

L’ancolie : Quel secret ? 

L’âme : Celui que tu viens d’énoncer. 

L’ancolie : Boire la pluie et se tourner vers le soleil c’est un secret ça ? 

L’âme : Oui. C’est même le plus grand des secrets, le mieux gardé. Tout le monde le sait et personne ne le connaît. 

L’ancolie : ????? 

L’âme : Tu te tournes des racines aux pétales vers ce qui te fait belle, tu prends ce dont tu as besoin et tu le restitue en sucs, en miel, au peuple du ciel. Que veux-tu de plus ? Que peut-on espérer de plus ?
L’ancolie : Alors c’est ce que font aussi les âmes apaisées ? 

L’âme : Je crois, oui. 

L’ancolie : Prendre et restituer ? 

L’âme : Se tourner vers ce qui leur fait du bien, et le restituer, oui. 

L’ancolie : Mais je le fais sans y penser. 

L’âme : Tu as bien de la chance fleur, ton instinct te rend sage. Les pensées sont si encombrantes parfois ! Si tu savais toute l’énergie dépensée dans les pensées empesées ! On se fait du mal tant on a envie de se faire du bien. L’ancolie : Ainsi donc le problème des âmes c’est la pensée ? 

L’âme : Oui. 

L’ancolie : Mais une âme qui ne penserait pas ne pourrait plus porter le nom d’âme. 

L’âme : C’est effectivement là tout le problème. 

L’ancolie : Alors les âmes devraient apprendre à cesser de penser ? 

L’âme : Peut-être, oui, en effet.

L’ancolie : Et c’est si difficile que cela ? 

L’âme : Si tu savais fleur ! 

L’ancolie : Es-tu une âme apaisée ? 

L’âme : Et non fleur, je ne suis qu’une âme qui cherche. 

L’ancolie : Qui cherche quoi ? 

L’âme : ……………. 

L’ancolie : Âme ?"

vendredi 5 juin 2020

Pour C.

mercredi 3 juin 2020
par Augustin Trapenard
France Inter

Lettre d'Intérieur

"Tu disparaissais pour aller là. Là où est ta vie, là où tu es et d’où il ne faut pas te sortir." - Enki Bilal

 




Enki Bilal est né à Belgrade. Il est auteur de bandes dessinées. Dans cette lettre adressée à Christophe, il retrace l'histoire de leur amitié, et rend hommage à un homme passé maître dans l'art de disparaître. Il nous a confié quelques dessins projetés lors d'une série de concerts de Christophe à la salle Pleyel.



Dessins projetés lors d'une série de concerts de Christophe à la salle Pleyel
 
Dessins projetés lors d'une série de concerts de Christophe à la salle Pleyel © Enki Bilal
Paris, le 2 juin 2020

Cher C.

Il y a erreur. Ça n’aurait jamais dû se passer comme ça.

Celui qui t’a déconnecté est indigne.

Nous nous connaissions depuis longtemps, et de loin. Moi, j’aimais tes chansons et ta musique, toi, mes dessins… de femmes surtout, les dessins…

Nous nous rencontrons pour la première fois à Deauville. Nous sommes tous les deux membres du jury du Festival du Cinéma Américain… Nous regardons des films, et à la sortie de chaque séance je vois dans tes yeux bleus une lumière qui se passe de mots, et qui t’emmène ailleurs, un endroit où on est heureux. Toi, en tout cas…

Tu apparais et tu disparais. C’est comme ça que tu… m’apparais et me disparais.

Un soir, au moment du bar finissant, des notes sorties d’un piano…

Nous sommes quelques-uns à être restés. Nous t’entourons. Ce qui me frappe, et là je te découvre et, je pense, te comprends pour de bon, c’est la manière dont tu fais corps avec le piano. Un piano que tu ne connais pas. Les pianos sont comme les chevaux, on peut les dompter ?  Celui-là ne résiste pas, bien qu’il paraisse grand pour toi, et toi, petit pour lui. Vous ne faites qu’un. Les chansons anciennes et nouvelles nous sont confiées dans une respiration qui vous est commune… Mode unplugged, avec élégance et pudeur.

À un moment, ta voix qu’on entend peu hors musique, lâche un mot : poker !

Et nous voici à quatre, dans ta chambre. Nous-mêmes, disparus sans nous en rendre compte, et réapparus avec toi, là, autour d’une table improvisée et des verres.

Ton art de la disparition-réapparition nous aurait contaminés ?

Plus tard, quelques années, nous nous retrouvons. Tu me disais "grand dessinateur" et j’étais flatté.  Ce jour-là, tu me dis « grand joueur de poker ». Cette mémoire affective, déformeuse de vérité, me touche bien plus.

Plus tard encore, notre chemin, à ta demande, deviendra commun pour un temps : une série de concerts Salle Pleyel. Quelques-unes de mes femmes dessinées t’entourent discrètement, projetées ici et là sur la scène.

Le soir, tard, la nuit, chez toi, ce fameux chez toi, je découvre et comprends enfin ta démesure. Tu es connecté à une machinerie musicale électro-indicible, un vaisseau imprenable qui fend le boulevard Montparnasse. Quelque chose qui est une part de toi. Une partie même, et grande. C’est vers ça que ton regard filait à la sortie des séances de Deauville.

Tu disparaissais pour aller là. Là où est ta vie, là où tu es, et d’où il ne faut pas te sortir.

Cher Christophe, celui qui t’a déconnecté de ton vaisseau imprenable est indigne.

Mais je sais, et lui pas. Tu disparais, et tu réapparais…


Enki Bilal

Musique

  • Christophe - Daisy



Dessins créé pour une série de concerts de Christophe à la salle Pleyel.
 
Dessins créé pour une série de concerts de Christophe à la salle Pleyel. / Enki Bilal

 

"Cher Christophe, celui qui t’a déconnecté de ton vaisseau imprenable es...


jeudi 4 juin 2020

Beethoven : Sonate n° 14 en ut dièse mineur op. 27 n° 2 "Quasi una fanta...


*Monsieur Beethoven

mardi 2 juin 2020
par Augustin Trapenard
France Inter

Lettre d'Intérieur

"Sans musique, la vie serait une erreur, une fatigue, un exil..." - Erik Orsenna

 


Erik Orsenna est écrivain, membre de l'Académie française. Dans cette lettre adressée à Beethoven, à l'occasion du 250e anniversaire de sa naissance, Erik Orsenna remercie le compositeur du bonheur qu'il procure à l'humanité.

Portrait de Ludwig Van Beethoven, par Karl Joseph Stieler, au XlXe siècle (Collection privée)
Portrait de Ludwig Van Beethoven, par Karl Joseph Stieler, au XlXe siècle (Collection privée) © AFP / Leemage
Paris, le 1er juin

Monsieur Beethoven,

Veuillez accepter nos excuses les plus sincères et les plus désolées.
En d’autres circonstances, croyez bien que, dès le premier janvier, nous vous aurions, sur tous les tons et de toutes les manières et dans toutes les langues du monde, exprimé notre gratitude.

Car deux siècles et demi se sont juste écoulés depuis votre naissance !

Et depuis deux cent trente ans, ce vaisseau spatial qu’on appelle la planète Terre écoute votre musique.
Alors, oublions ce matin le sournois petit virus qui, jaloux, vous a volé la vedette.

D’ailleurs, rien n’est meilleur pour la santé que remercier.

Il était une fois, dans une petite ville le long du Rhin, une famille venue de Flandre, il était une fois un Ludwig, perdu entre un père humilié et une mère malade.

Il était une fois la musique, un royaume, comme vous savez, et aussi un navire, pour avancer.

En cette fin de XVIIIe siècle, la liberté s’invente, les peuples s’éveillent, la fraternité semble possible.
Votre vie commence, elle ne va cesser de monter, d’œuvre en œuvre, malgré les drames, sans jamais lâcher l’espérance, jusqu’à la symphonie finale, qui conduit à la Joie.

Sans musique, a dit Nietzsche, la vie serait une erreur. Il ne s’en est pas tenu là. Sans musique, la vie serait une erreur, une fatigue, un exil.

Grâce à vous, notre vie échappe, autant qu’elle peut, et même par temps de virus, oui, elle échappe à ces trois malédictions.

Merci.

Permettez-moi ce matin, au nom de tous ceux qui vous aiment, permettez-moi de prendre dans mes bras, cette tête que nous connaissons tous, cette tête de génie, cette tête de Beethoven, cette tête échevelée, trop grosse et plutôt effrayante, permettez-moi de raconter qu’elle chauffait, oui, elle chauffait trop, cette tête, lorsque la musique bouillonnait en elle. Alors, pour la refroidir, vous aviez pris l’habitude de renverser sur elle un seau d’eau glacée. Et bien sûr, le voisin du dessous courait se plaindre au propriétaire, de fuites qui gâtaient son plafond. Voilà pourquoi, à cause de votre tête, de votre tête trop pleine de musique, de votre tête que j’embrasse, voilà pourquoi vous avez si souvent déménagé dans Vienne.

Car précaire fut votre vie, malgré la gloire.

L’art est permanent, mais tous les artistes des intermittents.

N’oublions jamais, jamais la fragilité dont ils paient le bonheur qu’ils nous donnent.

Erik Orsenna

Musique

Beethoven - Sonate pour piano n 14

 

mardi 2 juin 2020

*Il suffit d'un lecteur !

vendredi 29 mai 2020
par Augustin Trapenard
France Inter

Lettre d'Intérieur


"Il suffit d’un lecteur, d’un seul, pour qu’un livre se relève d’entre les morts" - Claro

 

Claro est écrivain et traducteur. Dans cette lettre adressée à son prochain livre, il interroge l'acte d'écrire, célèbre la magie de la phrase ainsi que le pouvoir, parfois terrifiant, du langage.



Des livres anciens trônent dans une bibliothèque
 
Des livres anciens trônent dans une bibliothèque © Getty / Juan Jacobo Zanella Gonzalez
 



Lamothe-en-Blaisy, le 28 mai 2020
Au livre à venir,
A écrire une lettre, je me casserai je crois les ongles, car une lettre n’est-ce pas se veut envol, décochée la voilà qui file, fend l’air mental, l’air géographique, c’est bel et bien une adresse, au sens rhétorique, et qui profitant des vents intimes de la pensée est adressée à quelqu’un, au sens physique, un autre qui a pareillement une adresse, ainsi l’adresse va à l’adresse, la bonne adresse, et pour cela il faut dit-on aussi s’armer d’un soupçon de grâce, il faut cette qualité que désigne également le mot adresse, il faut à tout le moins être adroit si l’on veut que la flèche de la lettre atteigne sa cible, si l’on veut qu’elle ne la manque ni ne la déchire – hélas, mon travail à moi est tout entier acquis à la maladresse, la mauvaise adresse, c’est mon pain quotidien, mon charbon comestible, et quand j’écris je sais que je ne m’adresse pas, je sais il n’y a pas de point de chute, pas de chute à l’extrémité du trajet entrepris par le texte, pas de destinataire caché dans les herbes, je n’écris pas pour, je n’écris pas à, je ne suis même pas sûr que c’est un « je » qui écrit, ou plutôt je suis sûr que je ne veux pas d’un « je » entre ce qui me jette dans l’écriture et ce que j’écris, je préfère imaginer que la phrase fait son travail de phrase, sourde et lente, qu’elle rampe à son rythme et n’espère rien en contrepartie, qu’elle veille juste à conserver une infime longueur d’avance sur la mort, mais ça n’a rien de morbide, c’est juste une forme de magie ordinaire, de magie bête et têtue, je pense ici à ce qu’a écrit Franck Venaille dans Chaos : « Je ne souhaite exprimer rien d’autre que cela : avoir éprouvé la peur du langage » ; je pense aussi à que ce dit Dominique Fourcade dans ce livre intitulé magdaléniennement qui vient de paraître aux éditions P.O.L :  
Voulez-vous être les ongles qui poussent aux mains cérébralement mortes et qu’on chante ensemble ;
Fourcade, dans le même livre, nous dit aussi : 
En vérité si, non sans nausée, je regarde en arrière, il me semble que je n’étais pas là quand mes livres sont arrivés.
Voilà. Quand j’écris, je n’y suis pour personne, à la lettre je suis absent, tout entier absent, passé passant dans autre chose, tout autre chose, je suis au mieux le vide agacé qui secoue la matière de mon livre – en ces temps où l’isolement est la dernière chose à pouvoir nous rapprocher, il se trouve qu’un de mes livres s’est retrouvé en cale sèche, hors de portée des mains et des yeux, confiné lui aussi : la belle affaire ! vivra-t-il vivra-t-il pas ? Si j’en avais le souci à quoi bon me servirait la peur du langage ? Ce n’est qu’un livre, un enfant perdu de plus dans cette étrange forêt que conchient jour et nuit des bûcherons aveugles, un simple organe de papier qu’un rien toutefois peut réanimer à sa guise, puisqu’il suffit d’un lecteur d’un seul pour qu’un livre se relève d’entre les morts, il existe en librairie ce qu’on appelle un « rayon poésie » : miel et soleil réunis.
Longue vie aux abeilles
Claro

 

 

lundi 1 juin 2020

*Tu n'es pas loin.....

lundi 1 juin 2020
par Augustin Trapenard
France Inter

Lettre d'Intérieur


"Je sens que tu n’es pas loin... Tu n’es pas mort : tu dors enfin..." - Nicolas Bedos

 

Nicolas Bedos est comédien, scénariste et réalisateur. Dans cette lettre, il dit adieu à son père, Guy Bedos, disparu le 28 mai dernier. 



Guy Bedos et son fils Nicolas, sur scène pour "Sortie de scène" au Théâtre Hébertot en 2005
 
 
Guy Bedos et son fils Nicolas, sur scène pour "Sortie de scène" au Théâtre Hébertot en 2005 © AFP / VICTOR TONELLI / Hans Lucas / Hans Lucas

Paris, le 31 mai 2020,

Papa,


Une dernière nuit près de toi. Des bougies, un peu de whisky, ta main si fine et féminine qui sert la mienne jusqu’au p’tit jour du dernier jour. Ton regard enfantin qui désarme un peu plus le gamin que j’redeviens. Au-dessus de ton lit, un bordel de photos, de Jean-Loup Dabadie à Gisèle Halimi, de Desproges à Camus en passant par Guitry. Ça ne votait pas pareil, ça ne priait pas les mêmes fantômes, mais vous marchiez groupés dans le sens de l’humour et de l’amour.

Au bout de tes jambes qui ne marchent plus, tes chats – sereins, comme des gardiens. Sur la table de nuit, un fond de verre de Coca, ultime lien entre ce monde et toi, quelques gorgées de force qui te permettent, du fin fond de ta faiblesse, de nous lancer des gestes d’une élégance et d’une tendresse insolentes. Fâché de ne plus pouvoir parler, tu envoies des baisers muets à ta femme adorée, à ta fille bien aimée, à la fenêtre sur l’Île Saint Louis, au soleil que tu fuis. Des gestes silencieux qui font un boucan merveilleux dans nos yeux malheureux. Tu auras mélangé les vacheries et l’amour jusqu’au baisser de rideau. Les « foutez l’camp » et les « je t’aime ». Caresses et gifles, jusqu’au bout.

Incorrigible Cabotin, tu avais bien prévu ton coup : dans ton dernier morceau d’ mémoire, tu avais mis des « vous êtes beaux, je suis heureux, j’ai de la chance. C’est ta mère, là, devant moi ? C’est ma femme ? Oh Tant mieux ! ».

On va t’emmener, maintenant, dans ton costume de scène. Celui des sketches et des revues de presse, des télés et des radios, celui qui arpenta la France, en long en large et en travers de la gorge de certains maires. J’ai dénoué ta cravate noire. On va t’emmener où tu voulais, c’est toi qui dictes le programme, c’est toi qui conduis sans permis. D’abord à l’église Saint Germain, tu n’étais pas très pote avec les religions, mais les églises, ça t’emballait. Tu disais « Faudrait qu’on puisse les louer pour des spectacles de music-hall, des projections de films, des concerts de poésies ». Il y aura des athées, plein d’arabes et plein de juifs. Ça aurait consterné ta mère, tu aurais bien aimé que ta mère soit fâchée. Puis on t’envole en Corse, dans ce village qui te rendait un peu ta Méditerranée d’Alger. On va chanter avec Izia et les Tao, du Higelin, du Trenet, du Dabadie et Nougaro. On va t’faire des violons, du mélodrame a capella : faut pas mégoter son chagrin, à la sortie d’un comédien. Faut se lâcher sur les bravos et occuper chaque strapontin. C’est leur magot, c’est ton butin. D’autant que je sens que tu n’es pas loin... Tu n’es pas mort : tu dors enfin.


Nicolas Bedos