mercredi 1 juillet 2020

*On a poussé les meubles



La commode aux tiroirs de couleurs par Ruiz



à mes parents, mon frère
et toute ma famille.

A Nino.




Se taire et brûler de l'intérieur est la pire 
des punitions qu'on puisse s'infliger.

Federico Garcia Lorca


Le déracinement pour l'être humain 
est une frustration qui d'une manière
ou d'une autre modifie la clarté de son âme.

Pablo Neruda.



Prologue


On a poussé les meubles et dansé toute la nuit dans un bain de larmes avec Papi, ça nous a fait du bien. Ma fille Nina s'est réveillée et s'y est mise aussi. On avait déjà réussi à lui refiler le virus.
Je n'avais pas envie de laisser Papi ce midi. Il n'a plus rien, lui, maintenant que ma grand-mère est partie.

J'arrive à pied en haut de la Butte, haletante, mon sac  sous un bras et ma fille endormie dans l'autre.
Epuisée par mon chagrin, j'ai soudain la sensation d'être ma grand-mère quatre-vingts ans plus tôt, gravissant les Pyrénées. Grelottante. Perdue. Amputée. Elle de sa terre. Moi de sa présence désormais.

Tant de gens sont venus saluer sa mémoire, ni mon grand-père ni moi ne connaissions la moitié de l'assistance. Elle a dû en emporter des secrets  dans sa tombe, la canaille....Nous nous sommes sentis plus fiers encore d'avoir occupé les deux premières places dans son coeur.

J'ai mal aux jambes. Le Sacré-Coeur semble encore avoir pris un ou deux étages, comme les soirs où je rentre trop saoule. Je m'arrête. Plus que six mètres. Plus qu'à s'y mettre, comme disait l'Abuela.

J'ouvre la porte de mon appartement, allume la lumière, et elle est là. La commode. Chez moi. Au milieu du salon. Et de la cuisine d'ailleurs. Elle sera restée magique même après son départ, ma grand-mère. Cette pensée me fait sourire. Et pleurer. Puis réaliser. Que vais-je faire de cette foutue commode ? Trente mètres carrés, c'est confortable pour Nina et moi. Mais trente mètres carrés à partager avec la commode, ça va devenir compliqué.


Quand l'énigmatique objet de notre convoitise est arrivé dans la maison de ma grand-mère, j'avais quatre ans. Cet évènement est si frais dans ma tête que j'ai l'impression qu'il date d'il y a moins d'une heure. Avec mes cousins, on s'est enfiévrés mille fois en tentant de fourrer le nez dans une commode, attirés comme des aimants à  bétises  par l'arc-en-ciel de tiroirs, les petites clefs sur chacun d'eux qui suppliaient d'être tournées, le métal doré qui renforçait les angles pour nous les rendre plus inaccessibles encore. Mais à chaque fois notre mamie a poussé un de ces cris suraigus radicalement dissuasifs dont elle seule avait le secret. Et nous, nous avons pris la poudre d'escampette en moins de temps qu'il n'en faut pour cligner des yeux. Ces essais loupés finissaient souvent par de grands conciliabules familiaux durant lesquels notre jeune génération imaginait une mamiethologie invraisemblable.

- Et si le tiroir jaune contenait une photo de moi et de ma soeur siamoise, qui, elle, serait morte le jour de l'opération pour nous séparer ?
ça expliquerait ma cicatrice sur le crâne....

Mon petit cousin Maxime avait sa thérorie sur le tiroir bleu :

- Je crois que le secret que l'Abuela cache là-dedans, c'est que je suis le frère de notre cousin Yannick.
ça me travaille. Je lui ressemble beaucoup plus qu'à toi. Comme Maman a eu des complications le jour de ta naissance, elle a dû devenir stérile et on m'a offert à elle pour la consoler.

Mais nos questions sur la commode demeuraient sans réponses. Enfant, je jouais de ma position de favorite pour que l'Abuela me dévoile le précieux trésor. Elle m'appelait si fièrement "mon tournesol". Mais rien n'y faisait. Ma grand-mère, depuis toujours, c'est elle qui décide, elle qui nous mate. Elle est comme sa cuisine, d'abord elle te tente irrésistiblement, te surprpend, puis te violente de son tempérament épicé. Quand le repas est terminé pourtant, c'est une saveur suave qui te reste dans la bouche, rassurante  parce qu'elle te donne l'impression d'être aimé passionnément.

J'ai tellement attendu ce moment que je risque de mourir après l'avoir vécu. Enfin, après tant d'années d'impatience domptée, je vais savoir pourquoi elle s'emballait à  ce point pour cacher le secret que renfermaient ces dix tiroirs. Ma grand-mère les nommait ses renferme-mémoire.

J'ai couché ma fille. Elle lui ressemble tellement. J'espère que je serai une aussi bonne maman qu'elle le fut pour moi. J'ai mis un vinyle d'Ennio Morricone. Abuela. Personne ne l'a jamais appelée autrement. Avec ses yeux noirs et sa peau tannée, ça lui allait bien l'Abuela. Il Padrino. L'Abuela. Dans ma famille, de toute façon, de mère en fille on appelle sa grand-mère "Abuela".

Pour aller me faire un thé, je suis passée devant la commode. Les larmes et le sourire se sont brutalement invités sur mon visage, comme deux convives mal assortis. Sentant le moment au bout de ma main, j'ai huit ans et une palette d'émotions allant de l'envie fiévreuse à la conscience déjà nostalgique qu'une grande page va se tourner. ça pétarade en moi comme le moteur d'une Harley. Je me reprends. C'est vraiment tout ce qu'elle déteste, la sensibilité. Je ne l'ai jamais vue pleurer, et je savais qu'elle m'aimait forte, indéboulonnable, comme elle. Ce que j'étais. Presque. Ce que j'aurais aimé être.

Dans cette famille, nous parlions beaucoup, à pleine voix, et surtout pour ne rien se dire. La seule fois, et surtout pour ne rien se dire. La seule fois où elle a réagi à un de mes je t'aime, elle a répondu : "Nous aussi on t'aime bien." Je n'ai jamais cessé de le lui dire pour autant. J'ai même fini par aimer ça, le dire à sens unique. A chaque seconde son amour pour moi transpirait par tous ses pores. Pas besoin de mots. Ni de gestes tendres. Ou alors elle les offrait au chien, qu'elle caressait en me regardant. Lui, il me les rendait volontiers dans la foulée, ces câlins.

L'énorme commode en chêne massif abrite dix tiroirs. Trois rangées de trois, pas parfaitement alignés, et un petit rose en dessous, seul. Ma fascination pour l'interdit n'a pas diminué avec les années, j'ai l'impression que je vais  mettre ma main dans le feu. Je guette le dixième tiroir, le plus petit, celui qui n'a rien à faire là. Le plus mystérieux.

Ma main perd ses moyens, s'agrippe à sa clef. J'ai le vertige de savoir ce que je vais découvrir. Je l'ouvre lentement, savourant chaque seconde avant que le voile ne soit définitivement levé.

Ce tiroir est bien rempli, je le sens du bout de mes doigts moites et tremblants. Du collier de macaronis au cendrier en pâte à sel, mes plus grandes oeuvres s'y trouvent. Elle a gardé absolument tout ce que j'ai confectionné pour elle. Un festival d'horreurs conservé tels des trésors.
Les souvenirs resurgissent. Je m'éloigne et fais les cent pas. Comme si je n'étais pas encore prête à entamer le grand voyage. Le tiroir rose en dira  peut-être assez pour le moment.

J'en sors une photo de mes cousins et moi devant le mobile home que louaient Papi e l'Abuela chaque été au camping de Narbonne-Plage. Nos sourires coquins et la joie de vivre qui émane de nos visages rafraîchissent le papier délavé. Nous étions heureux. Dormir tête-bêche à six dans le lit des grands-parents, avec eux bien sûr, ne nous posait aucun problème. Au contraire, quand l'un  de nous était trop grand et devait passer au lit de camp pour laisser sa place à un plus jeune, c'était le drame.  L'Abuela et Papi étaient toute notre vie.
Toute la mienne surtout. Je me sentais à l'abri auprès d'eux lorsque j'étais enfant. J'espère qu'à mon tour j'ai réussi à leur procurer cette sensation quand les années les ont fragilisés.

L'Abuela a été le ciment de notre famille. Certains diraient que nous couler tous ensemble dans un bloc de béton au café de Marseillette n'était pas un cadeau à nous faire. L'Abuela de toute façon, si elle a décidé que quelque chose est bon pour toi, tu n'as aucune marge de manoeuvre. Autant se faire une raison.

Je reluque la commode du coin de l'oeil.
J'aperçois une enveloppe au fond du tiroir rose, je reconnais l'écriture appliquée de ma grand-mère. Et s'il y en avait d'autres ? je commence à comprendre....

Il va falloir y aller maintenant : attaquer par le premier tiroir, quitte à ne plus lâcher jusqu'au petit matin. J'ai retourné le vinyle de Morricone.
Je me suis assise devant la commode aux tiroirs de couleurs.

A nous deux maintenant Abuela. Surprends-moi. Encore.

Olivia Ruiz

La commode aux tiroirs de couleurs.

Roman

JC Lattès


*****

Je profite de vous souhaiter de douces vacances, belles comme vous les aimerez....à l'ombre ou au soleil, profitez au maximum les uns des autres.... guettez chaque souffle de la nature qui traduit la verdeur, qui réveille les chants, chaque senteur fleurie,......vivez vos rêves chaque jour intensément  ...

Prenez bien soin de vous.

 
Je ne vous oublie pas.
Je passerai vous lire de temps en temps tresser vos rimes, vos bulles souriantes, vos cordes harmonieuses...

A bientôt.

Je vous embrasse  .
Den





8 commentaires:

  1. Je l'ai entendue lors d'une interview et ce qu'elle disait était très touchant.
    Bonnes vacances !

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  2. Agréable à entendre, agréable à lire... tous les jours quelques pages.
    Plaisant.

    "Un roman vibrant et lumineux sur l'exil. L'écriture toute en finesse d'Olivia Ruiz nous plonge dans l'histoire des quatre cent mille réfugiés espagnols qui ont fui la guerre civile à travers la vie de Rita et de ses deux soeurs. La difficulté de s'adapter, le manque du pays, de cette vie qui n'est plus". Et plein d'autres choses personnelles ....
    Un étonnement aimable et gracieux à la fois savoureux et émouvant !

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  3. Superbe texte. J'aime. Je savoure………….Et saupoudre de bisous!

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    1. Suis en pleine lecture et j'aime aussi ses mots son histoire ....
      Merci ma chère Anne.
      Bonne continuation, et un doux été, si tu peux !!
      bisous.
      Den

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  4. Réponses
    1. Je te comprends Marie... je suis en train de le lire et je me régale. Très agréablement rédigé.... une découverte aussi. Roman intelligemment écrit !
      douce journée.

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  5. J'ai très envie de lire ce livre, merci pour les extraits Den

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    1. Tu ne seras pas déçue ! très agréable... un livre sur l'exil, les secrets de famille, la passion amoureuse, sa découverte...la liberté d'exister en se taisant,le déracinement.... la guerre d'Espagne. Un devoir de mémoire, la force des images, et des mots...

      un roman avec certains éléments autobiographiques.

      Joli !

      Un premier livre, mais a écrit également l'oiseau piment. A découvrir aussi...

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Par Den :
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