dimanche 31 mai 2020

*Adesias Michel,

mardi 19 mai 2020
par Augustin Trapenard
France Inter

Lettre d'Intérieur


"Michel a fait sa grande valise et nos baisers volent vers ses lèvres endormies..." - Emmanuelle Béart

Emmanuelle Béart est comédienne. Dans cette lettre adressée au comédien Michel Piccoli, dont la disparition vient d'être annoncée, elle dit adieu à un monstre sacré du cinéma, qui fut son partenaire de jeu dans "La Belle Noiseuse" de Jacques Rivette.

Michel Piccoli dans "Benjamin ou les memoires d un puceau" (1968, réal : Michel Deville)
 
Michel Piccoli dans "Benjamin ou les memoires d un puceau" (1968, réal : Michel Deville) © AFP / Marianne Productions / Parc Film Marianne Productions / Parc Film / Collection C
Avignon, le 18 mai 2020

Ce soir nous ne sommes pas septembre – et j’ai froid en ce doux jour de mai.

S’il faut que tu partes ô pars, mon ami – du jour où l’on vient le départ est promis.

Michel a fait sa grande valise et nos baisers volent vers ses lèvres endormies, nos mains redessinent les trajectoires de chacun de ses souvenirs. La bicyclette des choses de la vie parcourt les sentiers de nos mémoires.

Tes gestes tes regards tes mots ta voix résonnent comme la beauté du cinéma en plein soleil, toutes générations entremêlées.

Michel, tu les aimes mes pieds ?

Loin du bruit et de la fureur, sans mépris, toi, si limpide, au rythme tranquille, au sourire ravageur que trahit la tendresse de deux grands yeux rieurs. Michel, comme si tout était une blague, ou comme si l’on ne pouvait plus guère s’illusionner sur soi même.

En marchant le long des routes cinématographiques, j’ai croisé ton chemin, nos corps se sont fracassés l’un contre l’autre, jusqu’à se tordre, se déformer... Je garde le souvenir de tes mains grandes comme des palmes, tout un monde en mouvement, prêtes au combat de la création, de ton visage beau, inflexible et furieux. Non tu n’as pas quitté mes yeux. Je ferme mes paupières. Comme il m’en vient, des souvenirs. J’ai la gorge pleine de larmes comme dirait notre amie Jeanne.

Michel, Tu les aimes mes fesses ?

Pardon de cette indélicatesse, tu as rendez vous, je ne veux pas te retenir, juste te dire que le combat continue, que ce corps que tu as pétri et pétri et repétri sous les yeux du grand Jacques, cette terre que tu as modelée de tes paumes, n’oublie rien de ce que tu lui as insufflé. Le combat continue entre l’ombre et la lumière, entre la lucidité et la ferveur. En désaccord avec notre temps, c’était dis-tu notre raison d’être.

Sur ton chemin vers les étoiles, embrasse Vincent, François, Paul et les autres.

Adesias Michel,


Emmanuelle Béart

 

 

samedi 30 mai 2020

*Tu me chuchotes

Jeudi 14 mai 2020
par Augustin Trapenard
France Inter

Lettre d'Intérieur


"Tu me chuchotes que c’est toi qui est vivant et que je suis devenu ton reflet dérisoire" - Alain Damasio

 

Alain Damasio est né à Lyon. Il est écrivain. On le connait surtout pour ses romans d'anticipation. Dans cette lettre de rupture adressée à son écran, il explique comment les écrans nous privent, à notre insu, d'une partie de notre existence, de notre âme, et de notre humanité. 




"Tu me chuchotes que c’est toi qui est vivant et que je suis devenu ton reflet dérisoire" - Alain Damasio
"Tu me chuchotes que c’est toi qui est vivant et que je suis devenu ton reflet dérisoire" - Alain Damasio © Getty / David Malan
Marseille, le 13 mai 2020

Mon cher écran,

Longtemps j’ai cru que tu étais l’écrin où vient se loger le monde — et que tu me l‘offrais. Qu’à travers ta fenêtre, je pouvais voyager plus loin, plus profond et plus vite qu’avec mes trains et mes pieds. Avec toi, j’ai découvert que la lumière pouvait être carrée, devenir surface, tableau qui flue, film qui file. Que je n’avais plus besoin de papier pour lire, d’encyclopédie pour savoir, plus besoin de sortir de ton cadre pour accéder à tout ce qui se pense, se joue, bouge, se dit, se crie — que j’avais juste besoin de toi, dix heures par jour, d’un drôle d’animal que tu appelles souris, d’un drôle de clavier qui ne produit aucune note… Puis même plus : juste besoin désormais de ta peau que j’effleure de ma pulpe, juste besoin de ta vitre aussi petite que ma main, aussi sensible qu’un visage, pour pouvoir t’emmener partout avec moi, tout partager ensemble désormais, en amoureux tactiles.
Tu as fixé dans tes yeux de pixel tout ce qui compte pour moi, tu as fait de ma mémoire un diaporama, de mes filles des souvenirs qui courent bord à bord dans cinquante centimètres carrés. Tu as fait de ma femme un sourire qui me rappelle qu’aucun sourire n’est aussi beau que lorsque du balcon, si je pars, elle me hèle. Tu as fait de mes rires des smileys, de mes lettres d’encre des mails sans caractère autre que la police qui les dresse, toujours impeccable. Tu as fait de ma voix un message capté par tes oreilles qui ne sont que deux trous, puis restitué par tes lèvres qui dessinent un rectangle. Et j’ai trouvé ça fascinant. Et j’ai trouvé ça triste.

De toi, cher écran, j’ai longtemps espéré que tu retiennes ma vie qui coule. Que tu la cristallises dans tes entrailles de silice, dans ton piège à lucioles. Que tu en recadres les flous, en orpailles les pépites, en filtres les mètres cubes de boue claire qui font nos quotidiens.

J’ai cru que tu me libérerais, bel écran, mais après vingt ans, je mesure que je regarde moins le dehors que tes dedans, moins le ciel que tes logiciels qui fabriquent le ciel et y laisse en filigrane mes traces, que tu n’appelles plus nuages, mais cloud.

Une vie passée à caresser une vitre. Une vie nassée dans ce cocon d’ondes dont chaque tremblement de surface fait croire à un mouvement du monde. Une vie cassée à graisser ta peau lisse, mon écran, à y chercher le toucher perdu d’une bouche, la chaleur courbe et rêche d’une écorce, le tramé d’un chèche.

Le soir, après trois heures passées en ta seule compagnie, parfois je t’éteins et je reste face à toi, assis sur ma chaise. Tu souffles, c’est bref, et tu ne dis plus rien. Je te regarde alors et je me vois, indécis, imprécis, à ta surface — presque sans contour, ombre parmi tes nombres. Alors il n’y a plus de fenêtres qui poppe, plus de magie blanche. Il y a juste la vérité de ton miroir noir, qui me montre en creux le fantôme qui hante tes surfaces. Tu me chuchotes que c’est toi qui est vivant et que je suis devenu ton reflet dérisoire : un mime, un gif, un mème, moins que ça…

Ce miroir noir que tu es, sans doute que je devrais le baptiser un minoir. Et te chanter. En la, tiens : la’minoir. Ou en do, allez : do’minoir.

Ce matin, j’ai décidé de te quitter.

Tu trouveras mon âme derrière ta vitre. Mon corps, lui, est déjà dehors…


— Alain Damasio

 

vendredi 29 mai 2020

*Ennui


 Femme, Face, Horloge, Monotonie


Eloge de l’ennui 

« Rien n’est plus insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide… ». 

(Découverte de l’ennui)

Lire ces lignes de Pascal te confortent encore plus vivement dans ton sentiment d’ennui profond. 

Dans ce gouffre, dans cette distance insupportable avec les autres, avec toi même. Dans cet abysse dont il est si difficile de discerner la fin. Dans ce puzzle dont les pièces peinent à s’assembler.
Tu le ressens, tu le vis. L’ennui. Il t’épuise et t’obsède. Il trahit ton ambition et gangrène ta pensée. Ton flot habituel d’idées, ton dynamisme, ta vivacité… tout s’altère. 

Il te pousse néanmoins à le comprendre, lui, l’Ennui. Tu découvres alors que la Haine coule dans ses racines latines. Inodiare, s’ennuyer. Odium, la haine. Tu t’ennuis. Donc tu te hais ? Ou bien te hais-tu de t’ennuyer ? Une chose est sûre, tu hais ton ennui. 

Tu hais cette obscurité qui ronge ton cœur. 

Tu hais cette mélancolie vertigineuse à laquelle tu t’abandonnes pourtant. 

Tu hais ce théâtre nécrosant ta peine. 

Cet ennui qui traduit odieusement la substitution de ta passivité à ton activité. Tu as le temps, et pourtant tu ne l’as pas. Tu le perds. Il se dérobe à toute vitesse. Frustration et déception s’emparent désormais de toi. 

Quand est-ce que cet hymne à la lâcheté et à la paresse s’essoufflera-t-il ? (Naissance de la révolte)
Le patrimoine intellectuel, ce temple de la pensée, cette bâtisse imprenable, est pourtant immuable t’avait-on dit. Ton ennui ou quelqu’autre ennemi peuvent-ils t’arracher à cela ? 

Face à la solitude qui blanchit tes nuits et noircit tes jours, ta révolte naît. Un cri d’ennui vaut mieux qu’un ennui profond dont la longueur t’accable. Ce cri, c’est le symbole de ta pugnacité et de ton indignation. Tu n’es donc plus si passif… 

(Une mécanique paradoxale) 

Si ta lutte contre l’ennui est le fruit de celui-ci, alors t’ennuyer n’est plus vraiment un ennui.
La mécanique de l’Ennui te semble soudainement très paradoxale. C’est un vide qui comble pourtant tes heures, même les plus matinales. C’est la quintessence d’un état de mollesse et d’insurrection. 

(Eveil de l’espoir) 

Etat donc, qui te place face à toi-même. Qui t’offre le temps de découvrir l’Etranger, aussi absurde soit-il, qui sommeille en toi. Qui te questionne sur le regard parfois indifférent et insensible que tu portes sur le monde. 

Peut-être est-ce le temps de l’espoir, de la redécouverte des soirs, du noir, des choses que tu ne vois pas ou peu, des personnes auxquelles tu ne penses plus ou parles peu. Peut-être est-ce l’embryon d’un retour à la folie, à la passion, aux larmes. 

(Injonctions à toi-même) 

Prends ta plume et noircis ta page.
Enchante l’espace de tes mots… bleus.
Reprends ton souffle et espère.
Fabrique des souvenirs et des idées.
Fais qu’après cette tempête accourent les jours de fête. 

(Bénéfices de l’ennui) 

Alors que les branquignols subissent cet ennui, toi, tu le choisis. De sorte à ne pas tomber dans le piège de la médiocrité. De sorte à ne pas laisser la citoyenneté céder face à l’individualité.
A l’heure où ton cri, ton cri d’ennui peut sauver des vies, la poésie et la folie, plus modestement, contribuent au moins à les égayer. En pensant que les mots combattent les maux, tu n’invites rien. T’en persuader t’aide néanmoins à avancer. 

Tu restes troublé, pris dans la tourmente de la modernité qui cristallise les violences et les peines. Pris dans l’effervescence d’un monde agité et balafré. Un monde qui te soumet désormais au calme. Peut-être pour que, sortant de ton repos, tu l’affrontes, plus responsable, tolérant et passionné. 

(La nécessité de l’ivresse) 

Ne renonce pas à l’idéal que tu souhaites bâtir, ton spleen présent éveille un espoir futur. Cherche cette ivresse, ce remède au temps qui fuit et s’écoule. Hier, le temps était rapide. Aujourd’hui, il te semble plus lent. Quoique. Ne t’ennuie pas de ton bonheur. Cherche-le sans relâche si tu l’égares. 

Agis, oui, certainement. Réfléchis, évidemment. 
Vis, obstinément. 



jeudi 28 mai 2020

*Simple anonyme

Paire, Personnes Âgées, Retraités, Âge



Je ne suis ni écrivain, ni actrice, ni connue… une simple anonyme
mais j’ai aussi écrit ma lettre d’intérieur en écho à celles que j’écoute chaque matin. Emplie d’amour, de colère et de chagrin, j’adresse cette lettre à ceux qui nous privent de nos amours, de nos proches, enfermés, cloitrés malgré eux derrière les murs des Ehapd et qui en meurent… à petit feu. Il y a ce virus et il y a l’intérêt général de préserver la santé de tous
Mais il y aussi nos proches dont le souffle de vie s’essouffle, jour après jour, entre les murs des Ehpad et plus encore dans les secteurs protégés de ces mêmes Ehpad.
Et ce n’est pas un masque à oxygène que quémandent ces regards désespérés derrière la vitre…
c’est un peu de la chaleur humaine de leurs proches dont ils ont un besoin vital.
Après 38 jours de séparation…
je dis séparation car bien qu’étant en cantou dans un ehpad à cause d’une sale maladie neuro-dégénérative, j’allais voir mon mari tous les jours et l’emmenais même à la maison pour nous assurer une petite continuité de vie intime. 

Patrick, après 38 jours de séparation,
je n’en peux plus de voir le désespoir dans ton regard quand je te fais coucou à travers la vitre du patio ou de la salle à manger – d’ailleurs hier tu m’as à peine regardée, sans doute ta façon de me dire que, puisque je ne rentre pas, tu préfères ne pas m’avoir vue
je n’en peux plus de te voir te rabougrir jour après jour, te recroqueviller, plié en deux
je n’en peux plus de te voir presque incapable de marcher seul puisque tes 3 séances de kiné hebdomadaires ne viennent plus au secours de ta démarche de plus en plus cahotante
je n’en peux plus de ne pas avoir pu fêter la Saint Patrick avec toi– la seule fois de notre vie commune sans doute
je n’en peux plus de n’avoir pu mettre ma tête sur ton épaule le jour anniversaire de notre rencontre ce 2 avril, il y a 38 ans ! 

Je n’en peux plus de ne pas pouvoir te prendre dans mes bras pour apaiser l’angoisse que je vois dans tes yeux, puisque tu ne peux l’exprimer autrement, et l’incompréhension face à nos 38 rendez-vous manqués
je n’en peux plus de contenir mes larmes quand je te vois déambulant je n’en peux plus du signe de la main qui m’invite à entrer quand tu m’aperçois derrière les carreaux… puis du haussement d’épaules quand tu vois que je ne réponds pas à ton invitation je n’en peux plus des sanglots qui m’envahissent quand j’ai fermé la porte de ma voiture et que je rentre à la maison je n’en peux plus de constater que l’envie de vivre t’abandonne un peu plus chaque jour 

Mon mari ne mourra sans doute pas du coronavirus… mais de la privation du réconfort de nos moments quotidiens ensemble, de nos goûters où je lui préparais ce qu’il aime puisque les plaisirs de la vie lui sont impitoyablement réduits. 

Il mourra du manque d’amour, de calins, de baisers, de l’impossible tendresse, des mots que je ne lui susurre plus à l’oreille, de l’absence de ma tête sur son épaule… 

Et je n’aurais plus que ma détresse de n’avoir pu accompagner l’amour de ma vie.
Je culpabilise de ne pouvoir adoucir ses jours maintenant comptés. Je me souviens de ce que me disait sa neurologue : vous ne pouvez rien contre cette maladie mais vous pouvez apaiser sa désorientation, faire que ses angoisses soient moins fortes… 

Alors j’ai endossé le rôle d’étoile polaire : je suis devenue son repère, son réconfort, le meilleur moment de sa journée – c’est son sourire qui me le disait quand je franchissais la porte et qu’il m’apercevait… et c’était ma récompense. 

Mais depuis plusieurs semaines il ne sourit plus… et moi non plus – les larmes me montent irrépressiblement aux yeux quand j’aperçois sa silhouette devenue si fragile. 

Et la seule question que je me pose aujourd’hui est : 

Jusqu’à quand durera cette inhumanité cruelle qui fait mourir de chagrin dans les cantous des Ehpad ?
Et si mon mari survit à cette inhumanité, à quel état de dégradation sera-t-il descendu en sachant que dans ces maladies un palier franchi vers le bas est sans retour ? 

Porter assistance à une personne en péril est une obligation morale, légale et déontologique, qui s’impose à tout citoyen, et à plus forte raison aux professionnels de la santé pour lesquels le principe est souvent rappelé dans leurs codes de déontologie respectifs. 

En France la non assistance à personne en danger est un délit. Alors qu’attendez-vous, vous qui décidez pour nous ? 

Nous sommes prêts à porter le masque, à mettre des charlottes, des gants et des sur-blouses ou tout ce que vous voudrez… à nous laver les mains toutes les 10 minutes s’il le faut… 

mais laissez nous les aimer et les chérir jusqu’à leur dernier souffle. 

Annaïk 


mercredi 27 mai 2020

*Sans te dire au revoir

mardi 26 mai 2020
France Inter

Lettre d'Intérieur

"Nous t’avons regardé partir sans pouvoir te serrer (...) sans te dire au revoir ..." - Olivia Ruiz

 

 

 

Olivia Ruiz est chanteuse et musicienne. La parution de son premier roman, "La commode aux tiroirs de couleur", est prévue pour le 3 juin. Dans cette lettre, écrite par une jeune femme à son grand-père emporté par le Covid 19, elle exprime la souffrance et la colère de celui qui se confronte à la mort d'un être cher.


Marseillette, le 25 mai 2020

Lettre d’une jeune femme à son grand-père André, mort en avril 2020 du covid19

Quand je pense comme on en avait rêvé de ces adieux...

Tu avais dit : « ça va être dur d’en jeter autant que ta mère avec sa commode ! » J’avais dit : « ma grand-mère ! » Tu avais dit « Moi je ne te laisserai pas d’écrit, je te parlerai, je te raconterai quand je sentirai que ma fin s’approche à pas feutrés de notre vie. Tu pourras me demander ce que tu veux, j’oserai sûrement laisser aller les larmes que j’ai retenues une destinée entière afin de répondre sincèrement à toutes tes questions. Je m’en foutrais, puisque ce sera fini, c’est logique, non ? » Alors cette lettre pour toi papi, elle n’existera qu’une fois, le temps de naître et s’éteindre dans ma bouche, le temps de s’offrir à voix haute et de brûler l’instant suivant, comme tu l’aurais fait. Si on avait eu le choix. Puisque tu voulais finir en griot, c’est logique, non ?

On avait tout imaginé: se saouler dans des sacs de couchages au creux des ruines de Peyrepertuse et que tu ne te réveilles pas, nous enfuir avec Lola et Nina pour voir s’endormir tes jours à Calella, là où maman et papa avaient passés leur lune de miel. Trois jours à 400 km de la maison parce que vous n’aviez pas mieux à leur offrir et ils étaient éblouis tu disais. Quand maman est morte tu disais que c’était insupportable parce que ce n’était pas dans l’ordre des choses. Parce que les choses se déroulent dans l’ordre d’habitude ? La peste en 2020 c’est dans l’ordre des choses ? Tous nos projets pour ta mort ruinés par mon diabète et l’asthme de Nina, c’est dans l’ordre des choses ça, Papi ?

Rien de ce qui ne nous arrive n’entre dans un putain d’ordre des choses. Nina qui ne dort plus parce qu’elle a peur d’entrer à l’école primaire et qu’elle avait encore tellement à te dire, ce n’est pas dans l’ordre des choses. Voir sa fille dans cet état pour quelque chose auquel on ne peut rien c’est encore pire que de se sentir coupable. On n’a rien à rattraper. Tout est trop tard et notre volonté la plus grande ne nous sauvera pas cette fois. C’est trop tard. Comme nos adieux sont passés. Sans nous.

Notre seule chance on nous l’a volée. Et l’on n’a personne contre qui hurler, se déverser ou de qui se venger. Nous sommes seules sans toi et sans ennemi à haïr de tout notre être pour changer les idées de notre peine.

Nous t’avons regardé partir sans pouvoir te serrer, sans te dire merci, sans te dire au revoir et sans pouvoir t’entendre. Seules Leonor Carmen et Meritxell étaient près de toi. Nous étions à 30 mètres, Nina et moi. Privées. Punies. Pour l’éternité. Punies d’être à risques et de t’aimer trop pour t’infliger la responsabilité de nous contaminer. Papi, tu méritais mieux que ça. Tu avais réussi à me faire croire que ma persévérance et mon sens de la justice auraient raison de tout. Tu t’es trompé. Je m’en désole immensément. Aussi immensément que je t’aimerai toujours.


Olivia Ruiz


*Déprime



 Enfermer, Clé, Déboulonner, Sécurité


Aujourd’hui je déprime… 

Je suis terriblement attristée d’entendre les propos de certaines personnes qui lynchent leurs voisins(es) parce que ce sont des personnes à risque (infirmière,etc). 

Je déprime parce que je constate les aberrations concernant les amendes distribuées par les gendarmes (aller à la poste en vélo à plus de un km parce que tous les bureaux de poste sont fermés MAIS vélo interdit!) 

Je déprime parce qu’on nous dit tout et son contraire et qu’on ne sait plus qui croire. 

Je déprime parce qu’on nous dit que les masques en tissus ne servent à rien et pourtant nous partirons au travail avec des «mouchoirs» sur le visage. 

Je déprime parce que… 

Je déprime parce que… 

Tant de choses… 

Je déprime parce que le temps passe et qu’on nous déshumanise de plus en plus… 

Je ne renie pas l’existence de ce virus mais je me demande de plus en plus si l’Etat ne profite pas de la situation pour imposer des normes de plus en plus insidieuses qui contrôlent nos vies (drones qui survolent nos vies, traçage avec nos portables, etc). 

Je déprime parce que j’ai peur de l’avenir….non pas du virus mais de ce que l’homme est en train de devenir… 



mardi 26 mai 2020

*Enfermer !




 Temps, Sablier, Mesure Du Temps, Prison



Le confinement c’est 11 lettres pour enfermer physiquement les gens
Mais finalement avec le confinement on prend le temps.  

Tout ce que l’on n’a pas pu faire avant, c’est le moment.
On découvre de nouveaux passe-temps et on admire les soignants

Connexion connexion heureusement que tu es là car grâce à toi le lien social perdurera.

Depuis que je suis confiné je ne peux plus me coiffer. 

Mais j’ai pris le temps d’apprendre à jardiner. 

Adieu la liberté maintenant il faut un papier pour faire une randonnée.

Connexion connexion heureusement que tu es là car grâce à toi le lien social perdurera.

Depuis que l’homme ne fait plus la loi, la nature reprend ses droits. 

Maintenant que l’on est à la maison il n’y a plus de pollution.  

Peut-être devrions-nous en tirer une leçon.

Connexion connexion heureusement que tu es là car grâce à toi le lien social perdurera.

Finalement ce confinement nous a montré ce qui est important :  

Les enseignants, les soignants, l’environnement et bien utiliser son temps 

Nous pensions devenir fou, tous ensemble confiné,  

Mais finalement nous nous sommes rapprochés  


Corentin, Elève de 5eme 3  


lundi 25 mai 2020

*Confinés !


Livre, Lettre, Mot, Texte, Lecture


Nous sommes confinés. 

Mars-Avril 2020, nous nous souviendrons de ces jours où presque tout était à réinventer. 

Les nuits, les jours, les chansons de la sieste, les livres du soir. Plus rien n’a la même odeur ou le même goût. Ce n’est pas un symptôme de ce virus mais le symptôme de cette vie qui change et qui reprend le dessus quoi qu’il arrive. Je vous regarde vivre, vous adapter, souffrir de ce qui vous manque tout en dégustant ce que vous gagnez. Je me sens seule alors que vous êtes là, tout le temps. Je me sens seule alors que je rêve de solitude tant il est parfois compliqué de respirer, tous les 5, dans cet appartement. 

Je pense à vous alors que vous êtes là sous mes yeux à vivre votre vie. Je pense à vous comme si vous n’étiez plus là, pas là, ou en vacances à 5000 km. 

Je me sens une responsabilité entière et immense. 

Celle de comprendre, de proposer, de ne plus jamais regarder le monde de la même manière. Alors je vous propose mille activités comme s’il fallait profiter de ce moment pour être ensemble, faire ensemble, créer, grandir. Et je suis au cœur, dans l’essentiel du problème. Celui de ne pas accepter le vide. Ce vide qui nous aiderait à construire l’après. L’après de nos vies, l’après de nos cœurs, pour que votre héritage ne soit pas que vitesse et précipitation. Jouissance et oubli. 

Je vous aime pour ce que vous êtes et je vous aime aussi pour ce que j’ai envie de faire de vous. Je la sais cette maitrise que je veux avoir de vos vies tout en la démentant parfois, ou souvent peut-être. 

J’aimerais que vous sachiez vous adapter, que vous sachiez créer, militer, aimer avec joie. Ces intentions de vie, ces intentions de bonheur pour vous m’épuisent autant qu’elles me nourrissent. Elles sont le reflet de mon impuissance à agir. De mon manque de courage sans doute. Et de ce demain que finalement, bien peu travaillent à penser vraiment. Ce manque de réflexion individuelle et collective me fait crever à petit feu. 

Mes enfants, j’aimerais tellement que vous n’ayez pas peur. Que nos réflexions sentent le courage et la joie et qu’elles soient contagieuses. 

J’aimerais tellement que ce que vous entendez maintenant fassent vibrer vos rêves de demain. Nous sommes face à une occasion inouïe, celle de penser nos vies autrement et de donner la furieuse envie aux autres d’en faire autant. 

Mes enfants, je vous souhaite du vide, je nous en souhaite. Je vous souhaite du silence rempli de réflexions que d’autres auront semées. 

Je vous souhaite que notre monde sente l’ampleur de sa responsabilité. 

Je m’en vais rêver un monde courageux dans lequel je sèmerai, heureuse, des graines de changement. 

Je vous aime confinés. 




dimanche 24 mai 2020

*Ma lettre de confinement



 Papier, Feuille, Vieux, Arrière Plan


MA LETTRE DE CONFINEMENT

Dès Aujourd’hui

Comme la plupart des journées d’avril que nous traversons, les rayons du soleil s’immiscent dans le logement dont je connais désormais les moindres recoins, après de longues semaines de confinement. Je ne peux en profiter que derrière la vitre, ce que j’ai déjà la chance d’avoir. Me voilà alors isolé à Dublin, où j’exerçais l’activité d’associé chercheur à l’Université de Dublin, Trinity College – loin de mes parents, de ma famille confinés en France dans la tendre ville de ma jeunesse.

Comme chaque français – et quelle que soit sa situation – je pourrais soupirer ou me lamenter. Ces réactions sont légitimes : la période que nous traversons est difficile et révèle bien plus de nos faiblesses que nous le pensons. Attention toutefois dans cette légitimité à ne pas se perdre dans des revendications individualistes, en ignorant qu’aujourd’hui près de trois millions de français vivent dans des conditions de logement difficiles. Parfois entassés dans l’insalubrité et confrontés à des tensions et violences accentuées. Il y a donc ceux pour qui les conditions de confinement franchissent les frontières de l’acceptable, mais il y a aussi ceux qui sont sur le front pour apporter à chacun d’entre nous les ressources vitales: l’incroyable personnel médical dans les hôpitaux, les livreurs, les agriculteurs, toutes les professions tenues par le courage de personnes sur lesquelles repose désormais la société entière.

Je pense, malgré tout, que l’heure n’est pas seulement à l’attente, à l’espoir d’un futur meilleur, ou encore à l’imagination d’un monde changé. Au contraire je crois que l’heure du changement s’impose à nous dès aujourd’hui. Un changement sur nous-mêmes. Un changement de vision pour notre société, notre monde et les pratiques que nous y exerçons. Ces mots sont l’essence de ce que nous entreprenons au quotidien : savoir qui l’on est, ce que l’on fait et où l’on va. Cette réflexion ne doit pas seulement se faire à l’échelle de l’individu, de chacun d’entre nous, elle doit se réaliser en commun.

Les conséquences de cette épidémie sont désastreuses, vous le savez, et peut-être l’avez-vous vous-même endurée – je ne vous apprends rien. Nous devons tout de même voir ce qu’il y a de positif : nous apprenons aujourd’hui à découvrir nos faiblesses, certains de nos traits de personnalité, nos excès, nos craintes. Mais le plus important reste que nous apprenons à nous les approprier, à nous renforcer et à vivre avec ce qui nous semble être des faiblesses. Nous en ressortons plus fort que jamais. Cette phrase de Nelson Mandela résonne alors peut être dans l’esprit de certains : « Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j’apprends ». C’est vrai. Nous tirons toujours de belles leçons de ce que nous traversons de plus difficile.

Désormais nous ne pouvons plus nous échapper de certaines réalités, les diversions ne sont plus dans nos options. Une rencontre spontanée avec des amis pour oublier la pénibilité d’un travail n’est plus possible. Mais dans la contrainte nous réalisons la réelle force qui est en nous. Celle de nous unir pour combattre la propagation d’un virus coriace, celle de prendre sur nous, celle de mettre de côté nos frustrations personnelles pour une ambition bien plus grande.

Qui suis-je, du haut de mes vingt ans, pour vous dire à vous que vous êtes à la hauteur de cette ambition? Qui suis-je pour vous partager cet optimisme ? Il me semble que chacun d’entre nous pourrais tenir ces mots et avoir ces réflexions. Il appartient à chacun d’entre nous, dès aujourd’hui, d’ouvrir son esprit, de prendre du recul, de réfléchir. Qui que vous soyez, vous avez la légitimité, le droit le plus entier d’apporter votre réflexion à la société. Vous êtes l’espoir, non pas de demain, mais bien d’aujourd’hui.

Nous découvrons soudainement les erreurs de notre modèle de société. Les métiers essentiels à notre survie ont-ils été assez valorisés avec les investissements nécessaires ? Avons-nous été, et sommes-nous à la hauteur ? Beaucoup de questions se posent. Dans le milieu de la recherche auquel j’appartiens, j’espère que tous les efforts, et non plus une partie, seront concentrés sur les problématiques sanitaires, médicales et sociales qui émanent de cette crise et seront mises en avant. Que les réponses de la science et de l’innovation technologique seront des réponses à des problèmes réels. J’ai l’intime conviction que nous pouvons redessiner nos ambitions, dans le domaine de l’ingénierie biomécanique. Nous devons nous concentrer sur les besoins d’amélioration des équipements hospitaliers.

En ces temps de solitude et de platitude, nombreux sont ceux qui s’essayent à de nouvelles pratiques, de nouveaux rituels, une nouvelle vie quotidienne en somme. La découverte de nouvelles activités est précisément une autre belle perspective que nous a permise cette distanciation sociale : nous apprenons à apprivoiser et à découvrir ce qui est au plus près. Nous reprenons nos activités artistiques longtemps délaissées par une vie au rythme effréné. Nous explorons les vastes possibilités des technologies de communication. Combien d’entre nous avions utilisé l’application Zoom avant cela ? Enfin je terminerai ainsi: gardez à l’esprit que lorsque tout ceci – cette pandémie – sera terminée, tout sera devenu incroyable. Chaque détail dont nous aurons été privés nous procurera un bonheur difficilement descriptible. Une simple sensation d’effleurement d’un être cher sera exaltante. Et cela, parce nous apprécions toujours plus, ce que nous avons, voyons et vivons rarement. Nous vivons désormais dans les souvenirs du passé le meilleur, mais le futur le sera encore.

À ceux qui sont en difficultés : tenez bon ! La société vous viendra en aide, elle en a aujourd’hui le devoir. Elle ne peut plus fermer les yeux sur vos difficultés. Elle ne peut plus tourner le dos à vos revendications. Nous avons trop souvent pris l’habitude de repousser le changement au lendemain d’une crise, et de balayer ce besoin d’introspection lorsque nous la surmontions. Ne commettons pas l’erreur d’oublier encore, de laisser passer l’opportunité de faire grandir un désir de changement pour notre société, pour les plus faibles d’entre nous et les plus exposés aux dangers. N’oublions pas de valoriser les activités et professionnels piliers de notre pays. N’attendons pas demain comme nous l’avons toujours fait. Je crois la France capable de ne pas laisser de place à la procrastination, et d’agir maintenant face à cette crise.

Demain sera meilleur, mais aujourd’hui en est la première étape.


Yann

samedi 23 mai 2020

*Tout a commencé.....

vendredi 15 mai 2020
par Augustin Trapenard

France Inter

Lettre d'Intérieur


"Tout a commencé dans la lumière éblouissante d’un gigantesque et torride espace..." - Hubert Reeves

 

 

Hubert Reeves est astrophysicien, et militant écologiste. Il est né à Montréal. Dans cette lettre adressée à un enfant qui s'apprête à voir le jour, il nous invite à être à la hauteur du miracle que constitue l'existence de l'humanité sur terre. 







"Quelque part dans l’immensité de l’univers, à la périphérie d’une galaxie appelée la Voie Lactée, près de l’étoile Soleil, sur la troisième planète de son système, la Terre, tu vas naître"
 
"Quelque part dans l’immensité de l’univers, à la périphérie d’une galaxie appelée la Voie Lactée, près de l’étoile Soleil, sur la troisième planète de son système, la Terre, tu vas naître" © Getty
Paris, le 14 mai 2020,

Cher enfant,

Bientôt va débuter pour toi une merveilleuse et tragique expérience.

Quelque part dans  l’immensité de l’univers, à la périphérie d’une galaxie appelée la Voie Lactée, près de l’étoile Soleil, sur la troisième planète de son système, la Terre, tu vas  naître. Des myriades de petits spermatozoïdes vont monter à l’assaut dans le ventre obscur de ta mère. Le gagnant pénétrera son ovule et tu  vas entrer dans l’existence.

Tu es le fruit d’une longue gestation qui se poursuit depuis près de quatorze milliards d’années. Tout a commencé dans la lumière éblouissante d’un gigantesque et torride  espace. Ne me demande pas ce qu’il y avait avant, je n’en sais  rien.

Par la suite, dans l’ambiance de collisions de galaxies, d’explosions d’étoiles, de chocs d’astéroïdes, sur une planète tiède tu vas naitre. Suite à une longue séquence d’accouplements et de naissances  tu auras acquis ton fabuleux cerveau qui te permettra de poser des questions.

Tu découvriras que tu n’es pas seul dans ce monde, tu seras  accompagné dans ton séjour terrestre par une famille, une nation, plus de sept milliards d’êtres humains et d’innombrables animaux et plantes de toutes espèces. Tu devras partager ton existence avec eux. Tu dépendras d’eux et ils dépendront de toi.

La durée de ton existence sera, au mieux, de l’ordre d’un siècle, une durée infime par rapport à celle de l’univers. Pendant ce temps il te sera possible d’explorer le monde et de prendre conscience de tes devoirs et de tes responsabilités.  Tu auras à affronter le cycle de la vie humaine avec ses moments de grâces et ses crises. «  De temps en temps la terre tremble », écrit le poète Louis Aragon.

Contrairement aux abeilles et aux oiseaux, ta destinée ne sera pas inscrite dans tes gênes, tu devras la décider toi-même. Il te reviendra de t’instruire pour trouver les moyens  de favoriser et d’enrichir la vie autour de toi. D’œuvrer à humaniser une humanité qui en a un grand besoin. D’inscrire ton activité pour amener la matière cosmique à accoucher des merveilles dont elle possède les recettes.

   Tu auras l’immense chance d’entrer en contact avec le grand trésor de la culture humaine.

Accumulé depuis des millénaires,  les œuvres d’art – musique, peinture, littérature qui ont contribué à embellir nos vies. Les réflexions des penseurs de toutes les cultures, qui se sont penchés sur les mystères de notre existence.

Tu pourras t’approprier ce riche patrimoine, en faire ton profit, aider à le préserver contre l’oubli et peut-être y contribuer toi-même. Tu laisseras en héritage les fruits de ton activité pour que ceux qui viendront après toi poursuivent la grande aventure de l’univers.

Sache que, dans ce monde, il y a de la compassion et de l’amitié. Mais il  y a aussi de la méchanceté, de la cruauté, de l’horreur. Tu y seras peut-être confronté. Refuse obstinément d’y participer. II en va de ta dignité d’être humain.

Fais en sorte qu’on dise de toi ces mots d’Albert Camus « il ya des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence ». Tache d’être à la hauteur de ta destinée. Ta vie y prendra son sens. Tu y trouveras ton bonheur.


Hubert Reeves

 

 

vendredi 22 mai 2020

*Mon esthète et mon être !

jeudi 30 avril 2020
par Augustin Trapenard

France Inter

Lettre d'Intérieur




"Tu n’es plus mon art. Il n’y a plus d’art. Il y a la vie..."- Marie-Agnès Gillot

 

Marie-Agnès Gillot est née à Caen. En 2004, elle est nommée étoile de l'Opéra de Paris. Dans cette lettre, elle s'adresse à son corps comme à une personne, et explore l'impact du confinement sur la relation qui les unit. 





La lettre d'intérieur de Marie-Agnès Gillot
La lettre d'intérieur de Marie-Agnès Gillot © Getty / Alvarez
Houlgate, le 29 avril 2020

Mon Doux, mon tendu, mon athlète, mon esthète et mon être

Mon cher corps, je tenais à t’expliquer le pourquoi de mon délaissement récent. Je suis confinée à l’extérieur de toi car je dois achever des tâches qui ne sont pas de mon ressort. Des tâches quotidiennes et indispensables. Mon bar est devenu ma barre, mon radiateur mon tuteur. J’utilise plus le fouet électrique que je ne fais de fouettés. Pour la première fois tu n’es pas ma priorité. Tu n’es plus mon art. Il n’y a plus d’art. Il y a la vie.

Sache que je ne t’ai jamais pour autant oublié, ni même vraiment délaissé. Je t’ai juste mis en suspens. La suspension, c’était notre atout de couple à toi et à moi, mais là c’est la tension qui a pris le dessus. Je m’excuse auprès de toi. Puis je m’assouplis de nouveau sous tes ordres, sous tes éclairs pour un ou deux moments d’abandon. Furtifs.

Je ne suis pas surentraînée comme ces guerriers de l’espace confiné qui connaissent vraiment l’empoisonnement moral et physique de l’enfermement au long terme. Je suis provisoire. Nous nous reverrons un jour ou l’autre et nous retournerons à nos routines indispensables. J’aimerais te bander, te surprendre, te tournoyer, t’envoler mais aujourd’hui je ne t’envie pas, je ne te ressens plus. Mon âme peut-elle aller vers une physicalité morale ? Depuis quand la pensée de ce que l’on veut, toi et moi, est-elle devenue incontrôlable ? Qu’en est-il de notre alchimie ?

Vais-je perdre ou retrouver ma flemme ? Est-ce perdre ou retrouver la flamme ?  Ou l’inverse ?

Je le pense sûrement. J’ai toujours cette peur d’être feignante, ce qui pour moi équivaut à l’ennui. Cela vient de ressortir, sans revenir. Fulgurance effrayante d’une nature humaine bien enfouie.





Ma perception du temps a beaucoup poussé comme notre fleur de vie. Ma conscience et ta présence se passent toujours en temps et bientôt un nouveau temps présent se présentera à nous. Ma chair et tes grands airs ne feront bientôt plus qu‘un. Nos mouvements et notre temps ne feront bientôt plus qu’un. Nous irons au combat ensemble. Nous tomberons et nous nous relèverons. Et 5, 6, 7 et 8… Porté, plié, arabesque, fouetté… Et 7, et 8… Pas de bourrée, chassé, jeté, pirouette…

Mes pointes, mon vieux tee-shirt, le miroir dans lequel me projeter de nouveau. Ce miroir parfois cruel, aujourd’hui absent, sans lequel mon ombre est mon seul reflet, ma seule réalité perçue.

Ce sera long et fulgurant.

En ce temps présent, j'adopte la douleur physique pour m’accepter et te dépasser, même si ce n’est qu’en rêve.

Ma science contient mon cœur.

Mon Doux, mon tendu, mon athlète, mon esthète et mon être. Mon cher corps. Je t’aime toujours.

Attends-moi. Je reviens.

Mag – Marie-Agnès Gillot

 

*Quatre amours

Couverture : Cristina Comencini,  Quatre amours ,  Stock
titre original :
Da Soli
Illustration de bande : © aimy27feb/Adobe Stock

ISBN : 978-2-234-08631-9

© 2018, Cristina Comencini.
Publié à l’origine aux éditions Giulio Einaudi, Turin.
Ce livre a été publié en accord avec Susanna Zevi Agenzia Letteraria, Milan.
© 2020, Éditions Stock pour la traduction française.

du même auteur
Da Soli

Les Pages arrachées, Verdier, 1995
Passion de famille, Verdier, 1997
Sœurs, Verdier, 1999 ; J’ai Lu, 2012
Matriochka, Verdier, 2002
La Bête dans le cœur, Denoël, 2007
Quand la nuit, Grasset, 2011 ; Le Livre de Poche, 2012
Lucy, Grasset, 2015 ; Le Livre de Poche, 2018
Être en vie, Stock, 2018 ; Le Livre de Poche, 2020


à Anna







Vivre avec moi
tu as raison
ce n’est pas simple
ne l’a jamais été pour moi
qui croyais plus que toi
que c’était possible
et arrête de pleurer
nous sommes seuls.
Vasco Rossi


Mais ce n’est pas l’absence qui provoque la douleur. Ce sont l’affection et l’amour. S’il n’y avait pas d’affection, s’il n’y avait pas d’amour, la douleur de l’absence n’existerait pas. C’est pour cette raison que la douleur de l’absence, au fond, est belle et bonne, parce qu’elle se nourrit de ce qui donne sens à la vie.
Carlo Rovelli, L’Ordre du temps



HIVER

 

Marta


I

Il y a en moi une écriture féminine qui me pousse à commencer ainsi : des voix qui fusent dans la maison de vacances, chaque chambre est occupée par deux ou trois fillettes, plusieurs couples d’adultes. Il sort du monde de partout, maillots de bain, claquettes, tee-shirts. On se prépare pour aller à la mer.
« Vos maillots sont étendus dehors, j’ai préparé trois gratins de pâtes, les filles arrêtez de crier, peigne-toi, remplis le panier, pas de jouets à la mer, attache tes cheveux, débarbouille-toi, ça suffit ces chamailleries, montez dans la voiture, fermez les portières, on y va. »

Et puis il y a une écriture masculine, plus rationnelle :

Autrefois les maisons étaient pleines, on se disputait la salle de bain pour rester seul, on maudissait la soeur qui fauchait votre chemisier repassé, votre livre, votre stylo, on se mettait à la fenêtre pour fumer, et s'absorber dans ses pensées.  Malade, on avait le droit de manger tout seul au lit, sur un plateau. En bonne santé, on devait se mettre à table avec les autres et on se piquait les frites, on se chipotait, on braillait. "Taisez-vous un peu" était le refrain des adultes, personne n'y croyait.  Les intermédiaires coups de fil au petit copain étaient toujours compromis par des cris et des oreilles espionnes. On ne se fichait  jamais la paix. La vie était une cohabitation trépidante.

Ces deux modalités de mon écriture - la féminine, plus intime, en quête de sensations nouvelles encore sans paroles, et la masculine, héritée de millénaires de culture patriarcale - se côtoient, se chevauchent, en harmonie ou en conflit  : elles sont toutes les deux moi.  Ainsi en va-t-il pour la douleur, la joie, l'intelligence, la bétise : je suis double par définition, j'ai deux valises à porter, et pas seulement une comme les hommes.



« Quatre amours », ou le temps d’apprendre à vivre

Alors commençons ainsi :





Description

Marta et Andrea. Laura et Piero. Deux couples. Quatre amis inséparables qui ont partagé chaque moment clef de leur vie : rencontre, mariage, enfants. Quand, à l’approche de la soixantaine, leurs mariages respectifs volent en éclats au même moment, c’est la sidération. Il y a d’abord Marta qui décide de partir, sans raison véritable, si ce n’est cette envie irrépressible d’être enfin seule. Puis c’est au tour de Piero, mari chroniquement infidèle, de quitter Laura, son épouse dévouée, sous prétexte qu’il ne se sent plus aimé.
Comment vit-on la séparation après vingt-cinq ans de vie commune ? Que reste-t-il de toutes ces années passées ensemble ? Comment apprivoiser et profiter de cette solitude nouvelle ?
Dans cette comédie douce-amère aux accents de Woody Allen, les quatre protagonistes prennent la parole à tour de rôle pour revisiter leur histoire, du mariage à la séparation et raconter cette nouvelle vie qui s’offre à eux et qu’il faut avoir l’audace de saisir.


Quatre amours ou le temps d’apprendre à vivre

Critique

L’Italienne Cristina Comencini entraîne dans la complexité et les secrets de quatre personnages des plus attachants, quatre figures de solitude.








                         

jeudi 21 mai 2020

*Allez, je te laisse....

mercredi 13 mai 2020
par Augustin Trapenard
France Inter
Lettre d'Intérieur


"Allez. Je te laisse. Je retourne à mes doutes, à mes hésitations, à mes incompétences..." - Olivier Adam

 

Olivier Adam est écrivain, il est né à Paris. Dans cette lettre adressée à ses compatriotes, il se moque avec ironie de ceux qui croient tout savoir, et propose un éloge vibrant du doute. 







 Aux hésitants. Les indécis. Les pointilleux. Ceux qui ne savent pas toujours. Qui se demandent. A qui il semble. A qui il faut des preuves. Qui questionnent. Tempèrent. Disent ce n’est pas si simple. Coupent les cheveux en quatre
 
Aux hésitants. Les indécis. Les pointilleux. Ceux qui ne savent pas toujours. Qui se demandent. A qui il semble. A qui il faut des preuves. Qui questionnent. Tempèrent. Disent ce n’est pas si simple. Coupent les cheveux en quatre © Getty / Nora Carol Photography

"Paris, le 12 mai 2020

Mon cher, ma chère compatriote,

Je t’admire, tu sais. Oh oui comme je t’admire. A toi, on ne la fait pas, hein ? Tu connais tout du dessous des cartes, n’est-ce pas ? Qui nous ment et ce qu’on nous cache. Qui tire les ficelles et à qui profite le crime. En toutes choses, tu sais ce qu’il faut faire. Ce qu’il aurait fallu. Ce qu’il faudra. Tes compétences sont sans limite. L’étendue de ton savoir est infinie. Ton instinct infaillible.
Je t’ai connu économiste, sociologue, historien, juge, procureur, scénariste, sélectionneur de l’équipe de foot.
Je te découvre ces jours-ci virologue, épidémiologiste, spécialiste de la gestion de crise sanitaire et des pandémies. Vraiment tu m’impressionnes. Je te lis dans les journaux et sur les réseaux sociaux. Je t’écoute à la radio, à la télévision et dans la queue chez le maraîcher, dans les allées du G20.

Et comme je t’envie. Comme ce doit être grisant de tout savoir sur tout et d’avoir toujours raison.

D’avoir des réponses si simples à tant de questions si complexes – et parfois le contraire. D’être expert en tant de disciplines. De toujours savoir qui incriminer. Qui croire et qui condamner. De redresser tant de torts. De déjouer tant de complots. De déciller tant de naïfs. De détenir la vérité et de l’avoir confisquée une fois pour toute à ceux qui ne la méritent pas.
A ceux qui ne savent pas s’en servir. Les hésitants. Les indécis. Les pointilleux. Ceux qui ne savent pas toujours.
Qui se demandent. A qui il semble. A qui il faut des preuves. Qui questionnent. Tempèrent. Disent ce n’est pas si simple. Coupent les cheveux en quatre. Les apôtres de la nuance. Les maniaques de l’objection. Ces pleutres qui n’éructent pas sur les réseaux sociaux. Ne signent pas de tribunes ou de posts incendiaires, pleins de rage, péremptoires et justes par conséquent. Justes par définition. Justes par la loi de celui ou de celle qui gueule le plus fort. Ces lâches qui ne donnent pas leur avis sur tout à la télé, à la radio, sur les réseaux, au café, en famille, entre amis. Et s’abstiennent, les imbéciles, de se prononcer sur de sujets qu’ils ne maîtrisent pas. De condamner sans preuve. Ces gens qui doutent, comme les chantait Anne Sylvestre. Et qui rechignent à décréter.

Oh tu les connais ceux là. Ils t’ont toujours bien fait marrer ces rabat-joies, à parler si bas, à retourner une question en tous sens avant de formuler une hypothèse. A parfois penser contre eux-mêmes. A se défier des fausses évidences. Des conclusions hâtives. Des anathèmes. Ces ergoteurs. Heureusement ils sont minoritaires. Ou bien ils se planquent. Ont déserté les réseaux, les plateaux, les cafés des certitudes. Se taisent pendant les réunions de famille. Heureusement.

Manquerait plus qu’ils viennent plomber l’ambiance avec leurs scrupules, leurs nuances, leurs réserves, leurs objections

Manquerait plus qu’ils t’empêchent d’avoir raison en toute choses et tout le temps. Et de le faire savoir en gueulant.

Allez. Je te laisse. Je retourne à mes doutes, à mes hésitations, à mes incompétences. "


 Adam Olivier




Olivier Adam

 

*Ce matin...

jeudi 21 mai 2020
par  Augustin Trapenard
France Inter

Lettre d'Intérieur


"Ce matin tandis que le soleil venait à la fenêtre j’ai fermé les yeux..." - Philippe Claudel

 

 

Philippe Claudel est écrivain et cinéaste. On lui doit notamment des romans comme "Les âmes grises" ou encore "Le rapport de Brodeck". Sa lettre est une lettre d'amour. Elle parle de manque, de désir et de souvenirs.


"Ce matin tandis que le soleil venait à la fenêtre j’ai fermé les yeux..." - Philippe Claudel
 
"Ce matin tandis que le soleil venait à la fenêtre j’ai fermé les yeux..." - Philippe Claudel © Getty / Gary Yeowell


Dombasle-sur-Meurthe, le 20 mai 2020

Mon amour

Mon Dieu que c’est long
Que c’est long
Ce temps sans toi
J’en suis à ne plus compter les jours
J’en suis à ne plus compter les heures
Je laisse aller le temps entre mes doigts
J’ai le mal de toi comme on a le mal d’un pays
Je ferme les yeux
J’essaie de retrouver
Tout ce que j’aime de toi
Tout ce que je connais de toi
Ce sont tes mains
Tes mains qui disent comme ta bouche les mots
En les dessinant dans l’air et sur ma peau parfois
Tes mains serrées dans le sommeil avec la nuit
Dans le creux de ta paume
Tes mains qui battent les rêves comme des cartes à jouer
Tes mains que je prends dans les miennes
Pendant l’amour
Ce matin tandis que le soleil venait à la fenêtre j’ai fermé les yeux
Et ta bouche s’est posée sur ma bouche
La tienne à peine ouverte
Et tes lèvres doucement se sont écrasées sur les miennes
Et ta langue s’est enroulée à ma langue
J’ai songé à l’Italie alors
Au citronnier de Ravello accroché dans l’à-pic au-dessus de la mer
Très bleue
Au vent dans tes cheveux
Tu portais ta robe rose
Elle devenait une fleur
Elle jouait avec tes cuisses et tes bras nus
Le vent la tordait comme un grand pétale souple
Le vent chaud comme ton ventre après l’amour
Tandis que mon sexe dans ton sexe frémit encore et s’émerveille
Que le plaisir a rendu mauves nos paupières
Que nous sommes couchés non pas l’un contre l’autre
Mais l’un à l’autre
Oui l’un à l’autre mon amour
Mon présent s’orne de mille passés dont il change la matière
Et qui deviennent par ta grâce des présents magnifiques
Ces heures ces instants ces secondes au creux de toi
Je me souviens du vin lourd que nous avions bu
Sur la terrasse tandis que la nuit couvrait tes épaules
D’un châle d’argent
Je me souviens de ton pied gauche jouant avec les tresses de ta sandale
La balançant avec une grâce qui n’appartient qu’à toi
Je me souviens de ce film de Nanni Moretti Caro Diaro
Vu dans un vieux cinéma
Des rues de Rome
De la lumière orangée de la ville
Et de la Vespa que nous avions louée quelques jours plus tard
Et nous avions roulé comme Nanni dans le film
Sans but et sans ennui
Dans l’émerveillement du silence de la ville
Désertée pour la ferragosto
Tu me tenais par la taille et tu murmurais à mon oreille
« Sono uno splendido quarantenne »
Et tu riais
Et je riais avec toi sous le nuage des pins parasols
Dans les parfums de résine
Et le soir devant le grand miroir rouillé de la très petite chambre de l’hôtel
Tu jouais un autre film
« Tu les trouves jolies mes fesses ?
Oui. Très.
Et mes seins tu les aimes. 
Oui. Enormément. »
Et je disais oui à tout
Oui à toi
Oui à nous
Je sors une heure chaque jour
Cela est permis
Je marche je tourne je tourne en rond
Et rien ne tourne rond
Pour moi sans toi
Pour moi loin de toi et qui n’ai plus que ma mémoire
Pour te faire naître dans mon cerveau
Et l’apaiser l’embraser t’embrasser te serrer te chérir en lui
Hier le surveillant tandis que je rentrais dans ma cellule après la promenade
M’a dit que le confinement allait prendre fin au-dehors


Philippe Claudel

mercredi 20 mai 2020

*Je vogue désormais

lundi 11 mai 2020
par Augustin Trapenard

France Inter

Lettre d'Intérieur


"Je vogue désormais, sans me demander si le monde s’effondre..." - Cynthia Fleury

 

 

Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste. Dans cette lettre adressée à celle qu'elle sera dans cinq ans, elle dépeint un portrait optimiste du monde de demain, et fait le pari d'une légèreté retrouvée après la pesanteur du confinement. 






"Je vogue désormais, sans me demander si le monde s’effondre..."  par Cynthia Fleury
"Je vogue désormais, sans me demander si le monde s’effondre..." par Cynthia Fleury © Getty / PM Images

Commanderie hospitalière de Lavaufranche, le 10 mai 2025,

Très cher, je t’écris cette lettre d’un temps futur, proche et lointain… Il s’est passé 5 ans depuis le confinement. Je t’écris pour te rassurer sur la suite, elle va être splendide, parfois âpre, je ne vais pas te mentir, mais sincèrement elle vaut la peine d’être vécue.

Je n’ai nulle envie de « spoiler » la chose. Tu verras par toi-même : il va y avoir pas mal de rebondissements, des choses que tu n’imaginais nullement – c’est si rare d’être réellement surpris.
Allez … tout de même te dire…, car je sais ton angoisse socio-économique, que la société va se relever plus forte et solidaire, que le travail va se réinventer, les gens ont quand même pas mal aimé être chez eux.

Dis-leur qu’ils vont pouvoir éviter le flex-office, ou alors que la définition du flex-office va être si extensive qu’elle va inclure la maison.

Dis-leur aussi qu’il y a pas mal de nouveaux métiers qui ont plus la cote, alors qu’ils étaient très dévalorisés,

Dis-leur que la métropolisation délirante des dernières années a subi un petit revers bien sympathique. Visiblement les gens avaient envie de respirer, de ne pas se sentir piégés. Ce pas de côté dans les territoires donne un nouveau style à nos vies.

Dis à tous ceux qui se sentent saturés qu’ils pourront revendiquer d’avoir du temps.

Je vois ton air sceptique. Tu te demandes si le décompte des morts s’est poursuivi, s’il a été dévastateur. La mort est une chose naturelle, banale et terrible. Que te dire ? La mort existe, mais elle n’a pas été inacceptable, elle-aussi a fini par trouver sa place, la plus minime possible.

Nos enfants vont bien, très bien même. Ils ont récupéré une joie de vivre intacte, ils se racontent leur fierté d’avoir traversé cet inédit. Ils ont terrassé un virus, c’est pas mal, comme départ dans la vie commune.

Et toi ? Toi, tu vas bien. Je vais bien. Je n’ai pas vraiment changé de vie mais j’ai fait le ménage, tu sais celui auquel tu pensais depuis pas mal de temps. Écoute, c’est fait, tu n’auras plus à t’ennuyer avec ça. Te souviens-tu, tu voulais de la rupture, du seuil, un levier pour te déployer… J’ai pris des décisions. Cela n’a pas été simple, surtout au début, car j’étais fébrile, trop prudent avec l’art du changement et puis, je ne sais pas vraiment pourquoi, j’ai décidé, tout ce que tu ruminais depuis longtemps, voilà c’est derrière. Je vogue désormais, sans me demander si le monde s’effondre. La légèreté après la pesanteur.

Voilà quelques nouvelles de ton futur. Je sais que je ne t’ai pas révélé grand-chose mais je voulais déjà te dire que tu as toutes les raisons de tenir, d’avancer, de garder courage. Sois vigilant bien sûr, mais ne te laisse pas bouffer par l’angoisse, les solutions arrivent, tu vas voir, je ne dis rien, allez juste un indice : qu’est-ce que tu vas rire – enfin je crois, moi en tout cas j’ai ri – quand tu vas voir la tête de la solution.

À toi qui n’es pas encore moi…,

Je te serre fort.



Cynthia Fleury

 

 

mardi 19 mai 2020

*Eclairer la vie !

mardi 12 mai 2020
par Augustin Trapenard
FRANCE INTER
Lettre Intérieur


"Eclairer la vie, c’est un beau programme..." - Bertrand Tavernier

 

Bertrand Tavernier est né à Lyon, ville du cinéma. Il est cinéaste et cinéphile. Dans cette lettre adressée au réalisateur Xavier Giannoli, il réaffirme la nécessité de continuer à raconter des histoires, particulièrement en cette période de crise.



Plaidoyer de Bertrand Tavernier pour le retour du cinéma qui éclaire la vie
Plaidoyer de Bertrand Tavernier pour le retour du cinéma qui éclaire la vie © Getty / mikroman6
Sainte Maxime, le 11 mai 2020

Cher Xavier Giannoli,

Je vous imagine penché sur votre écran d’ordinateur, à peaufiner le montage de votre dernier film. Son titre, pourtant inventé par Balzac pour décrire la corruption de l’innocence,  le début de la destruction de la civilisation du mot au profit de la civilisation du chiffre, Les illusions perdues, prend une signification métaphorique dans la terrible crise que nous traversons : illusions d’un libéralisme sans entrave, d’une course au profit, de la délocalisation à outrance.

C’est un bon moment pour regarder en arrière, réapprendre le passé en revoyant ces chefs d’œuvre du patrimoine qui nous bouleversent, toujours autant, vous comme moi, Xavier. Vous m’aviez cité cette phrase de Borges : « Quand je regarde une œuvre moderne, je commence par me demander si elle mériterait d’être ancienne ».  Je pense à tous ces films en noir et blanc que boude le Service Public et que nous adorons. Ils parlent pourtant de nous, de ce que nous vivons, tout comme vos films.

Pour m’aider à tenir le coup, je me suis par exemple réchauffé à l’humanisme lyrique de John Ford dans Les Raisins de la colère où des fermiers sont expulsés par des banques sans visage : « C’est notre terre, nous y avons enterré nos morts », lance Muley au conducteur de bulldozer qui veut écraser sa ferme. Comment oublier Jane Darwell, cette mère courage, qui, durant cette odyssée, réussit à souder la famille. J’ai revu deux Becker, ce cinéaste de la décence ordinaire, Le Trou et ses prisonniers qu’unit la solidarité, Antoine et Antoinette où des ouvriers qui vivent les uns sur les autres apprennent à vivre les uns avec les autres. Et Angèle, peut être le plus beau Pagnol où l’amitié d’un berger, d’un paysan et d’un simplet – admirable Fernandel avec son mensonge de finesse – vont sauver une malheureuse des violences paternelles. Je me suis projeté Le Corbeau sur les lettres anonymes (sujet toujours actuel, il paraît), film cinglant et douloureux que Clouzot arrache dans une époque dramatique, l’Occupation où sévissait une pandémie encore plus terrible qu’on appelait la peste brune.

Imaginer que ces films n’ont rien à nous dire, ne nous concernent pas, est aussi stupide que de délocaliser les médicaments en Chine. Ces films, comme toute création culturelle, portent jusque dans leur âpreté, un message d’espoir, différent que celui qu’apportent les soignants, les professeurs, mais tout aussi essentiel. Dans une scène de Laissez-passer, mon ami Jean Cosmos m’avait écrit un magnifique dialogue entre deux scénaristes. À Jean Aurenche qui se reprochait de n’avoir rien fait durant l’Occupation, Pierre Bost rétorquait : «  Mais si, tu as écrit des films... Il y a des fabricants de draps, des fabricants de pains, nous nous sommes des fabricants d’histoires » – « Et à quoi on sert », demande Aurenche – « A éclairer la vie des fabricants de draps et  des fabricants de pains ».

Eclairer la vie, mon cher Xavier, c’est un beau programme. Comme l’écrivait Hugo : on allume des réverbères, dans les carrefours, les places publiques ; quand comprendra-t-on que la nuit peut se faire aussi dans le monde moral et qu’il faut allumer des flambeaux pour les esprits ?


Bertrand Tavernier 

 

lundi 18 mai 2020

*Le silence sera assourdissant !

Jeudi 7 mai 2020
par Augustin Trapenard

France Inter

Lettre d'Intérieur


"Ou bien nos plumes s’assècheront vraiment, et le silence sera assourdissant..." - Valentine Goby

 

Valentine est écrivain. Elle vit en région parisienne. Dans cette lettre, elle demande à l'Etat et à tous ses relais institutionnels de soutenir les auteurs, dont l'existence est plus que jamais menacée par la crise du coronavirus et ses conséquences.


"Ma plume s’assèche. On nous demande des journaux de confinement..." - Valentine Goby
"Ma plume s’assèche. On nous demande des journaux de confinement..." - Valentine Goby © Getty / Oliver Henze / EyeEm

Asnières-sur-Seine, le 6 mai 2020

Chers festivals et associations littéraires, chères médiathèques, établissements scolaires, chères mairies, départements, régions, chers services publics,

Ma plume s’assèche. On nous demande des journaux de confinement, des conseils de lecture, des chroniques dans la presse, des textes de soutien aux librairies fermées, et même des PDF gratuits de livres devenus inaccessibles.

Mais qui nous entend, nous ? Qui comprend le désastre de notre situation économique ? Les librairies rouvriront dans des conditions incertaines, les éditeurs publieront moins. Festivals, médiathèques, associations, établissements scolaires, vous avez été forcé d’annuler nos venues devant l’urgence sanitaire. Or qui sait qu’en temps ordinaire, la moitié d’entre nous perçoit des revenus d’auteur inférieurs au SMIC ? Un écrivain vit de son métier à condition d’avoir des jambes et de sillonner la France. De mars à juin, nos interventions nous permettent de traverser l’été souvent quasi nul en manifestations et d’attendre le mois d’octobre. Nous venons de perdre six mois et demi de revenu. Nous ne sommes pas intermittents. Nous ne sommes pas des entreprises. Nous ne sommes pas des salariés. Nous n’avons pas de chômage. Nous peinons à obtenir des indemnités pour garde d’enfant, des congés maladie, bien que nous cotisions au régime général. Nous contribuons à la solidarité nationale, mais les aides d’Etat nous imposent d’absurdes critères d’éligibilité.

Pire : nous apprenons maintenant les premières défections d’actions culturelles pour l’automne 2020. Le terrain était sinistré, un séisme se profile.

Et pourtant partout la culture rayonne, les médias clament chaque jour l’impérieuse nécessité de créer, de rêver, de transmettre, d’éduquer. Mais la littérature, ce sont des GENS. Les auteurs ne sont pas des faisceaux d’ondes, des codes, des sons, des algorithmes. L’image de l’artiste crève-la-faim n’est pas romantique, elle est mortifère.

Nous avons besoin de la solidarité de tous les acteurs culturels pour sauver nos métiers. L’Etat doit nous prendre au sérieux. L’industrie du livre ne se relèvera pas si les auteurs crient famine. Les associations, établissements scolaires, médiathèques, festivals ont aussi un rôle crucial à jouer : ne renoncez pas aux manifestations d’automne ! Mairies, départements, régions, mécènes, maintenez vos financements et nos rémunérations même si vous annulez ! Nous ne voulons pas mendier, alors ensemble inventons des alternatives à la rencontre physique, certes la plus belle et la plus riche, mais qui ne peut être la condition sine qua non de l’échange. Imaginons de plus petites jauges, comptons sur les médias et outils numériques pour toucher un public large, retransmettons les rencontres, ateliers, lectures, en direct ou en différé via internet, les réseaux sociaux, c’est possible à peu près sur tout le territoire, ce temps de confinement le prouve, et avec peu de moyens. Maintenons la culture vivante et les auteurs debout.

Nous avons besoin de votre engagement. Le livre et la littérature en ont besoin. Ou bien nos plumes s’assècheront vraiment, et le silence sera assourdissant.


Valentine Goby

 

Valentine Goby

dimanche 17 mai 2020

*A ma voix !

mercredi 6 mai 2020
par Augustin Trapenard

France Inter

lettre d'intérieur



"Là où nous ne sommes plus grand chose et où nous ne chantons plus que devant nos miroirs" - Eddy de Pretto

 

Eddy de Pretto est chanteur. Son premier album, "Kid", a paru en 2018. Dans cette lettre adressée à sa voix, il éclaire la manière dont le confinement l'a momentanément réduit au silence. 





Eddy de Pretto aux Victoires de la Musique en 2018
Eddy de Pretto aux Victoires de la Musique en 2018 © Getty / Marc Piasecki
Paris, le 5 mai 2020

À ma voix,

Ne me demande pas pourquoi je ne t’ai pas fait chanter.

Ne me demande pas pourquoi je ne t’ai pas fait vocaliser.

Pourquoi (non plus) je t’ai laissé crever là, dans un corps à l’arrêt, à t’enfumer, dans un silence avec lequel nous n’avions jamais collaboré auparavant.

Ne me demande pas pourquoi tu n’as plus de voix, pourquoi quand tu parles tu as une mine bien plus triste que moi. Une voix enrouée comme quand nous sortions des nuits complètes de fête à s’abîmer sous le périphérique parisien. Comme quoi, l’ennuie tue aussi.

Je t’avoue que je n’ai pas su faire mieux. J’ai préféré te laisser pour morte, dans un corps qui je crois l’était également. J’étais anesthésié, et j’ai préféré te faire taire car je ne savais faire autrement.

Comme pour te protéger, ne jamais te dire que c’est la merde dehors, et que j’ai peur de te briser, de te casser, de t’utiliser avec tellement de maladresse, au point de ne plus savoir comment te faire chanter comme nous savions si bien le faire dans la vie d’avant.

Je voulais être rassuré, et revenir à un état proche de l’adolescent dépendant enfermé dans sa chambre secure à ne plus jamais rien faire. À attendre ses trois repas chauds servis. Comme ces confinements volontaires, avec mes premières petites batailles - car le monde extérieur paraissait déjà si féroce. Des semaines entières de vacances scolaires à juste faire passer le temps et rêver aux jours où nous pourrions être les plus beaux, les plus forts tous les deux sur les scènes d’étés.

Alors oui, je t’ai trompé. J’ai entretenu une relation libre avec ma Playstation 4. J’ai couché tous les soirs avec Netflix et Disney , j’ai embrassé de trop nombreuses fois mon rien ou le rien de la vie des autres sur les réseaux et j’ai joui, ô combien j’ai joui avec Pornhub. Mais je ne t’ai pas oublié pour autant. Je n’ai pas oublié le temps où nous montions tous les deux sur scène, après des heures d’échauffement. Ces soirs où nous ne faisions plus qu’un. Où nous faisions l’amour, car entre nous c’est d’amour qu’il s’agissait. Où nous nous regardions sans crainte et sans masque, où nous pouvions être libre de chanter, de crier, de cracher sur des hommes et des femmes avec de la joie sans distanciation sociale et nous sentir les plus beaux du monde.

Comme je rêve de te retrouver. De chanter tes louanges, de te dire combien tu m’es indispensable. De retourner sur les routes où le monde chantait avec nous. Où nous ne pensions jamais au pire. Comme des millions d’invincibles qui n’auraient jamais connu les crises qui maintenant s’additionnent de plus en plus et qui nous font, les uns, les autres chanter de moins en moins. J’espère ne plus être contraint de t’abandonner dans les vestiges du chaos, là où le monde a peur, là où le monde souffre, là où nous ne sommes plus grand chose et où nous ne chantons plus que devant nos miroirs. Avec comme unique public : la solitude.


Eddy de Pretto

 

samedi 16 mai 2020

*Merci pour tout ce que vous faites

Banksy transforme les infirmières en super-héroïnes dans un tableau qu'il offre aux soignants britanniques

Intitulé Game changer, le tableau montre un jeune garçon délaissant ses figurines de super-héros pour jouer avec une poupée d’infirmière masquée.

Banksy, comme de nombreux de ses confrères street-artistes, voulait faire un geste pour le personnel soignant des hôpitaux britanniques. Pour les remercier, il vient d’offrir au Southampton General Hospital un tableau qu’il a peint récemment. L’artiste a laissé une note avec son œuvre : « Merci pour tout ce que vous faites. J’espère que cela éclairera un peu le lieu, même si ce n’est qu’en noir et blanc. »


Intitulé Game changer (qui change la donne), le tableau représente un jeune garçon en salopette, assis sur ses genoux, en train de jouer. Le garçon, qui a délaissé ses traditionnelles figurines de super-héros – on peut voir Batman et Spider-Man dans une petite corbeille à droite qui ressemble à une poubelle – joue avec une poupée d’infirmière affublée d’un masque de protection et d’une cape de super-héroïne.
L’œuvre est exposée dans le foyer près du département des urgences de l’hôpital, et le restera jusqu’à cet automne, après quoi elle sera mise aux enchères afin de récolter des fonds pour le National Health Service.


"Game Changer" de Banksy (2020)

vendredi 15 mai 2020

*Lettres d'intérieur d'auditeurs







Textes, poèmes,et lettres d’intérieur d’auditeurs (semaine 7)

 

 

Getty images
LETTRE A MON VOISIN DU QUAI D’EN FACE

Ce soir, comme toi mon voisin du quai d’en face, j’ai ouvert ma fenêtre et j’ai applaudi tous ces héros qui pour nous sortir de cet effroyable cauchemar prennent chaque jour tant de risques.

Ce soir, comme tous les soirs j’ai résisté à l’idée de me saisir d’une casserole et d’une cuiller. Je ne sais pas ce qu’il en est pour toi mais moi j’applaudis longtemps. Et tant pis pour cette dérisoire douleur qui me picote le creux des mains…

Si comme moi tu es confiné seul, alors ces quelques minutes sont peut-être le temps d’un échange attendu, quoique furtif. A ma fenêtre de droite habite A. une violoniste. Depuis des mois je ne l’entendais plus jouer… et puis ce soir des sons se sont échappés de chez elle. Elle est venue applaudir à son tour. C’est accoudés aux balustrades que nous nous sommes rencontrés, avec mon voisin de gauche. Mais la distance qui nous sépare ne nous permet pas de nouer un dialogue. Alors nous nous faisons des signes, des sourires… rapides. Mais sincères. C’est curieux qu’habitant si près nous ne nous sommes jamais croisés. Les autres ont déserté l’immeuble.

Quant à toi, et tous ceux du quai d’en face je ne peux que vous imaginer. Le canal nous sépare. A première vue je dirais qu’à vol d’oiseau nous sommes à environ six cents mètres… Mais je vous entends. Et après des heures de solitude, de s’entendre les uns les autres, siffler, frapper, tambouriner, ça réchauffe.

Aimes-tu comme moi le bruit des cornes des péniches qui tous les soirs, à 20 h, lancent le coup d’envoi ? Elles enveloppent cet instant d’une tonalité particulière nous rappelant la présence singulière, marginale, de ceux qui vivent sur l’eau…

As-tu comme moi, un court instant le cœur serré tandis qu’à nos fenêtres nous nous rassemblons, faisant entendre nos vies battre, malgré nos solitudes.

As-tu remarqué que ce soir les applaudissements se sont faits plus courts ? La plupart des fenêtres se sont refermées, les mains se sont tues, moi je suis restée à regarder, à écouter. Ce soir on entend moins les sirènes des ambulances résonner dans la ville. Même si de temps en temps passent des camions sanitaires aux lumières bleues… Apprécies-tu ce retour du silence ? Après tant d’années où nous avons été envahis par tant de bruit… pour rien ?

De chaque côté du quai, nous avons la chance de pouvoir contempler ce bassin qui déploie une vie d’une richesse à chaque instant renouvelée.. Comme celle de cette famille de cygnes ou de canards qui glissent sur l’eau. Ou celle des mouettes dansant avec le vent…

Regrettes-tu toi aussi les va-et-vient de la petite navette fluviale qui embarquait il y a quelques semaines encore, les cinéphiles ou simples spectateurs d’une rive à l’autre ?

Réchauffais-tu parfois ta solitude aux reflets des néons des cinémas et des cafés, tandis que des foules se précipitaient à ces séances nocturnes ? Au scintillement du soleil ou au crépitement argentés de la lune pleine, sur l’eau ? A ces ciels d’Ile de France qui s’étalent dans l’écran géant de mes fenêtres, semblables à des visions en cinémascope…
Entends-tu le métro aérien qui traverse le ciel, et prend la nuit surtout, un air surréaliste, avec les striures lumineuses de ses wagons suspendus ?

Es-tu comme moi agacé par tous ces gens qui malgré le confinement grouillent sur les quais ? Joggeurs, promeneurs, gymnastes suspendus à des barres plantés dans le sol…, auxquels s’ajoutent ceux qui, sur les pistes cyclable, pédalent, patinent, roulent, glissent…

Tu ne peux percevoir puisqu’elle se déroule sur le quai où tu te tiens, la poésie de cette vision fugace. Je vais tenter de te la décrire de la pointe de mon stylo. Un homme arpente nonchalamment le quai quand il accélère brusquement comme mû par une volonté précise.

Il se dirige droit vers la maison des canaux, et je me demande ce qu’il peut bien avoir en tête,
quand, s’approchant du buisson de roses qui la borde, il approche sa main vers une de ces fleurs épineuses, la sent délicatement, et repart tout aussi nonchalamment.

Toujours à la fenêtre, j »entends, sans bien pouvoir définir d’où viennent ces sons, un chant d’anniversaire… J’invente, tâtonnant à l’oreille : trois convives, le visage éclairé de bougies allumées sur un gâteau. Mais tout à coup comme une bande-son qui s’éraille ma vision se distord à la vue de celle ou de celui qui va souffler… Te paraît-elle à toi aussi insouciante, cette coutume ? Presque barbare ! Comment avons-nous pu pendant tant d’années projeter ainsi nos miasmes à la figure de tout un chacun… ? Voilà une habitude qui pour sûr va changer. De ta fenêtre tu ne peux voir non plus tous ces pauvres hères, massés à l’abri du vent qui s’est mis à souffler.

Ils sont rassemblés autour de matelas alignés sur un des côtés du cinéma. Leurs cigarettes brillent comme des signaux incandescents que nul ne veut voir. Là, une tente d’un bleu insolemment gai campe, solide, posée sur le bitume. Je me disais que la misère rapproche ces pauvres âmes, les condamnant à se contaminer, quand pour d’autres, le virus ancre un peu plus l’éloignement. Oui, le dire encore une fois : il éclaire de façon aigüe nos inégalités. Il y a ceux qui peuvent se confiner chez eux et ceux qui n’ont que la rue. Ceux qui ont de l’espace et ceux qui vivent les uns sur les autres. Ceux que l’on entend hurler sous la violence d’un prédateur à proximité. Ceux qui ont un travail, ceux qui n’ont d’autre choix que d’être en première ou deuxième ligne. Ceux qui sont confinés à plusieurs et ceux qui ont la solitude pour compagne, ceux qui ont des balcons, des jardins, qui vivent dans des immeubles de musiciens…

De ma fenêtre je les vois, ceux-là qui n’ont rien que la chaleur de l’autre. Ils se tiennent serrés, malgré la mort qui rôde.

J’ai lu récemment que les vendeurs de drogue ne trouvaient plus à se réapprovisionner depuis la fermeture des frontières. Nourris-tu comme moi des pensées inquiètes ? Comme la crainte de croiser un homme saisi d’un vent mauvais par la violence du manque hurlant dans ses viscères.

Laisse-moi te raconter l’étrange rêve que j’ai fait la nuit dernière : La nuit était tombée et malgré l’heure tardive, presque matinale, je me retrouvai soudainement propulsée dehors. Il faisait froid. Autour de moi des hommes marchaient, tête baissée. Ils semblaient tourner en rond, les yeux rivés au sol. A un mètre de distance quatre traits épais tracés à la craie à même le bitume délimitaient chaque lit. Les hommes se pressaient pour rejoindre le leur… Comme dans le jeu des chaises musicales, la plupart tournaient autour de ces rectangles vides et petit à petit, pour chacun, se dessinait un espace où passer la nuit. Ils le signaient jalousement d’une couverture ou d’un tissu… De cette ronde nocturne j’essayais de m’enfuir, mais chaque pas esquissé, me ramenait dans ce labyrinthe infernal avec l’intime conviction que je n’y avais aucune place… J’aurais dû me méfier. Ne pas sortir. Et toi, quel âge as-tu ? Es-tu une « personne à risque »

D’ici je les vois, installés sur leurs campements de fortune. Peut-être jettent-ils leurs yeux vers les fenêtres d’en face, celles de mon immeuble, s’inventant dans la noirceur de leur nuit, des jours meilleurs, se projetant aux côtés de ces familles, de ces chanceux qui possèdent un toit, de ceux qui sont bénis par le sort et ne le savent même pas. Ils sont heureux de ne pas avoir à marcher dans la nuit, solitaires, exposés à la folie d’autres qui comme eux n’ont rien, excepté leur colère et qui injustement la retournent vers leurs frères d’infortune. Mais qu’en sera-t-il pour eux demain ?

La nuit s’écoule et mes pensées vagabondent. Je me revois, il y a une quinzaine d’années, plantée dans une file d’attente du cinéma situé sur le quai où tu habites, attendant la projection d’« In the mood for love ». Serrée frileusement contre mon ami d’alors, je lui désignai l’immeuble du quai d’en face, précisément celui où je vis aujourd’hui, pointant peut-être même la fenêtre où je me tenais il y a quelques instants, habitée de ces visions cauchemardesques. Je lui soufflais, sans croire un seul instant qu’il en serait un jour ainsi « Comme j’aimerais habiter… là ! ». Tu vois, je suis exaucée aujourd’hui d’un vœu que j’osais à peine former…

Je remarque soudain alors que je te confie ce souvenir, que dans l’embrasure de ma fenêtre allumée, une femme se tient. De son stylo elle tente d’attraper l’instant fugace qui se déroule sous ses yeux. Et tandis qu’elle reste captive dans cet enclos, mon esprit lui, s’est envolé. Peut-être rejoindra-t-il le tien, voguant par-delà le canal ?


Michèle