jeudi 21 mai 2020

*Ce matin...

jeudi 21 mai 2020
par  Augustin Trapenard
France Inter

Lettre d'Intérieur


"Ce matin tandis que le soleil venait à la fenêtre j’ai fermé les yeux..." - Philippe Claudel

 

 

Philippe Claudel est écrivain et cinéaste. On lui doit notamment des romans comme "Les âmes grises" ou encore "Le rapport de Brodeck". Sa lettre est une lettre d'amour. Elle parle de manque, de désir et de souvenirs.


"Ce matin tandis que le soleil venait à la fenêtre j’ai fermé les yeux..." - Philippe Claudel
 
"Ce matin tandis que le soleil venait à la fenêtre j’ai fermé les yeux..." - Philippe Claudel © Getty / Gary Yeowell


Dombasle-sur-Meurthe, le 20 mai 2020

Mon amour

Mon Dieu que c’est long
Que c’est long
Ce temps sans toi
J’en suis à ne plus compter les jours
J’en suis à ne plus compter les heures
Je laisse aller le temps entre mes doigts
J’ai le mal de toi comme on a le mal d’un pays
Je ferme les yeux
J’essaie de retrouver
Tout ce que j’aime de toi
Tout ce que je connais de toi
Ce sont tes mains
Tes mains qui disent comme ta bouche les mots
En les dessinant dans l’air et sur ma peau parfois
Tes mains serrées dans le sommeil avec la nuit
Dans le creux de ta paume
Tes mains qui battent les rêves comme des cartes à jouer
Tes mains que je prends dans les miennes
Pendant l’amour
Ce matin tandis que le soleil venait à la fenêtre j’ai fermé les yeux
Et ta bouche s’est posée sur ma bouche
La tienne à peine ouverte
Et tes lèvres doucement se sont écrasées sur les miennes
Et ta langue s’est enroulée à ma langue
J’ai songé à l’Italie alors
Au citronnier de Ravello accroché dans l’à-pic au-dessus de la mer
Très bleue
Au vent dans tes cheveux
Tu portais ta robe rose
Elle devenait une fleur
Elle jouait avec tes cuisses et tes bras nus
Le vent la tordait comme un grand pétale souple
Le vent chaud comme ton ventre après l’amour
Tandis que mon sexe dans ton sexe frémit encore et s’émerveille
Que le plaisir a rendu mauves nos paupières
Que nous sommes couchés non pas l’un contre l’autre
Mais l’un à l’autre
Oui l’un à l’autre mon amour
Mon présent s’orne de mille passés dont il change la matière
Et qui deviennent par ta grâce des présents magnifiques
Ces heures ces instants ces secondes au creux de toi
Je me souviens du vin lourd que nous avions bu
Sur la terrasse tandis que la nuit couvrait tes épaules
D’un châle d’argent
Je me souviens de ton pied gauche jouant avec les tresses de ta sandale
La balançant avec une grâce qui n’appartient qu’à toi
Je me souviens de ce film de Nanni Moretti Caro Diaro
Vu dans un vieux cinéma
Des rues de Rome
De la lumière orangée de la ville
Et de la Vespa que nous avions louée quelques jours plus tard
Et nous avions roulé comme Nanni dans le film
Sans but et sans ennui
Dans l’émerveillement du silence de la ville
Désertée pour la ferragosto
Tu me tenais par la taille et tu murmurais à mon oreille
« Sono uno splendido quarantenne »
Et tu riais
Et je riais avec toi sous le nuage des pins parasols
Dans les parfums de résine
Et le soir devant le grand miroir rouillé de la très petite chambre de l’hôtel
Tu jouais un autre film
« Tu les trouves jolies mes fesses ?
Oui. Très.
Et mes seins tu les aimes. 
Oui. Enormément. »
Et je disais oui à tout
Oui à toi
Oui à nous
Je sors une heure chaque jour
Cela est permis
Je marche je tourne je tourne en rond
Et rien ne tourne rond
Pour moi sans toi
Pour moi loin de toi et qui n’ai plus que ma mémoire
Pour te faire naître dans mon cerveau
Et l’apaiser l’embraser t’embrasser te serrer te chérir en lui
Hier le surveillant tandis que je rentrais dans ma cellule après la promenade
M’a dit que le confinement allait prendre fin au-dehors


Philippe Claudel

4 commentaires:

  1. Ah le fameux citronnier au-dessus de la mer à Rapallo! Le confinement se termine mais qu'est-e que cela a été difficile pour ceux qui étaient séparés. Quel beau texte qui parle des souvenirs et de l'attente presque insoutenable. Bises alpines.

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    1. Deux mois terribles pour moi qui me suis confinée depuis le 13 mars... je finissais par ne plus en pouvoir. Aucune sortie, je ne conduis plus : livraison à domicile des courses. Plus rien, plus de vie. Téléphone, sms, ordi... mais ça ne fait pas tout....
      La vie reprend son cours dans la solitude, et j'ai du mal à me réadapter. Je fais le minimum indispensable.... trop peur après mon opération et mon âge : il paraît que je suis à risque, rien que ça démoralise ! voyons après l'été, mais je suis très sceptique pour l'avenir ! merci Dédé pour ta fidélité sur les chemins de mes mots et mes images.
      Je t'embrasse.

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  2. C'et drôle: en ce moment, je lis de Philippe Claudel, l'arbre du pays Toraja dont un blog parlait récemment…(mais il a paru en 2017)
    "Oui, le présent s'orne de mille passés"; pourtant pour ma part, je ne suis pas dans la nostalgie.
    Amitiés, Den!

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    1. Heureuse que tu ne sois pas dans la nostalgie.... n'empêche pas que ta vie s'habille de tous tes passés".
      j'essayerai de lire l'arbre du pays Toraja de Philippe Claudel. Le titre me plait bien entre le présent et l'accompli, la lumière des rencontres.
      merci à toi.
      Bisous Anne.

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Par Den :
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