Elle n’est pas vraiment sûre de ce qu’ils préparent. Elle était là, pourtant, quand la question a été abordée. Il y a quelques mois, toute la famille avait assisté à la réunion, sa mère n’était restée qu’un quart d’heure, mais tous les autres se tenaient dans les canapés en cuir du salon familial, ou les fauteuils Louis XV : « … Tu vas aller vivre là-bas, ton frère te donnera un peu d’argent, tu éviteras absolument de voir tes amis, et surtout tu n’iras pas dans Paris, à aucun moment, tu entends ! Il ne faut pas qu’on te voie… La clinique qu’on t’a trouvée pourra t’accueillir jusqu’au terme, tu n’auras qu’un papier à signer. Un papier, c’est tout. »
Ils en avaient déjà débattu ensemble et paraissaient tous d’accord. Chacun se sentait soulagé mais gardait un air grave, lourd de reproches. Elle n’osait pas rompre le silence, elle n’arrivait pas à assimiler la totalité du discours qu’elle venait d’entendre, elle pensait avoir de la fièvre, sa tête bourdonnait. Elle se sentait faible comme après une longue maladie.
Tout le monde finit par s’éparpiller, et elle se retrouva seule, face à sa plus jeune sœur qui lui souriait, embarrassée comme elle.
Les bonnes sœurs de la clinique aussi souriaient. « Tout va bien, il bouge bien maintenant, vous le sentez ? Mais il est un peu petit, il faut vous nourrir mieux que ça, mademoiselle, pour vous et pour lui. C’est d’accord ?
— Oui, ma sœur. »
La dernière fois, le médecin était accompagné d’une sœur plus âgée, maigre et sèche. Elle avait ressenti du dégoût à son contact, mais n’en avait rien montré, s’obligeant à être aimable, à paraître presque détendue. Celle d’aujourd’hui a peut-être quinze ans de moins, pourtant rien ne la distingue de l’autre, avec son voile, sa robe et son scapulaire foncé, on dirait la même photo en noir et blanc.
« Bon, c’est bien, c’est très bien. Vous pouvez vous rhabiller, jeune fille.
— Merci, ma sœur.
— Ça va être un beau bébé, mais il faut manger ! Je vais vous laisser un papier avec les quantités, les légumes, les protéines, les fromages à éviter, comme ça vous saurez tout. »
Par la porte entrebâillée, elle voit son frère discuter dans le couloir avec la mère supérieure, si seulement elle pouvait les entendre.
« Pour les fromages, on vous a déjà expliqué ? Vous savez à quel type de fromages vous avez droit ? »
Est-ce qu’elle va finir par se taire, qu’elle arrête de lui parler de nourriture ! Elle aimerait tant saisir des bribes de leur conversation. Ces échanges chuchotés, presque honteux, lui font peur, et confirment le sentiment que tout lui échappe.
En raccompagnant la religieuse, son frère croise son regard, à l’affût, prêt à saisir le moindre indice. Il tente de la rassurer d’un signe de la main, de lui dire que ça va, tout fonctionne. Mais il ressemble à un enfant rougissant, au voleur qui vient de commettre son délit, surpris la main dans le sac.
Elle lui répond en hochant la tête, sans savoir exactement à quoi elle peut bien acquiescer.
De retour dans sa chambre de bonne, elle essaie de ne plus y penser. Elle sort d’un placard un mange-disque rouge et quelques 45 tours, des chansons d’Adamo, Les Bottes de Nancy Sinatra, Richard Antony. Elle écoute surtout Adamo et aussi Les Neiges du Kilimandjaro.
« Elles te feront un blanc manteau, où tu pourras dormir… »
Une époque lointaine où elle était déjà, pour son père, une jeune fille qu’il ne comprenait pas, mais qui ne lui posait encore aucun problème. Elle était absente tout le mois, en pension comme ses sœurs. Pendant les vacances, elle participait à des rallyes – chaque fille recevait chez elle, en robe de soirée, avec piste de danse et buffet digne d’un mariage.
C’est sur ce slow du Kilimandjaro qu’il lui avait plu. Plus âgé qu’elle, il affichait une belle assurance et, surtout, il avait de très grandes mains. Elle les sentait bouger imperceptiblement dans son dos, et même si elles ne s’égaraient pas dans les zones dangereuses mais restaient sagement près de son cou, leur chaleur pénétrait sa peau et parvenait à irradier dans tout son corps.
Elle ne connaissait rien à la sexualité. Un jour, elle avait découvert qu’elle saignait, et ce sang l’avait terrifiée. Une fois accommodée à l’idée que c’était bien « ça », grâce à une fille de son dortoir, elle n’en parla à personne. Elle lavait discrètement des sortes de langes blancs, comme ceux des bébés, qu’une bonne sœur de la pension lui avait donnés.
Sa seule expérience se résumait à un baiser volé, un soir de rallye, par un garçon un peu plus entreprenant que les autres, mais malgré le plaisir qu’elle y avait pris, elle pleura tous les jours, convaincue d’être enceinte. Elle ne s’apaisa que des semaines plus tard, estimant avoir eu de la chance. Elle ressemblait comme une jumelle à Agnès, de L’École des femmes, persuadée que les enfants se font par l’oreille.
J’ai du mal à imaginer qu’à la fin des années soixante, une fille de seize ans puisse grandir dans une telle ignorance. Plus jeune, tandis que j’entrais moi aussi dans l’adolescence, j’ai souvent interrogé ma mère sur ses croyances. Vraiment, tu pensais que tu pouvais tomber enceinte en l’embrassant ? Oui, me répondait-elle avec un sourire gêné.
Par la bouche ou par l’oreille, après tout, c’est bien en l’écoutant rire et lui parler avec douceur qu’elle accepta de le suivre. Et lorsque « l’homme du Kilimandjaro » l’emmena fumer une cigarette un peu plus loin, malgré toutes ses craintes, elle était prête à recommencer. Elle attendait avec impatience qu’il répète les mêmes gestes que le type du baiser, pour ressentir à nouveau cette vague de frissons qui remontait jusqu’au creux de la nuque. Ce serait meilleur encore puisqu’il lui plaisait, et qu’elle l’avait choisi.
Elle le guettait, il se fit donc attendre, mais l’essentiel était qu’il revienne, et le frisson, précisément le même, était là, il était revenu.
Elle se laissa caresser, explorer, fit cette chose qu’elle n’avait jamais réellement envisagée avant qu’elle se produise : l’amour avec un corps inconnu, découvrant tout à la fois, sa peau, sa densité, son odeur. Ces mains qui ne cessaient de la parcourir l’entraînaient dans un vertige qui l’éloignait peu à peu du rivage, sans aucun retour possible. Comme s’il la soulevait, pour glisser avec elle dans une pente très douce. Il n’y avait plus d’appui solide dans l’espace, rien à quoi se retenir.
« J’aimerais tenir quelque chose dans mes bras comme vous tenez votre guitare, avec cette tendresse, j’aimerais vous tenir dans mes bras avec cette même tendresse, parce que vous êtes tout, tout ce dont j’ai rêvé… » Quand elle pensait à la largeur de ses mains, à leur présence, cette réplique d’un film résonnait dans sa tête, obsédante comme une chanson d’été à la radio.
Le frisson à lui seul contenait tant de promesses… Même si son sexe lui faisait mal, elle n’en parlait pas. Elle était certainement la seule responsable, elle se croyait sèche, trop étroite. Elle se disait qu’elle apprendrait.
Malgré cette gêne qu’elle ressentait ensuite, plusieurs jours durant, elle était toujours d’accord pour le faire, autant qu’il le souhaitait, pour le satisfaire, mais aussi pour le frisson, quel qu’il soit, diminué ou grandissant, mystérieusement autonome, suivant ses propres lois.
Ils se retrouvaient de plus en plus souvent. Les week-ends, les jeudis après-midi, dès qu’elle pouvait s’échapper du pensionnat, elle ne voyait aucune raison de lui résister, après tout ils étaient là pour « ça ». Pour se voir, bien sûr, se parler, et puis pour ça. Il attendait quelque chose d’elle, cette chose était l’aboutissement de leurs retrouvailles, il n’était pas envisageable qu’elle reparte sans la lui donner.
Pour se rassurer, elle se répétait qu’il était possible, même probable, qu’ils se marient plus tard… Sa confiance était infinie.
Allongée sur le sol froid de la chambre, elle essaie de calmer sa respiration et ses pensées devenues folles. Mais les mêmes questions reviennent, indéfiniment, comme des papillons s’exposant la nuit entière aux brûlures de la lampe. Qui aurait pu supposer que l’ordre des choses changerait si brutalement ? Pourquoi se retrouvait-elle seule dans cette banlieue, à Pantin, ne sachant absolument pas si une personne, une seule, de sa famille ou de son entourage, resterait proche d’elle ? Elle avait beau compter, chercher, faire défiler tous ces visages qui jusque-là avaient fait sa vie, aucun ne se fixait devant ses yeux, c’était vide.
Il lui avait bien envoyé cette lettre, une lettre d’excuses ou de justification, à moins qu’il ne soit revenu sur sa décision et choisisse de les accepter, elle et l’enfant, mais elle avait déchiré l’enveloppe, sans l’ouvrir, en morceaux si petits qu’il était maintenant impossible de la lire.
Il ne recevrait aucune réponse, si la lettre en réclamait une. Puisqu’il fallait souffrir dans cette histoire, autant aller jusqu’au bout. Elle préférait penser que si elle était coupée de tout, c’était son choix, sa propre résolution, et n’avait rien à voir avec les consignes relayées par son frère. Persuadée que le fugitif devait aussi en souffrir, elle s’enfermait.
Elle refusait d’admettre qu’elle ne pouvait plus l’atteindre, qu’il s’était envolé, aussi rapide qu’un oiseau fuyant la main qui tente bêtement de le saisir.
Alors, du haut de son sixième étage, elle passe ses journées penchée à la fenêtre, à observer les gens, regrettant d’être si haut et eux si petits. Elle voudrait voir leur visage plutôt qu’être obligée de toujours deviner, d’inventer à chacun la bonne expression, d’interpréter le moindre geste pour se raconter leur vie et mieux oublier la sienne.
Son frère vient la voir régulièrement, mais ses visites sont courtes et lui laissent le sentiment d’être plus isolée encore. Les voisins la saluent, proposent leur aide pour les courses, certains l’interrogent aussi, avec curiosité. Elle apprend à les éviter. De longues semaines s’achèvent sans avoir croisé personne, sauf la concierge et la vendeuse du Félix Potin à l’angle de la rue.
Ses nuits sont peuplées de rêves étranges, elle se voit entourée d’une foule qui avance au ralenti, elle voudrait s’échapper, fuir le plus loin possible, elle y parvient en pédalant de toutes ses forces, jusqu’à s’élever du sol et rejoindre dans son élan les toits des maisons, elle plane de plus en plus haut, au-dessus d’une église, gravite autour d’un dôme, comme une planète, avant de se poser sur un vieux clocher… Ou elle traverse des champs immenses, recouverts de fleurs bleues, le vent les caresse, les tiges ondulent comme des vagues, « tout ce qui est là, devant toi, te ressemble », lui assure le rêve, elle pénètre dans une grange, la lumière filtre au travers des planches mal ajustées, « ouvre grand les yeux, il faut en profiter », s’enthousiasme-t-elle en détaillant chaque objet, deux petits tableaux sont accrochés au mur, des natures mortes, des fruits jaunes, orangés, « ces peintures sont à ton image », affirme à nouveau une voix intérieure, si confiante qu’elle a du mal à la reconnaître… Elle se réveille plus fatiguée que la veille, regrettant de ne pas être restée prisonnière du rêve, elle saurait comment l’interpréter.
Pantin est désespérément gris comparé à ses échappées en technicolor. Si quelqu’un pouvait lui témoigner un peu de chaleur et d’empathie, le temps passerait plus vite…
Anne vient lui rendre visite dans son minuscule meublé. C’est la seule camarade de pension qu’elle a osé appeler, elle est discrète et n’a pas l’habitude de poser de questions.
Les premiers temps, il est facile de mettre sa réticence à sortir sur le compte de la grossesse, mais au fil des jours et des mois, tout cela devient étrange, presque inquiétant. Aime-t-elle à ce point la solitude ? Impossible d’imaginer que son amie s’enferme toute la journée pour obéir aux instructions paternelles ou cherche à devenir invisible à mesure que son ventre s’arrondit.
Pour bien faire, il faudrait disparaître, cesser d’exister. « Si c’était ce geste, précisément, qu’ils attendaient de moi ? », cette question l’obsède. Elle se réveille, s’endort avec, l’idée grandit et finit par prendre toute la place.
Peu importe que les chances de croiser quelqu’un de familier à Pantin soient inexistantes, son père lui demande d’être toujours plus prudente. Leur vie entière s’est construite sur des apparences, il faut tenir son rang, continuer de vivre exclusivement avec ceux du même milieu, et tenter d’être, à leurs yeux, irréprochable, même si cette reconnaissance devait se payer cher ensuite.
Il tenait tant à ces apparences qu’elles étaient devenues la seule réalité valable, il y adhérait si totalement qu’il entraînait tout son monde dans des versions toujours arrangées, édulcorées de sa vie. Mais rien ne demeurait aussi lisse qu’il le souhaitait, les êtres et les choses autour de lui prenaient même un malin plaisir à résister et déjouer tous ses plans. Sa femme surtout détonnait, elle se comportait bizarrement, n’écoutant que ses obsessions. Elle repeignait les volets à trois heures du matin, impossible pour elle d’attendre le lever du jour, ensuite elle partait au potager avec une lampe-torche pour désherber jusqu’à l’aube, jusqu’à ne plus pouvoir tenir debout. Elle finissait toujours par s’endormir dans sa brouette, en tenant serrés contre elle sa lampe et son sécateur.
Au début de leur mariage, il avait bien essayé de cacher, aux employés et à toutes les personnes qu’il côtoyait, les débordements de son épouse, ses manies et ses travers. Et quand ce ne fut plus possible il choisit d’en rire dans les dîners, devant des invités crédules et amusés. Mais, en vieillissant, elle devint véritablement inquiétante, ses journées n’avaient plus aucune cohérence, ses obsessions avaient pris toute la place, alors il baissa les bras et subit en silence, continuant plus modestement de prétendre qu’elle était certes un peu spéciale, décalée, mais qu’il la choisirait encore si c’était à refaire. Il assurait même avoir de la tendresse pour sa folie, alors qu’elle lui était devenue insupportable. Elle n’arrivait qu’à la fin des repas, quand elle arrivait. Ne s’occupait pas des enfants, sauf s’ils acceptaient de déplacer des caisses d’une pièce à l’autre ou de la suivre pendant des heures au potager, ou encore s’ils s’agenouillaient avec elle pour chanter devant l’une des multiples statues de Marie, phosphorescente et miraculeuse, en plâtre ou en plastique, disséminées dans toute la maison. Elle aimait aussi leur montrer de curieux mouvements de gymnastique, imaginés par elle, avec des respirations censées lui procurer enfin un peu de détente. Quoi qu’elle fasse, elle ressemblait toujours au lapin d’Alice au pays des merveilles, répétant comme lui qu’elle n’avait pas le temps, qu’elle était en retard. C’était une lutte quotidienne perdue d’avance entre elle et le temps, découpé, saucissonné en heures et en minutes pour rien, juste pour lui rendre la vie plus dure encore. Sous cette pression continuelle, ses nerfs réclamaient d’urgence d’être soignés, mais cela aurait signifié reconnaître sa fragilité mentale, et cette tâche aurait rejailli sur lui, son mari. Il ne voulait pas prendre le risque de voir cette tache s’agrandir comme de l’encre sur du papier buvard.
Même si elle en avait peur, elle aimait jouer à côté de cette femme pressée. Son corps d’enfant réclamait la voix et l’odeur de sa mère. Elle tâchait de ne pas prendre trop de place, les adultes ne lui accordaient pas la moindre attention, elle pouvait se maquiller avec sa poudre, sentir son parfum, coiffer ses poupées avec sa brosse, tenir le miroir gravé de ses initiales. Rien n’était plus précieux à ses yeux que ces objets pleins d’une présence maternelle enfin accessible. Elle s’émerveillait de pouvoir les manipuler, de posséder quelques instants l’immense collier de perles de sa mère, qui s’énervait sitôt qu’elle la découvrait. Par terre, toujours au mauvais endroit, elle n’aimait pas voir l’enfant jouer avec ses affaires, elle les abîmait avec ses mains sales ! Sa fille la gênait, l’empêchait de courir au hasard des choses qu’elle avait à faire…
Un matin, excédée, elle la saisit par la taille, prête à la jeter par la fenêtre ouverte. La fillette hurla pardon, et ce cri l’arrêta dans son élan, la laissant un moment suspendue au-dessus du vide. Le petit corps raidi dans les mains de sa mère n’opposa pas la moindre résistance de peur d’être lâché. « Pardon, pardon… ! », répétait l’enfant d’une voix blanche. Prenant alors subitement conscience de son geste, sa mère la reposa sur le sol.
La petite se sauva, comprenant confusément à quoi elle venait d’échapper. Elle s’aperçut plus tard que sa robe était trempée, et eut honte de n’avoir pas su se retenir. À cet instant plus qu’à aucun autre, elle aurait aimé se réfugier dans des bras pour apaiser les battements de son cœur. Mais d’aussi loin qu’elle s’en souvienne, personne ne l’avait jamais prise dans ses bras.
Seul un grand-père lui manifestait un véritable intérêt, celui qui avait transmis la syphilis à sa femme au retour de la Grande Guerre, et dont on disait seulement qu’il avait contracté une « maladie spéciale » pour ne pas la nommer. Ce grand-père l’aimait plus que les autres, parce qu’il l’avait sauvée un jour de la noyade en la retenant par les cheveux.
Quand il l’autorisait à l’accompagner sur l’étang, elle le suivait toujours avec enthousiasme. Elle le regardait pêcher tout l’après-midi, sans se lasser, et l’aidait parfois à remettre ses prises à l’eau. La barque n’était pas grande, il n’y avait de place que pour lui, ses cannes à pêche et un enfant. Elle se précipitait pour être l’élue. Il se fatiguait vite des histoires que faisaient les autres, de leurs chamailleries. Il la choisissait volontiers parce qu’elle était silencieuse, à l’écart, toujours un sourire triste sur les lèvres. Elle payait cher cette préférence, les aînés la poursuivaient en criant : « Oh la laide ! Oh la laide ! », n’abandonnant qu’à condition de voir ses larmes couler, puis ils retournaient à leurs jeux, satisfaits.
Un jour, alors qu’elle regardait le poisson qui venait d’être libéré s’enfoncer dans l’eau verte et boueuse, penchée pour le suivre jusqu’à le voir disparaître à travers les algues, elle avait basculé dans l’étang. Elle ne savait pas nager et n’essaya pas de s’accrocher à la barque ni de se débattre dans l’eau, surprise de pénétrer dans cette opacité pleine de lianes qu’elle avait tant observée du bateau. Elle se voyait tomber comme une pierre, distinguant à peine ce qui s’enroulait autour de ses chevilles, frôlaient son dos et ses bras, jusqu’à ce qu’elle soit tirée par les cheveux, et ramenée toute dégoulinante de vase dans la barque. Elle ne s’en souvient plus, mais en regagnant la rive, le vieil homme l’avait sans doute entourée, essuyée, réchauffée.
Il la laissait parfois s’asseoir sur ses genoux. Il ne le manifestait pas, mais certains jours, quand sa femme l’avait abreuvé plus que d’ordinaire de paroles amères, il attendait ses visites.
Voilà sans doute pourquoi ma mère ne voulait jamais couper mes cheveux, et encore moins m’amener chez le coiffeur. Quand je la suppliais de les égaliser de quelques centimètres, elle le faisait en soufflant, comme si chaque coup de ciseaux lui coûtait. Je n’aimais pas sentir ses mains hésiter dans mon dos et tarder à faire ce que je réclamais avec tant d’insistance. Je ne savais pas encore que la longueur de ses cheveux lui avait un jour sauvé la vie.
Les Rêveurs
Isabelle Carré
Grasset
« On devrait trouver des moyens pour empêcher qu’un parfum s’épuise, demander un engagement au vendeur – certifiez-moi qu’il sera sur les rayons pour cinquante ou soixante ans, sinon retirez-le tout de suite. Faites-le pour moi et pour tous ceux qui, grâce à un flacon acheté dans un grand magasin, retrouvent l’odeur de leur mère, d’une maison, d’une époque bénie de leur vie, d’un premier amour ou, plus précieuse encore, quasi inaccessible, l’odeur de leur enfance… »
I. C.
Quand l’enfance a pour décor les années 70, tout semble possible. Mais pour cette famille de rêveurs un peu déglinguée, formidablement touchante, le chemin de la liberté est périlleux. Isabelle Carré dit les couleurs acidulées de l’époque, la découverte du monde compliqué des adultes, leurs douloureuses métamorphoses, la force et la fragilité d’une jeune fille que le théâtre va révéler à elle-même. Une rare grâce d’écriture.