La vie n'a pas d'âge.
La vraie jeunesse ne s'use pas.
On a beau l'appeler souvenir,
On a beau dire qu'elle disparaît,
On a beau dire et vouloir dire que tout s'en va,
Tout ce qui est vrai est là.
Quand la vérité est belle, rien ne ternit son miroir.
Les gents très âgés remontent en enfance
Et leur coeur bat,
Là où il n'y a pas d'autrefois.
Jacques Prévert
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Dans ma petite ville, deux rivières se cherchent puis se rencontrent et s'unissent. La principale, celle qui va poursuivre le chemin n'est pas la plus débordante d'eau vive, mais elle est pressée et entreprenante.
Elle passe trois frontières en quelques coulées, avant de rejoindre le fleuve au joli nom, la Meuse, cent kilomètres plus loin.
Jadis, elle s'était alourdie de la sidérurgie locale et se plaisait à refroidir ses installations et ses produits brûlants. C'était avant qu'on assassine l'Usine, la première victime d'une longue liste, largement encadrée de noir. Comme une fidèle sentinelle, sa haute silhouette gris-métal, occupait tout notre horizon. Elle se plaisait jour et nuit à faire exploser dans le ciel, en millions d'étincelles, les couleurs rougeoyantes de l'acier en fusion.
Il y a quarante ans, certains puissants de ce monde l'ont jugée trop décentrée, trop vieille, trop usée, trop chère à entretenir et ils l'ont abattue à jamais.
La rivière s'est retrouvée orpheline. a 300 mètres de chez moi, elle coule toujours, mais elle me semble plus calme et plus patiente, comme si elle attendait son affluent, venu en méandres paisibles de la campagne voisine.
Pourtant à certaines saisons, cette rivière campagnarde se met en colère, révoltée contre sa prochaine soumission. Alors, elle se fait plus sauvage et elle déborde largement ses hautes eaux sur les deux rivières, comme si elle renâclait à rejoindre la ville et à se perdre dans l'autre cours d'eau.
C'était la rivière préférée des romans d'Hubert Juin, un ami de mon frère aîné. Il lui avai confié, pour avis, quelques-uns de ses premiers écrits, du temps où il s'appelait encore Hubert Loescher.
A bien y réfléchir, que de scènes vécues dans les premières années d'une vie renaissent en pièces détachées au détour d'une réflexion, d'un souvenir, d'une rêverie, d'une conversation, d'une photographie.
A leur guise, elles se recomposent comme dans un puzzle, puis elles semblent se défaire et tomber dans l'oubli. A nouveau, sans se faire annoncer, elles surgissent des bas-fonds de la conscience, avec des enrichissements de scénario, des variations de mise en scène, selon de mystérieux mouvements intimes.
Si finalement elles s'accrochent et s'enracinent en nous avec une telle force et une telle continuité, c'est qu'elles sont vraiment signifiantes pour le déchiffrement de soi auquel chacun est confronté, tôt ou tard.
Ne serait-ce pas tout simplement adhérer au conseil de Socrate, lui qui incluait dans les prémices de la Sagesse le fameux " Connais-toi toi-même". une recherche, faut-il le rappeler, jamais achevée ? se réapproprier son enfance me paraît en effet un chemin inévitable pour orienter une connaissance intime de soi-même.
Le temple d'Apollon à Delphes où l'on peut lire au fronton
"connais-toi toi-même"
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Louis Goffin
Ciels d'enfance
L'Harmattan
collection Encres de Vie
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