Une légende court les déserts du nord de l'Inde,
répandue par des hommes qui font leur métier de
colporter des histoires. Ils sont pauvres mais on les
vénère. Ils doivent ce respect à leur science des mots,
des hommes et du Temps.
On leur a demandé d'où ils la tiennent. Ils ne
savent expliquer la vie qu'à travers des histoires, ils
ont répondu par une histoire. Entre deux existences,
ont-ils dit, leur âme migre sous les sables et s'en va
boire à l'eau d'un fleuve souterrain. Ils sont seuls à le
connaître. À les en croire, son courant est intarissable
et extrêmement limpide. C'est l'Eau de la Mémoire.
Leur âme acquiert ainsi l'intelligence des contes, des
épopées, de l'Histoire et des histoires. Une fois sa soif
étanchée, elle se réincarne et les Errants – c'est le nom
de ces conteurs –, forts d'une toute neuve cargaison
narrative, recommencent à sillonner le désert.
Leur vie, depuis des siècles, ne change pas. Ils s'en
vont au hasard des routes et, moyennant quelques
piécettes, livrent à qui veut – hommes, femmes,
enfants, indifféremment, jeunes et vieux, paysans,
cantonniers, brigands, prostituées, pèlerins, montreurs
de marionnettes, danseurs, marchands de tout
et de rien – quelques-uns de ces récits qu'ils prétendent avoir bus à l'eau du fleuve souterrain.
Leurs clients, pour certains, sont nés dans des
contrées éloignées ; ils ignorent où ils ont puisé leur
inspiration. Comme aux écrivains, ils demandent :
« Où trouvez-vous vos histoires ? » Les Errants ne
s'embarrassent pas de justifications et encore moins
de longs développements. Ils se bornent à reprendre
la légende de l'Eau de la Mémoire et du fleuve qu'ils
sont seuls à voir. Puis ils concluent avec aplomb : « Si
l'on n'a pas bu de cette eau-là, si l'on ne s'est pas
désaltéré aux récits des Vieilles Époques et que l'on
n'est pas retourné à l'origine des origines, on ne sait
rien, ni de soi, ni de ce qu'on fait sur terre, ni de ce
que sont les humains. » Et ils reprennent leur route
pour proposer aux gens qu'ils rencontrent de quoi
rester éveillés la moitié de la nuit, même quand ils
sont morts de fatigue.
Leurs clients en ont toujours pour leur argent. Non
seulement ils passent un bon moment, mais à la fin
de l'histoire ils sont convaincus de s'être régénérés, eux aussi, à l'eau du fleuve secret. D'y avoir trouvé d'excellentes
raisons de croire en eux-mêmes et, mieux
encore, dans la route qu'ils ont choisie pour faire le
voyage de la vie.
Je connais cette légende depuis peu. Dès que j'en ai
eu vent, je me suis reconnue dans ces Errants. Ma vie
se confond avec mes histoires. Celles que j'ai écrites,
et d'autres, beaucoup plus anciennes, que je me suis
racontées à voix basse quand j'étais petite. Mais je suis
loin d'avoir l'aplomb des Errants. Eux se sont arrangés
pour que leurs enfants et les enfants de leurs enfants
se marient exclusivement avec d'autres Errants. À la
longue, ils ont fini par former une caste étroitement
soudée par ses façons d'être, la vie nomade, une
mémoire féroce des temps anciens, la foi dans la puissance
des légendes et des récits, le mythe de la migration
périodique de leurs âmes sur les rives du fleuve
invisible. L'écrivain, lui, est seul. Sa parentèle, au
mieux, voit en lui un être à part. Excentrique, un peu
baroque, « spécial », dit-on parfois. Le plus souvent, il
dérange les siens, les inquiète.
C'est compréhensible. Il passe son temps à interroger
des énigmes et tenter de les déchiffrer ; s'il
entreprend d'explorer cette accumulation de petits et
grands secrets qui cimente sa tribu, comme toutes les
familles, elle se sentira en danger. Entre la fidélité au groupe et la liberté, l'écrivain choisira toujours la
liberté.
Il arrive aussi que, dans la famille où il a grandi, le
chemin de l'écriture soit entouré de peur et d'interdit.
C'est mon cas. Je l'ai compris parce qu'à la question
classique des lecteurs : « Écriviez-vous, enfant ? »,
je répondais chaque fois « non », alors que j'avais
l'impression rigoureusement inverse d'avoir toujours
vécu par et pour les histoires ; et même d'avoir écrit
avant d'avoir tenu le moindre stylo – l'époque où,
vers cinq ans, je me suis inventé un monde parallèle
et des personnages dont je me racontais les aventures
tout bas. Cet univers n'appartenait qu'à moi et l'idée
ne m'a jamais effleurée de lui donner une forme
écrite, même quand mes institutrices m'ont initiée à
l'exercice scolaire qu'on appelait « rédaction » et que
j'y ai pris goût. Dans ma famille, hors l'école, toute
tentative d'écriture était taboue.
Je n'osais pas le dire à mes lecteurs. Ni évoquer ces
imaginations enfantines.
Cet embarras a fini par m'intriguer. Dans un premier
temps, je l'ai attribué au milieu dans lequel je suis
née. Les instituteurs de mes parents leur avaient enseigné
la grammaire et l'orthographe à grand renfort de
punitions et coups de règle sur les doigts. La méthode avait cours partout, même dans les écoles les plus huppées.
Pour les enfants de pauvres, elle fut particulièrement
traumatisante. Tels leurs vêtements usés ou faits
de pièces et de morceaux, leurs fautes de langue étaient
le signe éclatant qu'ils étaient nés du mauvais côté de
la barrière.
Mes parents étaient vifs et appliqués. Ils avaient
vaincu ce handicap mais ces séances d'humiliation
publique les avaient marqués. Écrire était un calvaire
pour ces anciens petits ouvriers qui avaient bataillé dur
avant de s'extraire de la misère – mon père, ancien
garçon de ferme, avait appris son métier de maçon sur
le tas puis s'était battu pour devenir professeur de
maçonnerie ; ma mère, pendant la guerre, n'avait dû
sa survie qu'à ses talents de couturière. Ils n'écrivaient
que contraints et forcés, lorsqu'ils étaient confrontés
à des difficultés administratives ou redoutaient de ne
pouvoir boucler une fin de mois. La seule idée de
commettre dans leur courrier une faute de syntaxe ou
d'orthographe, d'employer un terme qui n'était pas le
bon, de mal s'y prendre dans l'exposé de leur requête
les rendait blêmes. Ils rédigeaient leurs lettres à deux ;
il s'en trouvait toujours un pour murmurer à l'autre :
« On est des petits, des gens simples, il faut faire très
attention. Sinon on va nous mépriser, jeter notre lettre
au panier. » Et il fallait les voir : hésitants, tremblants,
persuadés qu'ils risquaient leur peau à chaque mot, même quand ils n'en étaient qu'au stade du brouillon.
Ensuite ils le recopiaient, ce brouillon, de la même
main scrupuleuse et apeurée, sur un petit bloc de
papier à lettres rayé de lignes bleues. Leur terreur,
cette fois, était de ne pas suivre les lignes, d'« écrire de
traviole » – c'était leur mot.
Aussi, entendre un instituteur déclarer que leurs
enfants étaient « bons en français » – ils l'ont tous
été –, représentait bien plus qu'une fierté : une sécurité.
Leurs enfants, mieux qu'eux, s'en sortiraient.
Ils n'étaient pas ignares, loin de là. Tous les deux,
ils avaient obtenu haut la main leur certificat d'études.
S'ils n'avaient pas été contraints de quitter l'école pour
gagner leur vie, ils auraient passé le bac sans encombre
et seraient devenus – encore une expression d'époque –
de « brillants sujets ».
Ils avaient lu. Pendant les cinq années de guerre,
pour l'essentiel, et chacun de son côté puisque le
conflit les avait séparés. Des livres prêtés ou achetés
sur le peu dont ils disposaient, Chateaubriand,
Lamartine, Hugo, Verlaine, Zola, Colette, jusqu'au
Barbey d'Aurevilly des Diaboliques.
De ces écrivains, ils ne connaissaient, au mieux,
qu'un épisode biographique. L'exil à Guernesey pour
Hugo, l'affaire Dreyfus pour Zola ; et, pour Colette,
l'impossibilité d'entrer à l'Académie française – l'institution était encore fermée aux femmes. Mais le plus
souvent, les écrivains se résumaient à leur nom.
Comme la plupart des Français jusqu'aux années 1970,
ils n'en avaient jamais rencontré. La télévision n'existait
pas, les Salons du livre non plus ; aucun éditeur
n'aurait pensé à envoyer un auteur rencontrer son
public à l'autre bout de la France. Aussi les écrivains
restaient-ils, pour eux, des émanations immatérielles
qui allaient et venaient entre les pages de leurs livres et
leur voulaient du bien. Leurs romans et leurs poèmes
les avaient soutenus dans la difficulté ou le malheur,
cela seul comptait.
Mais, paradoxalement, ils attribuaient à ces fantômes
une réalité sociale et une localisation – Paris,
toujours. Et, tels les Indiens face aux Errants, ils
voyaient en eux une caste. Fermée, inaccessible. Si, par
extraordinaire, je leur avais dit : « Je veux devenir écrivain
» – ce qui ne m'est jamais arrivé, telle était la
puissance du tabou qui, dans ma famille, entourait
l'écriture –, ils m'auraient répondu : « Tu es complètement
folle ! C'est pas pour nous ! »
Écrire, dans ma famille, restait donc un acte purement
administratif ou scolaire. Je voyais mes parents
adresser des lettres à la Sécurité sociale, aux allocations familiales, aux services de la mairie, aux fonctionnaires
du fisc, tandis que nous, les enfants, nous faisions des
rédactions. En dehors de ces textes d'obligation,
seules quatre pratiques d'écriture étaient admises, qui
relevaient elles aussi de l'astreinte ou, au mieux, des
convenances : les cartes postales, les cartes de vœux,
les lettres de condoléances, le courrier à la famille et
aux amis.
Dans ces écrits, le non-dit était de rigueur. On n'y
ménageait aucun de ces effets de surprise, suspense,
déroutement, rebondissement, tout ce qui fonde une
histoire. Et de soi, on ne livrait quasiment rien. On
énumérait des micro-événements, on dévidait des
suites de faits. Tout juste les reliait-on d'« ensuite »,
« alors », « après ».
Mes parents n'ont transgressé cette règle qu'au
moment de la guerre. Avant leur mariage, ils n'avaient
pas eu à s'écrire des lettres d'amour, ils vivaient à cinq
cents mètres l'un de l'autre. Séparés par le conflit, ils
n'ont pas cessé de s'écrire, s'écrire vraiment : se
confier, s'abandonner, construire des mini-récits,
chercher un sens au malheur qui leur volait leur jeunesse.
Malgré la censure allemande, leur plume, à ce
moment-là, fut vive et sûre, elle n'a jamais tremblé.
Puis ce fut la paix, ils se sont retrouvés et sont devenus
leurs propres censeurs. Dès qu'ils avaient un stylo en main, ils n'étaient que contrainte, méfiance, peur, raideur,
gravité.
Ils ont accordé beaucoup de prix à leur correspondance
de guerre. Sans se concerter, l'un en Allemagne,
l'autre en Bretagne, ils ont réussi à la sauver des vicissitudes
innombrables qu'ils ont dû affronter, fuites
anxieuses dans la neige ou sous la pluie, bombardements,
inondations, incendies, transbahutages hasardeux
dans des camions, trains, charrettes. À nous,
leurs enfants, ils ne cachèrent pas son existence. Nous
étions même au fait de l'endroit où ils la conservaient :
dans un recoin du grenier, au fond d'une valise de
carton noir et cabossé. Nous savions aussi que nous ne
devions pas y toucher. Personne, pourtant, ne nous
l'avait signifié.
J'étais fouineuse, j'aurais pu violer l'interdit. Ça ne
m'a pas tentée. La seule vue de cette valise me donnait
la chair de poule ; je m'en suis toujours tenue à bonne
distance. Comme le tabernacle à l'église, elle me semblait
receler un secret effrayant ; et quand j'ai claqué
la porte de la maison, l'année de mes dix-sept ans, je
me suis empressée de l'oublier, jusqu'au jour où, des
années plus tard, mon père me l'a confiée.
J'ai attendu que mes parents soient morts pour
l'ouvrir. Elle n'était pas verrouillée mais c'était évident,
personne, depuis la guerre, n'avait touché aux dizaines de lettres et carnets qui s'y entassaient. L'Eau de la
Mémoire, depuis tout ce temps, était restée dormante.
Nul n'était allé s'y abreuver, l'interdit avait perduré.
Ça m'a intriguée et, à force de m'interroger, il a
fini par m'apparaître que, dans ma famille, il n'y avait
pas un, mais deux interdits, d'une nature tout à fait
différente. L'un touchait au passé de mes parents ; et
le second à la pratique de l'écriture.
Le premier, je l'avais respecté. Du vivant de mes
parents, je n'avais pas ouvert la valise. L'autre, en
revanche, en publiant des livres, je l'avais spectaculairement
transgressé.
La fille à histoires
Irène Frain
(Le Seuil)
parution le 21 septembre 2017
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