jeudi 24 septembre 2020

Juliette Gréco"Jolie môme" (live officiel) | Archive INA


Disparition d'une grande dame qui a croisé sur son chemin les grands de ce monde !
Adieu jolie môme !
Merci pour votre élégance ! 

Den
 
 

dimanche 20 septembre 2020

Une rose seule

 

Couverture d\'Une rose seule, de Muriel Barbery 

 

Une rose seule, de Muriel Barbery, paru aux éditions Actes Sud le 19 août 2020

 

 Extrait : "La musique des pins l’enveloppa comme une liturgie, la noya dans les branches griffues, les torsions en pointe d’aiguilles souples ; une atmosphère de cantique flottait, le monde s’aiguisait, elle perdait la notion du temps. La pluie reprit, fine et régulière, elle ouvrit son parapluie transparent – quelque part en lisière de sa vision, quelque chose s’agita. Ils passèrent le porche, il y eut un autre coude vers la droite puis, devant eux, une allée. Longue, étroite, bordée de buissons de camélias et de rampes de bambous par-dessus une mousse argentine, cernée, à l’arrière, de hauts bambous gris, surplombée d’un arceau d’érables, elle menait à un portail à toit de chaume et de mousse où on avait planté des iris et où s’alanguissait la dentelle des feuilles. C’était, en réalité, plus qu’une allée ; un voyage, se dit Rose ; une voie vers la fin ou vers le commencement."    

jeudi 17 septembre 2020

*Nous vivons une période nouvelle



 Couverture : Laure Adler, La voyageuse de nuit, Grasset

« J’ai attendu impatiemment de devenir vieux. Parce que cela pouvait être un moyen d’échapper à ce que les gens attendent de vous. »
Lars Norén
 

Le sentiment de l’âge

« Depuis quand es-tu vieux ? Depuis demain. »
Elias CANETTI,
Le Livre contre la mort
 
Nous vivons une période nouvelle où quatre, voire cinq générations peuvent être vivantes en même temps. Sommes-nous toutes et tous, pour autant, dotés de la même puissance de vie et définissons-nous la vie de la même manière ? Vivre sa vie a toujours été un métier difficile, vivre le rapport au temps qui passe devient un sport de combat. La publicité pourtant vante le mélange des générations. Après des campagnes, pendant des années, où les mères devaient s’habiller comme leurs filles, ce fut le tour des grand-mères de devoir à tout prix rajeunir leur look pour ne plus trop faire « mamies ». Alimentation, sport, manières de se vêtir, de s’exprimer et même de séduire, désormais être une septuagénaire à la page implique un emploi du temps surchargé. Les sites de rencontres seniors se multiplient sur les réseaux sociaux et si vous ne mettez pas assez vite votre nouvel amant dans le caddie retour à l’envoyeur, c’est que vous vous contentez de médiocres performances et que vous ne croyez pas assez en vos charmes. Dans certaines maisons de retraite les karaokés se multiplient et ont plus de succès que les conférences sur la vie de François d’Assise. Dans d’autres – hélas, pas encore assez nombreuses – on laisse libres les déambulations des pensionnaires des deux sexes le temps de la sieste, sans faire irruption dans leur chambre, unique lieu de leur intimité.
 



Et si cette similitude intergénérationnelle était néfaste à l’idée de considération des vieux, comme des jeunes, d’ailleurs. Cette homogénéisation factice et fausse des apparences et des capacités nous dégrade tous et efface nos singularités individuelles qui pourtant sont constitutives de notre rapport au monde.

« La richesse des vieilles âmes et des corps à bout de course est immense, splendide, surprenante. Plus je m’enfonce au quotidien dans ce qui me reste à vivre, plus je m’intéresse aux moindres détails : visages, corps, gestes, destins… On ne cesse jamais de se découvrir. Mon rapport au Temps a changé. Je suis entrée dans le Temps… »
Cette fureur joyeuse qui habitait Dominique Rolin, alors âgée de quatre-vingt-huit ans lorsqu’elle s’exprimait dans son livre d’entretiens intitulé Plaisirs, n’est pas, hélas, réservée à tout le monde. Il faut une bonne santé, une force de caractère, un goût inébranlable du bonheur. Le bonheur et la plénitude de la vieillesse existent sous toutes les latitudes et dans toutes les civilisations. Vieillir n’est pas une maladie mais le sentiment de l’âge, lui, varie en fonction de critères psychiques, physiques, géographiques. Nous en faisons tous l’expérience à partir d’un âge qui peut beaucoup varier. Un beau jour on se sent ou on se sentira vieille ou vieux. Ça peut passer ou revenir comme une méchante ritournelle. Chateaubriand à vingt-sept ans voyait s’éloigner définitivement sa jeunesse. Gustave Flaubert, le jour de ses trente-six ans, se découvre vieillard. Il écrit à son amie Mlle Leroyer de Chantepie : « … les choses se sont usées d’elles-mêmes. (…) À présent je fais comme les choses. Je vais chaque jour me détériorant et la confiance en moi (…), le sentiment d’une force vague et immense que l’on respire avec l’air, tout cela décline peu à peu. » Virginia Woolf, le 29 décembre 1940 – elle a alors cinquante-huit ans – note dans son journal : « Je déteste la dureté de la vieillesse. Je la sens venir. Je suis aigrie. »
 



L’âge est un sentiment et non une réalité. Cela peut se passer un beau jour au réveil, ou quand une fatigue inexpliquée vous submerge, ou au détour d’une rue lorsque vous voyez par inadvertance dans le reflet d’une devanture votre silhouette, plus voûtée que vous ne l’imaginiez. Cela peut aussi vous être infligé par autrui. Les enfants sont les rois de la cruauté en ce domaine et vous relèguent sans aucune culpabilité dans le camp des has been. Il y a aussi les jeunes gens bien élevés qui, pensant faire leur devoir de civilité, vous expédient sans coup férir dans le camp des faibles qu’il faut protéger. Ainsi de ce jeune homme dans ce bus bondé qui m’a laissé sa place, ce qui a détruit pour la journée mon humeur primesautière. A contrario, je n’ai aucune envie d’oublier cette matinée où, marchant dans la rue et longeant un chantier, des ouvriers m’ont sifflée joyeusement. Il est vrai qu’ils me voyaient de dos et que je ne me suis pas retournée, n’empêche que je me suis sentie bêtement ragaillardie jusqu’à la fin du jour.  



L’épreuve du miroir est toujours décisive. Encore faut-il avoir le courage, non de se regarder, mais de se voir. Combien de fantômes de visages superposons-nous sur celui que nous voyons en face de nous ? Il y a quelques mois, dans les toilettes d’une station-service où je me lavais les mains, j’ai vu quelqu’un en face de moi. Front ridé aux deux extrémités, plis accentués sur le côté droit de la bouche, grandes lunettes qui masquaient le contour des yeux. Je me suis dit que j’avais des points communs avec cette personne. Quand je me suis retournée, j’ai réalisé que je voyais l’autre que je suis devenue dans la glace. Je m’étais trompée de lunettes. Je voyais un peu flou.

Vieillir n’est-ce pas accepter de voir tout un peu flou, comme une brume assez légère qui voilerait un soupçon de réel ?
 



Jean-Luc Godard, dans Adieu au langage, journal de bord d’un homme à qui le réel échappe de plus en plus, ode à la liberté que donne l’âge de saborder toutes les convenances, poème rageur contre tout type de renoncement, cri d’amour pour la peinture, largue les amarres et invente, justement, un nouveau langage avec, comme viatique, cette phrase de Claude Monet au moment où il devient aveugle, lors de l’exécution de ses Nymphéas : « Ne pas peindre ce qu’on voit, puisqu’on ne voit rien, mais peindre ce qu’on ne voit pas. »
Ce sentiment qu’on est encore dans le réel mais de manière moins acérée, plus brouillonne, avoir à y penser alors qu’avant tout cela nous était donné comme une évidence, serait-ce cela vieillir ? Vieillir serait-il divorcer d’avec le monde ? En voyant moins clair, c’est tout l’équilibre entre le monde et moi qui se trouve modifié. Comment maintenir ouverte et battante cette porte qui mène vers la vieillesse ? Ne pas la refuser. Ne pas s’y habituer.
 



« Je ne m’apercevais pas combien j’avais changé. Et maintenant je comprenais ce que c’était que la vieillesse. La vieillesse qui de toutes les réalités est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion abstraite (…) jusqu’au jour où le petit-fils d’une de nos amies, jeune homme que, instinctivement, nous traiterions de camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père. »
Marcel Proust dans Le Temps retrouvé nous fait ressentir que savoir son âge participe d’un type d’émotion, c’est un travail, volontaire ou involontaire. On ne baigne pas dans son âge comme une évidence. Bien souvent on vous le rappelle. On vous l’admoneste ou on vous le fait comprendre. Ou on le comprend soi-même tout d’un coup comme le narrateur de la Recherche qui réalise qu’il n’est plus un jeune homme, alors qu’il se « sent » jeune homme, instinctivement.
 



Ce n’est pas le nombre d’années qui nous définit. Ce n’est pas l’état civil qui fabrique notre identité. Ce n’est pas l’expérience ni le souvenir de ce qu’on a vécu et emmagasiné qui construit notre rapport au monde. On a beau – quand on l’est – se savoir vieux, on ne l’éprouve pas pour autant. En tout cas pas en permanence. Jeunes, nous pouvions nous sentir vieux. Et vieux, de temps en temps, nous sentir jeunes, très jeunes. Le fait d’être vieux – car c’est une réalité objective que personne ne peut contester – ne se confond pas avec la perception que nous en avons. C’est en ce sens qu’il existe pour moi ce que je nomme le sentiment de l’âge. Chacun d’entre nous ne se réduit pas à l’âge qu’il a. Nous pouvons d’ailleurs, dans une même journée, avoir plusieurs âges. Dans notre for intérieur, même si la société nous adresse sans arrêt des signaux d’alerte nous assignant à notre âge, nous pouvons nous en échapper et, le plus généralement, nous le faisons pour vivre ce que le présent nous propose.
On peut prendre sa « revanche » au moment de sa vieillesse. Les contraintes conscientes, ou semi-conscientes, disparaissent progressivement, laissant l’imaginaire prendre le dessus. On se fait de plus en plus confiance. Ce sentiment de ne plus avoir d’âge donne des ailes, on n’a plus de comptes à rendre qu’à soi-même. On a la sensation de défier le cycle de la vie, de nos vies.
 



« Quarante ans, c’est la vieillesse de la jeunesse, mais cinquante ans, c’est la jeunesse de la vieillesse. » Victor Hugo
 



Thérèse Clerc, l’inventeuse de la maison des femmes de Montreuil puis de celle des babayagas, maison de retraite pour femmes âgées basée sur la solidarité, l’écologie, l’autogestion, créatrice de l’université de tous les savoirs sur la vieillesse, n’a commencé à naître à sa « vraie » vie que lorsqu’elle a atteint son âge mûr. Elle s’est débarrassée de ce que lui imposait la société : vie conjugale, apparences sociales, stéréotypes de comportement, a vécu ouvertement son homosexualité, est devenue ardemment féministe et, lors de la maladie de sa mère, a décidé de rendre sa vieillesse heureuse. Elle me confiait, au moment de commencer mon enquête en 2014, deux ans avant sa disparition : « Nous, les vieilles, nous sommes l’avant-garde éclairée. Le vieux monde est derrière nous et nous courons au-devant du nouveau monde. On court avec nos vieilles pattes, elles sont moins rapides, elles sont moins rapides mais elles sont efficaces et l’essentiel est que la tête reste efficace. Il faut créer, inventer, sortir des choses convenues, des idées toutes faites. Moi je trouve que ma vie est absolument passionnante parce qu’à mon âge je suis comme une vieille pouliche échappée et je galope à travers des prés que nous n’avons pas encore défraîchis. Les hommes ont plus tendance à s’agripper au passé, un passé qui leur semble prestigieux mais qui me paraît, moi, tomber en guenilles. Nous, les femmes, nous sommes les semeuses du futur, nous sommes là pour faire advenir une autre société. »  



Marguerite Duras ne s’est jamais préoccupée de son âge, a ressenti dans son corps jusque tard l’intensité du désir, désir sexuel, désir de vivre jusqu’à la dernière goutte le calice qu’est la vie. Ce n’est pas pour autant qu’elle ne se souvient pas du temps d’avant, celui de la splendeur de la jeunesse, celui de la beauté. Sans nostalgie. C’est son secret : « Je pense à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C’est, entre toutes celles qui me plaisent de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante. » Marguerite, par son don de sourcière – elle savait vraiment trouver dans la terre là où étaient les sources – a considéré le temps et non l’âge comme son adversaire. De la mort physique elle se moque ; de l’interruption de l’écriture, elle craint le pire : « Quand on n’écrit pas on doit avancer dans une forêt qui ne se ferme jamais parce que là CEST LA FORÊT QUI SE FERME, vous êtes pris. » Elle écrira jusqu’à son dernier souffle, reviendra de la mort à plusieurs reprises, développant un savoir des confins, une lucidité vénéneuse, une jalousie féroce des vivants, elle qui ne l’était plus vraiment, avec une force d’un âge préhistorique : « Allez-y. Vous ne m’aurez pas. Je ne suis pas là. Pour personne. Même pas pour moi. »

 
Vieillir – « bien vieillir » – est-ce savoir ne pas fuir le Temps ?
« Si nous devons pleurer quand les clowns se produisent,
Et si nous trébuchons quand jouent les musiciens,
Le Temps dira, sans plus : Je te l’avais bien dit.

Nul ne peut prévoir l’avenir, et cependant
Comme je t’aime plus que je ne saurais dire,
Ah, je te l’apprendrais, si je pouvais le dire.

Il faut bien que les vents soufflent de quelque part,
Il faut bien expliquer que les feuilles pourrissent.
Le Temps dira, sans plus : Je te l’avais bien dit.

Peut-être que la rose aime vraiment s’ouvrir,
Que la vision vraiment souhaite demeurer.
Ah, je te l’apprendrais ; si je pouvais le dire.

Supposons que les lions viennent à décamper,
Et que tous les ruisseaux et les soldats s’enfuient,
Le Temps ne dira-t-il que : Je te l’avais bien dit ?
Ah, je te l’apprendrais, si je pouvais le dire. »
W. H. Auden

La  voyageur de nuit
Laure Adler

Grasset
 

jeudi 10 septembre 2020

mercredi 2 septembre 2020

*Des rêves à tenir

Couverture : Nicolas Deleau, Des rêves à tenir, Bernard Grasset Paris 


 À Anne, Lise et Armelle.
Merci aux Partisans de la Langouste,
à Jeannette et à Louise Michel.



 Je n’ai pas rêvé l’histoire qui va suivre. Je ne l’ai pas inventée ; tout y est vrai. D’autres que moi pourraient la raconter, aujourd’hui encore ; mais ils sont rares, et personne ne s’y décide.

À Job. Au théâtre du monde.
À toute absence.
À tous ceux qui partent chercher Dimitri.
Aux Partisans de la Langouste.

À l’amour, enfin : c’est bien, avec le rire, la seule chose qui vaille la peine qu’on lutte.


I

"C’est donc à moi de raconter cette histoire.
Alors, on y va.

Quand Job est revenu, ceux qui se souvenaient encore de lui ne l’ont pas reconnu : on ne l’attendait plus depuis longtemps. D’ailleurs, il n’avait jamais parlé de revenir ; et il avait tellement maigri qu’on pouvait se demander si c’était bien lui. Trente ans, c’est long. Qui l’aurait vu alors – je veux dire : qui l’aurait vraiment vu, observé avec beaucoup d’attention – aurait peut-être noté qu’il émanait de lui une étrange clarté. C’était comme si la lumière du jour, au lieu de rebondir sur sa peau, entrait dans son corps et y restait piégée, à peine plus dense qu’ailleurs. Le jour mourait quand il avait traversé la Grand-Place jusqu’à la rue de la Cale. C’était l’hiver : un vent glacial balayait l’eau du port et les flaques blafardes des quais ; de petits lambeaux de goémon dansaient, soulevés par les rafales. Autour, le village s’allumait de lueurs orange ; un néon verdâtre éclairait pour rien l’entrée de la coopérative maritime, les viviers et le silo à glace.
Tout sommeillait.
C’était dimanche.
Dans les maisons, on jouait aux cartes, on épluchait les légumes pour une grosse soupe ; et à part la taille des écrans et les baies vitrées, Job se disait sans doute que rien n’avait vraiment changé.

Alors que la nuit tombe tout à fait, il se dirige jusqu’à une ruelle obscure, parallèle au front de mer. Il y a là une petite maison de pêcheur parmi d’autres, à croupetons, fermée depuis des lustres. Tout le monde la connaît comme « la cabane », ou « chez Armel ». Armel, pourtant, a disparu il y a des années. Il faut croire que quelque chose de lui a subsisté ici. On raconte qu’il avait dit, un soir, que quelque chose se passait au nord et qu’il voulait en être. Au matin, il n’était plus au mouillage. On ne l’avait plus revu. Peu de temps après, Job était parti lui aussi, sans qu’on sache vraiment si c’était au même endroit.

Et voici qu’il revient, donc.
Il fouille dans ses poches, en extirpe un vieux trousseau, choisit une clé, se ravise, en essaie une autre. Ça bloque un peu, bien sûr. Ça coince. Ça crouille. C’est tout grippé ; mais dans un claquement mat, ça finit par céder.
À la lumière d’une torche, Job contemple l’unique pièce. Il se souvient. Tout est en l’état. Tout. Il reste même du gaz. Il faut imaginer la lenteur dans chacun de ses gestes, la précaution – comme quand on ouvre un carton rempli de jouets de gosse. Il époussette un ou deux bibelots, nettoie la table, une chaise, s’assied ; soupèse une lampe à huile, l’allume.
Ça prend. Ça vacille un peu, au début ; puis ça se stabilise, et l’odeur de l’huile et du laiton bientôt surchauffés recouvre peu à peu celle du moisi.
Dehors, le vent piaule et siffle dans les huisseries. Au loin, les drisses cliquettent contre les mâts.
Dans la petite pièce, éclairée par la flamme, l’échelle de meunier fait un éventail d’ombre tremblante contre le mur. Il grimpe jusqu’à l’étage, sous les combles. Là non plus, rien n’a changé. Tout est là, tous les trésors d’estran : des œufs de raie, des madrépores, des galets ; le diodon, des boîtes de coquillages ; et, contre la poutre centrale, la dent de narval. Pas un trésor d’estran, celle-là. Elle avait été rapportée par le père d’Armel, après une campagne en mer de Behring.

Lorsque Job redescend, les goélands gueulent déjà ; dans le port, les moteurs chauffent et crachotent ; mais en lui, il sent grandir un très profond silence.
Il sort de son sac un bout de ferraille – un cylindre inégal et fondu, découpé au chalumeau sans doute –, le pose sur le rebord de la fenêtre et lui parle. Il a dû lui murmurer que c’était la fin du voyage, quelque chose comme ça.

Moi qui le connais, c’est en tout cas comme ça que j’imagine la scène.

C’est quelques jours plus tard que je l’ai rencontré pour la première fois. On était entre nous ; on faisait notre réunion de la semaine, au bar du Vorlen. D’ailleurs on dit juste « le Vorlen » : il n’y a qu’un bar au Vorlen, un bar et un trognon de quai couleur de pierre flanqué d’une volée de marches – des marches raides et glissantes qui descendent jusqu’à l’eau. Le bar, c’est une simple cahute chahutée par les vents de sud-est – et qui résiste, forte de ceux qui viennent trouver là une chaleur qu’ils apportent eux-mêmes, finalement. Trois tables en tout, noires d’usage, quatre chaises de bistrot pour chacune, plus les trois tabourets du comptoir. Et tout autour, partout, sur des planches, des caisses de vin et des étagères branlantes, la bibliothèque. Le trésor du Vorlen. Il n’y a pas de place pour davantage.
La cahute, elle avait eu une vie avant celle-ci : elle était née au milieu des rochers parce que depuis la petite terrasse qui la prolongeait, on pouvait contempler la baie et le dauphin qui venait là ; je parle d’il y a des années, du temps des touristes et des crêpes. Mais à la mort de Jean-Louis (Jean-Louis, c’était le nom du dauphin, qui était en fait une femelle), les gens n’étaient plus venus, sans doute parce que c’était trop loin de tout. Après quelques mois d’ensommeillement, le bar avait été repris par Jeff, et avait commencé à vivre la vie qu’il a encore aujourd’hui, à peu de choses près. Des visages ont vieilli, d’autres ont disparu, bien sûr – mais les poses, les soirées, les bouteilles et les poèmes qu’on beugle sont restés les mêmes. Des photos en témoignent, que Jeff a punaisées derrière le comptoir et que chacun peut voir. C’est vrai qu’à part moi, et encore, personne ne les regarde plus depuis longtemps.
On était, donc, en plein débat quand il avait poussé la porte ; il avait salué la compagnie – un bonsoir à la cantonade, timide, presque inaudible ; puis il était resté longtemps sur le seuil, en nous regardant.

C’était très étrange, presque gênant. Lentement, nos gestes à nous aussi s’étaient suspendus d’eux-mêmes ; on avait dû sentir quelque chose. Gwen seule, qu’il ne quittait pas des yeux, lui avait rendu son « bonsoir », et il avait répété « bonsoir » – un bonsoir rien qu’à elle cette fois, comme s’il ne se rappelait même pas qu’il venait de saluer tout le monde.

Il avait l’air foudroyé.
Elle, sous ses boucles noires, elle avait l’air de se demander pourquoi il la regardait comme ça. Le visage de Gwen est très expressif – et tout son corps. Elle ressemble à une petite fille ; elle est menue, vive et sans filtre ; mais il ne faut pas s’y fier, à cette apparence enfantine : Gwen est une guerrière, et un cerveau en marche.

Les gestes, aussi doucement qu’ils s’étaient suspendus, avaient fini par reprendre leur cours. L’homme, toujours sur le seuil, ne découvrait pas l’endroit, ça se voyait tout de suite : il semblait scruter avec attention ce qui avait changé. Il n’était même pas surpris par les murs couverts de livres : en un coup d’œil il les avait reconnus. Ces livres, c’était la fierté de Jeff, et un trésor dans lequel je venais souvent piocher. Lui et la vieille Régina en apportaient des nouveaux, de temps en temps. Nous aussi, à l’occasion.

Jeff, derrière son comptoir, avait juste dit : « Alors, te voilà revenu. » Job était resté là, silencieux et immobile ; son regard était comme resté accroché du côté de Gwen, je ne savais pas s’il la regardait vraiment ou s’il s’était perdu plus loin. Jeff avait répété : « Alors, te voilà revenu » ; et Job, cette fois, avait répondu « Tu vois » en faisant un pas, puis un autre. Au troisième, Jeff était sorti de sa tanière de bouteilles et ils s’étaient serrés dans les bras l’un de l’autre, longuement, avec chaleur. Le patron avait dit : « Comme dans le temps ? » et sans attendre la réponse, il avait servi un verre de Paddy, qu’il avait fait chauffer fort avec le robinet de vapeur du percolateur. Un Paddy chaud ! C’était bien la première fois que je voyais quelqu’un commander un truc pareil. On s’en souvient, d’un breuvage comme celui-là ; normal qu’un patron de bar n’ait pas oublié. L’homme avait pris le verre, remercié d’un signe de tête et s’était installé à la table près de la fenêtre. Dehors, la nuit fouettait la vitre.
Je dis « l’homme » parce qu’on ne le connaissait pas encore, à l’époque. Après cette soirée, un paquet de gens au village l’appelaient juste « le revenant ». Moi, je l’ai connu mieux que d’autres. C’est différent. C’est pour ça que je l’appelle Job.
Une fois les effusions passées, on était retournés à nos affaires. Je le regardais du coin de l’œil boire son whisky, à petites gorgées prudentes. Il jouait de l’autre main avec une espèce de pantin, une figurine d’acrobate – une petite bonne femme peinte accrochée par les bras à une ficelle entre deux lattes de bambou. Quand on pressait la base des montants, la ficelle se tendait d’un coup et la petite acrobate faisait des soleils. Il semblait jouer machinalement, en regardant dehors ; mais moi, j’ai bien vu qu’il contemplait le reflet de sa petite danseuse sur la vitre. C’est un truc qu’on utilise parfois, quand on est timide, pour que la personne qu’on observe croie qu’on regarde ailleurs".

 Nicolas Deleau

Des rêves à tenir

chez Grasset


DU MÊME AUTEUR

La dent d’orque et autres voyages autour de mes bibelots, Glénat, 2006.
Les Rois d’ailleurs, Rivages, 2012.
Jeunesse
Maskime et les petites choses, éditions des Éléphants, 2019.

 Biographie
"Aujourd’hui à Pondichery, où il est enseignant au lycée français, Nicolas Deleau a parcouru le monde et travaillé aux îles Kerguelen, en Éthiopie et en Angola. En 2006, il publie un premier ouvrage au titre énigmatique, La dent d’orque et autres voyages autour de mes bibelots, un récit à la fois intimiste et universel, dans lequel il ouvre au lecteur son cabinet de curiosités, pour une promenade entre les objets, les textes et les souvenirs.
En 2012, Nicolas Deleau publie son premier roman".

Éditions Grasset - Nicolas Deleau - Des rêves à tenir