À ma sœur, à notre père. Pour Éric, pour notre fils Cristal.
Les premières semaines après la mort de notre mère, je
fixais le plafond, le soir, allongée dans le noir, et j’arrivais à
l’isoler de l’obscurité, une forme se détachait. Je me suis blottie un
nombre incalculable de fois dans nos retrouvailles, je ne croyais pas
que cela arriverait, mais en parvenant à retrouver l’instant où je me
jetterais contre son ventre et rien d’autre n’existerait, j’exhortais
cette seconde à ne pas finir et je m’endormais.
La veille du 25 août 1976, je lis un énième Club
des Cinq, je suis Claude, le garçon manqué, cheveux bouclés sur de
longues quilles. J’ai l’âge de jouer à 1, 2, 3, soleil ! Courir,
être éliminée si on ne s’arrête pas à temps, s’en amuser. Ce sont les
jours d’un été comme les autres dans la maison du torrent, l’eau vive
rosit notre peau de la glacer à ce point et c’est le bonheur. Dans Le
Club des Cinq au début du livre la maman de Claude est à l’hôpital,
Claude pleure, empêchée momentanément d’être heureuse. La mère guérit,
bien sûr, et les Cinq font la fête. Tout est bien qui finit bien. À la
dernière page Claude peut redevenir une enfant joyeuse, sa mère est
sauvée.
Le temps d’arriver au bout de ma lecture nous avons quitté la maison du torrent, la voiture roule.
Au volant, notre tante, nous étions chez elle. Arrivées à destination
ma petite sœur et moi retrouverons nos parents et ce sera la fin des
vacances. Hier, notre mère nous a fait plein de bisous dans le
téléphone, des bisous volants qui vont vite, arrivent pile sur notre
joue, ou dans l’oreille, c’est pareil, nous aussi on embrasse le combiné
et on ne se rend même pas compte qu’elle a raccroché. Dans quarante ans
je retournerai dans l’hôtel où nous attendions son appel cet été-là et
où nous lui avons parlé pour la dernière fois. J’avancerai dans le
couloir en intruse, comme si je n’avais pas le droit d’être là.
Allais-je trouver un téléphone au bout, un combiné où passent les
bisous ? Peut-être en marchant dans le couloir jusqu’à son étroite
cabine, j’arriverais à me rappeler la voix de notre mère, l’entendre une
fois encore. Mais non, j’ai oublié sa voix, ai oublié son rire. Je
continue à faire des bisous dans le téléphone, à ne pouvoir m’en
empêcher.
On arrivait toujours à l’hôtel un peu en avance
pour son appel, être sûres de ne pas la rater, Dring Dring, on se
précipitait, laquelle parlerait la première, l’aînée, la plus jeune ? Je
me rappelle le grain de beauté posé sur la bouche de la fille des
propriétaires, je le buvais des yeux, en aurais presque oublié la
limonade dans mon verre en attendant la sonnerie.
Août 1976. Au bout de ce couloir, deux sœurs ont
raconté à leur maman les menus évènements forcément extraordinaires de
leurs vacances et on la retrouverait vite. Certainement on aura abrégé
le dernier coup de fil, le lendemain on se parlerait en vrai et notre
« Au revoir », il disait « À bientôt ». Il
dure
le « À bientôt », n’en finit pas d’être dur, et sa voix s’est éteinte.
On a 6 et 8 ans, on vient d’apprendre que la vie est aussi un châtiment, on aura une maman toujours jeune et ce n’est pas heureux.
Ce jour d’août, les filles, nous roulons vers
elle, vers notre père, notre chambre et les lits superposés dans
l’appartement à Rouen. Je referme mon Club des Cinq avec un sourire qui
circule en moi, le sommeil me gagne, je rejoins le pays des rêves,
quelques heures de voiture et nous serons ensemble les quatre. Sauf que
non, endormies à l’arrière on dépasse Rouen, dernier arrêt en Picardie.
On termine la nuit dans le logement de fonction de la sœur de notre
père, censeur d’un lycée derrière de hautes grilles. Le matin nous nous
réveillons dans un appartement qui n’est pas le nôtre, notre tante nous
annonce que notre mère est à l’hôpital. Enfin ! Ça y est, moi aussi je
suis une héroïne ! Je suis Claude ! Je fais tout comme elle, je pleure.
Quarante-six ans après je les sens encore couler mes larmes pour de
faux, ma tricherie. Je ne suis pas du tout inquiète pour notre mère, je
veux juste être Claude, être dans le livre. Je suis trop enfant pour en
être vraiment consciente, il faudra des années avant que je n’accorde à
la réalité de ne pas être une fiction que je modèle à ma façon. Je suis à
demi redressée dans le lit, appuyée sur mes coudes, pas triste pour un
sou, pensant aux réjouissances, ce soir, puisque c’est obligatoire je
vais vivre ce que vit Claude. Mais avant il faut pleurer, simuler. Dès
l’instant où le mot hôpital est lâché, je prends l’air accablé de Claude
au premier chapitre et toute la journée je vais jouer avec, le doser.
Je viens d’engager un duel avec le vrai et le faux, je copie Claude,
imagine la fête pour notre mère
à sa sortie de l’hôpital, et la journée passe. Ce que je déroule dans
ma tête de gamine est encore tellement présent, l’intense joie, je suis à
des lieues de soupçonner qu’à ce moment-là notre mère est déjà morte,
et pas à l’hôpital. L’histoire que je me raconte est tout le contraire,
j’exulte, lâche les brides à mon imagination, je ne pense pas une
seconde à elle qui serait malade mais aux festivités, et comment on lui
montrera notre amour qui a eu peur. Même pas grave ! Alors c’est vrai,
la vie peut avoir les couleurs de mes lectures ? Je suis entrée dans
l’histoire, je suis l’aventure – je fais tout comme Claude – et ma peine
est un chagrin de papier, juste une question que les grands vous posent
en retenant un sourire, « Tu as un gros chagrin ? » L’enfant hoche la
tête, renifle une fois ou deux et il a droit à un câlin. Ceux de notre
mère sont les meilleurs et le prochain qui nous attend le sera encore
plus d’avoir beaucoup pleuré, j’exagère mes larmes, l’expiation de ces
minutes est l’écriture.
Toute la journée, secrètement ravie, je vais
faire semblant d’être malheureuse et le soir venu, le chagrin cessera
pour de bon d’être une question douce, ce sera moi toute la vie. Un
socle. Les heures à imaginer la joie de nos retrouvailles alors qu’elle
était morte, la frontière dangereuse, fascinante, entre réalité et
fiction, sont un viatique. Par tous les moyens je n’aurai de cesse de
franchir la limite du vrai et du faux, sans forcément le démêler.
Pourquoi ne nous avoir rien dit dès le matin ?
On a jugé que c’était à notre père de nous l’apprendre, personne
d’autre. Et dans cette histoire de Claude et d’une maman à l’hôpital,
vient d’entrer un papa qui arrive pour la fin. On peut imaginer ce
qu’aura
été
pour lui cette heure de route depuis Rouen, à regarder droit devant ce
qu’il aurait à nous dire. Je ne l’ai jamais trouvée révoltante cette
journée blanche, j’ai trouvé que c’était beaucoup d’amour, et quelle
épreuve encore pour un jeune homme, notre père a tout juste trente ans,
et nous voilà les trois à genoux devant un mur. Là où il n’y a qu’un
plafond il nous demande de regarder le ciel et on lève la tête. J’ai
contracté dans cet instant un amour total pour l’homme qui a dû le
vivre, et ne s’est pas dérobé. Il en reste une trace indélébile.
En voyant notre père on a d’abord un élan de
joie mais on le sait déjà, quelque chose ne va pas. Qu’est-ce qu’on fait
ici ? Elle est où maman ?
On s’agenouille et il nous dit sans nous le dire
que c’est fini nous quatre. On veut bien croire que le ciel est un
plafond, et on apprend à prier on ne sait quoi. Maman ? De ne pas
vraiment mourir d’être au ciel ?
On est son bébé et sa grande chérie et adieu mes
jolies ? L’admettre ce serait comprendre le désespoir dont on n’a pas
idée, quand le sien n’a même pas été diagnostiqué. Tant de jours
suivront, ils s’effaceront mais pas nos genoux sur le sol, coudes
appuyés sur la banquette, un lit d’appoint dans le bureau de
l’appartement de notre tante où désormais nous habiterons, les deux
sœurs. Les dix années suivantes, j’éviterai d’entrer dans ce bureau, je
ne l’aime pas. Je passe devant une dizaine de fois par jour pour aller
de ma chambre à la cuisine, au salon, ou atteindre l’entrée, en éprouve
systématiquement un malaise. Pendant des mois, notre père, quand il
viendra nous voir en fin de semaine, dormira là, sur cette banquette,
sous ce plafond où, pour nous apprendre
qu’on ne verrait plus notre maman, plus jamais, il a trouvé cela : un
ciel plein d’elle. De quoi attraper un torticolis à fixer ce qui
n’existe pas. Il me semble encore sentir son grand corps rassurant entre
nous. La banquette est étroite, on se cognerait le nez au mur si on
jouait à la bagarre comme dans le lit de nos parents le dimanche matin,
mais ça c’était l’enfance d’avant. On n’est plus dans Le Club des Cinq.
Éjectée de la bibliothèque rose je n’aurai de cesse de revenir aux
livres, irrésistiblement attirée par les histoires les plus tragiques.
Plus tard, je serai injuste envers notre père,
et même déloyale, mais pas une seconde je n’aurais pu un tout petit peu
moins l’aimer. Il a fait un ciel de l’indicible et aura réussi à me
faire croire que notre mère était quelque part, montée on ne sait trop
comment si haut. Elle ne tomberait pas, de cela nous pouvions être sûres
et aussitôt, les filles, nous avons grimpé sur cet espoir, nous y
sommes accrochées.
À la source il y a une famille, les deux sœurs
et nos parents. Les filles on n’a pas idée que nous pourrions les
perdre, pas l’âge de le soupçonner ni de l’imaginer. Notre père
continuera de vivre mais on n’habitera plus jamais sous le même toit,
quelque chose est fini qu’on ne rattrape pas. Notre mère fera plus que
mourir, elle est interdite.
Il y a un jour d’été, ce qu’il a provoqué, il y a
la réalité et ce qu’elle a produit, une romancière. Cette histoire pour
de vrai, nos parents, ma petite sœur et moi, je n’ai pas arrêté de la
réécrire, et notre mère en a été moins interdite.
Aujourd’hui,
dans la famille de fiction je demande les filles, Rachel et Paulina.
Leur père, Louis, est né en Corse, où je les imagine. Je demande la
mère, Zabé. Ils auront un chien, MyPrecious, les deux sœurs joueront
avec. L’ai-je vraiment cru qu’en les enracinant de l’autre côté de la
Méditerranée, il y aurait assez de distance entre nous et je pourrais
les raconter sans risque ? Ils m’entraînent où je ne pensais pas écrire.
Comme si cette famille de papier m’arrachait une
vérité. Nos deux histoires ont grandi côte à côte, unies. Sous une
impulsion venue d’eux – évidemment de moi – et elle relie tout. Elle
crée le livre, organisme vivant doté d’un cœur battant et ses deux ventricules, le réel et la fiction.
« Que ma vie se reflète dans la leur et que leur vie se confonde avec la mienne ! »
Sirène, le mot finit par s’imposer. Pas une queue
de poisson mais un son. Il agace l’oreille, on dirait un ongle qui
accroche et on se résout à le couper avec les dents. Une sirène,
plusieurs, approchent, et plus elles se rapprochent, plus elles aboient
avec MyPrecious le chien. Les sirènes ne passent pas, elles ne
continuent pas leur chemin, elles s’arrêtent et ne s’arrêtent pas. Tout
comme les gyrophares, ceux des ambulances et des voitures de police.
Il faudrait se lever mais elle n’a pas bougé le
petit doigt, elle ne va pas commencer, c’est trop tard, tout ce qui
était son enfance a été tiré à bout portant, seule la peur circule dans
le petit lit, dans la maison, partout à l’intérieur.
Les portes claquent, des allées et venues, une
accélération de l’attente, avec un vacarme sur le silence et ce qui
était suspendu se remet en marche. Sans fonctionner. L’haleine chaude de
MyPrecious, leur chien remue la queue, il approche du lit, est le
premier à la trouver, content d’abord. Parce que sous sa langue, il sent
sa peau vivante ? MyPrecious s’immobilise,
il gémit à présent, s’il jappait, s’il lui faisait fête, elle pourrait
croire qu’elle n’est pas avec la mort dans l’autre petit lit. Elle ne va
pas ouvrir les yeux, ne pas voir, c’est ne pas croire, et ça n’aura pas
existé.
Une panique entre dans la chambre, n’arrête pas de
répéter « Rachel ! Paulina ! » Rachel et Paulina, leurs prénoms rarement
l’un sans l’autre tant les deux sœurs vont ensemble, toujours dans le
même ordre, onze petits mois seulement les séparent, et pendant quelques
semaines chaque année elles ont le même âge. Rachel et Paulina, pas ou.
À travers les fenêtres de la chambre, la lueur des
gyrophares continue de tourner sur ses paupières, elle n’entend plus les
sirènes mais un cri en pleurs. Elle va mettre une chanson dessus et
pourra s’endormir, croire que ce n’est pas arrivé. Elle cherche loin,
très loin le plus doux qui ne s’arrête pas, fredonne dans sa tête les
paroles berçant leur enfance qui veut vivre, être encore un refrain.
« La belle si tu voulais, la belle si tu voulais, nous dormirions ensemble, nous dormirions ensemble. » Le soir avant de dormir, une maman chante
Aux marches du palais à deux sœurs qui seront toujours ses petites filles et cet air le leur
rappellera. À peine Rachel et Paulina sont-elles couchées, Zabé entonne
les couplets, tout en écrivant sur le cœur de chacune de ses filles la
première lettre de leur prénom, un sésame pour le pays des rêves. Zabé
commence par l’aînée, le R de Rachel, avec une ascension en ligne droite
et à un moment, après une hésitation
à
gauche le doigt fait une boucle, un petit ventre bien dodu qui se tient
sur deux jambes, de travers mais d’aplomb. Leur mère continue avec le P
de Paulina, le même geste au début mais arrivé en haut, pas
d’hésitation et cette fois le ventre dodu s’arrête en chemin, la peau de
la lettre bien tendue sur une seule jambe. Zabé embrasse longuement les
minois ensommeillés, « Jusqu’à la fin du monde, jusqu’à la fin du
monde. Faites de grands rêves. » Elle le leur murmure, et referme la
porte jusqu’à demain. Demain ? Elle est où maman ? La chanson est finie,
je dois ouvrir les yeux.
« Ne te marie jamais, jamais […] tant
que tu n’auras pas cessé d’aimer la femme que tu as choisie, tant
que tu ne l’auras pas percée à jour, sinon tu te tromperas cruellement
et irrémédiablement. »
— Je pars.
— ...
— J’emmène les filles.
— Ne fais pas ça !
— Je reviendrai les chercher avant qu’il fasse
nuit. On s’arrangera Louis, tu pourras les voir. J’ai pris un
appartement à Sartène.
— Zabé, ne m’enlève pas les petites, tu...
— Je ne leur ai encore rien dit, on ne peut pas contin...
— Elles sont dans leur chambre, viens. Viens avec moi, on va leur demander ce qu’elles veulent.
— Louis, s’il te plaît.
— On va leur demander où elles veulent vivre et on va voir.
On va voir ? Rachel et Paulina ne veulent rien voir
du tout, elles dorment. Dorment en écoutant tout. Depuis des semaines
elles se préparent à ce que
ça barde, à être expulsées du cocon, déchiré le cocon ! Elles ne sont
pas des larves, ne sont plus des petites filles, presque des jeunes
filles, 12 et 13 ans. Elles pourraient avoir chacune leur chambre mais
les deux sœurs préfèrent rester dans leurs lits superposés, elles s’y
sentent comme des jumelles, et se protègent.
Depuis le début des grandes vacances, dès que leurs
parents se parlent, les filles sont sur le qui-vive. Rachel et Paulina
se font plus petites dans leur lit, elles remontent le drap sur leur
tête, elles ont essayé l’oreiller mais n’entendaient plus rien et elles
veulent entendre.
— On ne va pas leur demander de choisir Louis !
— Je vais changer, Zabé. Je changerai.
— Tu le sens pas que la peur est là, qu’elle ne
nous quitte plus ? Tout le temps. La tienne, la mienne, celle des
filles, la peur de toi, mon amour.
Ça fait bizarre d’entendre « mon amour » dans cette phrase. Avant leur mère ne pouvait pas s’adresser à leur père
sans mettre des « mon amour » partout, toujours elle exagère, mais là
son « mon amour » ne fait pas le même effet. Elles savent déjà ce qui va
suivre. L’aînée dans le lit du dessus tend le bras vers sa sœur couchée
dessous, les deux se donnent la main, pressent leurs doigts et leur
peau qui se touche fait barrage à ce qu’elles entendent. Rachel et
Paulina veulent et ne veulent pas écouter, elles n’en parlent jamais, ça
ne servirait à rien. Tant que leurs mains arriveront à se
joindre, tant que l’accélération de leur respiration sera la même, elles pourront se dire que ça va aller, que ça ira.
— Salope !
La porte claque.
— Zabé, reviens !
Le moteur tourne. La voiture dérape, une odeur de
pneu brûlé entre par la fenêtre de la chambre, elle prend la place de
leur mère qui est partie. Depuis deux mois c’est toujours la même scène,
ils sont à table ou dans le salon et le calme se fait virer.
— Pardon Zabé, pardon. Zabé !
Louis crie mais il ne bouge pas, ne court pas après
la voiture, et dans moins d’une minute la porte de la chambre des
filles s’ouvrira. Leur père va encore les serrer trop fort dans ses
bras, il les aime et il leur fait mal, les filles ont l’impression
d’être dans une enveloppe que l’on n’a pas le droit d’ouvrir.
Elles se lâchent la main, font semblant de ne pas
être réveillées, Rachel et Paulina se mettent en mode dormant comme
elles l’ont confié à LaPoupée. D’accord, elles n’ont plus l’âge de jouer
à la poupée, alors elles en ont fait leur confidente et à l’occasion
leur troisième sœur, puisque leur mère a été claire, si elles en veulent
une il faudra l’inventer.
Ce jour reste suspendu dans un vide qui n’a pas de
fond. Et les cinq doigts de la main d’une gamine entrelacés à ceux de sa
sœur n’y changent rien.
Zabé
a attendu le retour de la chasse de son mari pour l’informer de la
rupture. Louis chasse souvent avant l’aube, en toutes saisons,
uniquement sur leur terrain et il protège leur terre quand tout dort
encore sur ses deux oreilles et cette fois les filles ne font pas
semblant. Le « Salope » du père asséné à leur mère depuis le début de
l’été a usé leur quatuor jusqu’à la corde. L’injure reste la même mais
récemment elle a pris une autre tournure, ce n’est plus un mot que l’on
jette, quelque chose y est suspendu, une menace. Zabé n’est pas un lapin
mais elle détale, elle reviendra chercher Rachel et Paulina en fin de journée, les emmènera. Et après sera différent ? Les
filles ignorent si elles ont le droit d’être heureuses de quitter leur
père, si c’est bien. Il y a un âge pour tout, même pour faire mal à ses
parents, 12 et 13 ans c’est encore un peu tôt.
Louis a ouvert la porte de la chambre, il n’est pas
entré finalement, il vérifie. Quoi ? Les filles ne savent pas trop.
Qu’elles dorment ? Sont dans leurs lits superposés devenus trop petits ?
Pour la rentrée il devait leur en fabriquer des plus grands, il ne s’y
est pas encore mis et on est fin août. Depuis deux mois leur père n’en a
que pour ses « Salope », en est débordé.
Il reste un long moment à les regarder, Rachel et
Paulina comptent dans leur tête, elles arrondissent à une minute. Il
referme la porte, reste derrière sans bouger, elles continuent de
compter pour se rassurer et le temps se coince dans plein d’endroits de leur corps. Estomac, poitrine, gorge, cerveau. Et les rires, c’est le corps encore ?
Les deux sœurs reconnaissent les bruits dans la
cuisine, le petit-déjeuner est prêt, il faut se lever, sortir de la
chambre où elles ne dormiront pas ce soir. Leur père doit bien se douter
qu’elles ont tout entendu, mais elles le savent il ne leur dira rien de
tout qui va changer. Chacune cherche dans la chambre ce qu’elle voudra
emporter. LaPoupée bien sûr, grande comme une peluche de foire, leur
mère l’a gagnée à celle d’Ajaccio juste avant la naissance de la
cadette, elle est devenue LaPoupée des filles, a longtemps été plus
haute qu’elles. Les deux sœurs aiment bavarder avec, elles continuent de
la faire parler à leur place comme quand elles étaient petites. Encore
quelques mois et Rachel aura la poitrine de LaPoupée qu’elle convoite,
elle l’a tant désirée, espérant la métamorphose. Quitte à se faire mal,
tirant sans relâche sur des bouts de seins, ils poussent si lentement
les paresseux. Paulina en est à deux boules dures de la taille de
l’ongle de son pouce, c’est décourageant, elle a du mal à croire qu’elle
rattrapera sa sœur. LaPoupée, elles la préfèrent un peu nue, les
cheveux déployés sur des seins si hauts, si fermes, si ronds, on en
rêve. Avoir les mêmes anglaises que LaPoupée reste un de leurs vœux les
plus chers, on appuierait sur leur nombril et leurs cheveux
descendraient jusqu’aux reins. Depuis quelques semaines ce vœu a été
remplacé par : « Que papa arrête de dire le mot horrible à maman »,
elles espèrent qu’il se réalisera et pas dans
dix
ans. Alors LaPoupée elles l’emmènent ou elles la laissent ? Leur père
sera moins seul. Si elle reste en sacrifice, il sentira peut-être que
ses filles l’aiment, même en suivant leur mère. Et s’il reportait sa
colère sur LaPoupée, la traitait à son tour de Salope ? Elle ne pourra
pas se défendre. Les filles ont rebaptisé leur père, ce n’est plus Louis mais Luiiii. C’est décidé, elles ne laisseront pas LaPoupée, pas à Luiiii.
Deux petites filles ne le savent pas encore mais
l’enfant qu’elles sont va mourir. Ce soir avant minuit leur maman aura
mis fin à leurs jours. Les sœurs et leurs parents ne seront plus jamais
ce qu’ils ont été, une famille. Ils n’auront été qu’une bulle de savon,
une fine membrane, on souffle dessus, elle prend forme, s’arrondit,
grossit et s’échappe, monte au ciel. Légère, la bulle n’est que lumière,
elle attrape toutes les couleurs, elle n’a pas besoin d’être parfaite
ou énorme, juste de ne pas éclater, ou elle sera un émerveillement
arrêté en plein vol.
Ce jour d’août 1976 les deux sœurs on se lève
avec une excitation, ce soir nous retrouvons notre maman. Hier on lui a
téléphoné de l’hôtel de la limonade et il y a des bulles déjà avant
qu’une sonnerie ne nous donne la voix de notre mère. Chaque fois en
sortant de l’hôtel je caressais la pierre polie du lavoir le jouxtant,
je touchais quelque chose de doux et de ferme, caressais le lisse et le
solide, quelque chose qui ne bougerait pas, rien ne l’entamerait, ne
pourrait le fendre. La pierre toute d’un bloc, usée, lissée par les
milliers de hanches et
de cuisses des femmes qui se sont penchées là, appuyant leurs corps
pour laver, nettoyer, tenir leur rôle, et leurs reins accusaient une
charge lourde, je n’y pensais pas alors, ma main allait et venait sur
l’usure d’un roc.
— Gros bisous maman. Et gros bisous à papa.
— Je vous attends les filles. Rentrez vite !
— Ouiiii !
— Au revoir mes douces chéries.
— Au revoir !
Il n’y a pas eu d’adieux. On est trop petites
pour participer au ménage de la maison des vacances et c’est l’été que
l’on ferme aussi. On va retrouver nos lits superposés mais avant je
profite du lit bateau à l’étage de l’ancienne ferme, je m’y sens comme
dans un berceau, son montant en chêne c’est du solide, et même si je
n’en suis pas encore consciente j’aime ce qui dure. Plus tard, on chante
en canon dans la voiture, et une fois terminé mon Club des Cinq je
m’endors à l’arrière sans me rendre compte que l’on prend une autre
direction, on ne rentrera pas chez nous. Ni aujourd’hui ni jamais.
J’étais à rêver et notre mère est morte. Nous venons de basculer dans
notre deuxième enfance. La première s’achève sur une jeune femme
enfermée dans une salle de bains et elle se vide de son sang.
L’impensable on l’écrit de toute façon et, avec
un peu d’imagination, on en fait ce que l’on veut, ce que l’on peut. Te
chercher, brûler, t’inventer sous mes yeux, je l’ai fait livre après
livre, et dans ce roman de Zabé, Louis et les filles, l’histoire
bifurque. Je remonte à la source, un mot m’échappe, des heures je vais
le chercher. Il
contient
l’enfance arrachée un jour d’été, il m’est venu alors que je préparais
le dîner, je pensais le retenir sans avoir à le noter, l’ai perdu. Toute
la nuit je le cherche, convoque des images, je l’ai sur le bout de la
mémoire, le retrouve avant l’aube, je le tiens, je m’assoupis et le
perds une seconde fois, je m’acharne, ne fais qu’y penser et il
reviendra. Avant qu’une autre journée ne s’achève il est là :
Indéfectible. Qui ne cesse d’être, de durer. Éternel, constant, continu,
habituel, immuable, impérissable, inébranlable, inaltérable,
inépuisable, indestructible, indissoluble, ineffaçable, inlassable,
sempiternel, intime, solide. Cet instant. Un trou sans fond. On peut
jeter dedans tout ce que l’on veut, ce ne sera jamais assez, l’enfance
ne laisse rien passer.
Il y a quarante-six ans une petite fille a
commencé à écrire dans sa tête où l’on est deux, l’enfantôme et moi.
Elle est l’enfance abolie qui vous hante. Une mère se tue, elle tue
l’enfant en vous. L’enfantôme, elle, a refusé de mourir. Ses petits bras
ont enserré tout ce que je suis, ils ne m’ont pas lâchée, et pendant
une seconde je peux le croire, on est aussi légère qu’une bulle qui ne
crèverait pas. L’écrire, c’est aller à la source.
L’enfantôme ne dort jamais, nul sommeil pour elle, nul répit, elle élucide la nuit.
« Je suis réel parce que vous y croyez. Et je le serai tant que vous continuerez à y croire. »
Une jeune veuve aime un fantôme, qu’importe qu’il soit mort et elle
mortelle, on désire qu’ils se rencontrent, on attend qu’ils se
retrouvent. On ne veut pas qu’ils redeviennent ce qu’ils ont été,
l’existence sans l’autre. Et celle ou celui qui nous manque manquerait à
notre vie. Il y a dans L’Aventure de Mme Muir adapté par
Joseph L. Mankiewicz le plus émouvant des serments. Elle allume une
bougie, le fantôme la souffle, la rallume, rien désormais ne pourra
l’éteindre, leur flamme ne redoute aucune tempête. Partout le fantôme
est là, et quand il entre dans la lumière, c’est Mme Muir qu’il éclaire.
Il faut écouter nos fantômes, entendre ce qu’ils
nous disent. Lorsqu’un autre devient pour nous unique, que l’on veut le
garder, on se garde soi. Garder ce qui disparaît, c’est l’œuvre d’une
vie, c’est notre enfance.
Dès l’instant où, sous ce plafond, notre père
nous a appris que nous aurions une maman impossible, l’enfantôme me
chuchote « Je suis là. » Et nous regarderons ensemble un ciel qui ne se
voit pas.
À trente ans j’irai chercher les étoiles dans le
Sahara, elles seront la rencontre d’un corps céleste, notre mère, et de
l’atmosphère terrestre, l’enfantôme et moi.
En m’installant plus tard dans une maison située
dans le triangle noir, quelques kilomètres carrés où le ciel est si
pur, on le qualifie du plus étoilé, je me rapproche encore d’elle, un
firmament. Je continue de percer la nuit, de chanter Aux marches du palais
dans une chambre d’enfant ; penchée sur le visage de mon fils dans la
pénombre, je suis cette petite fille accueillant les rêves que sa maman
lui promettait. Mon front touche le front de mon garçon, je veux tout
voir de la vie nouvelle.
J’ai appris tôt que les étoiles filantes même
éteintes depuis des lustres continuent d’exister dans cette distance qui
les sépare de la Terre.
— Mais alors papa c’est pour ça qu’un humain mort va dans le ciel, pour continuer à vivre ?
Je n’y pense pas en cette fin août 1976, trop
écrasée par le ciel, ce qu’il est devenu, je l’écrirai dans quarante ans
dans un roman. À la petite du livre, son père répondra :
— Oui, tu as raison... il vit avec les étoiles.
Il faut faire attention avec nos morts, parfois ils prennent tellement
de place, on en oublie les vivants.
Toute matière qui s’approche de trop près d’un trou noir tombe dans un gouffre piège au centre duquel se trouve ce qu’un scientifique
appellerait une singularité. L’endroit où densité, gravité et
espace-temps sont infinis. L’enfantôme s’y est installée, je l’y rejoins
souvent, on est bien.
****
où je nous entraîne – Isabelle Desesquelles – JC Lattès
.........