dimanche 4 septembre 2022

* où je nous entraîne – Isabelle Desesquelles – JC Lattès

 

  Couverture : Isabelle Desesquelles, Là où je nous entraîne, JC Lattès
 

 À ma sœur, à notre père. Pour Éric, pour notre fils Cristal.
 

Les premières semaines après la mort de notre mère, je fixais le plafond, le soir, allongée dans le noir, et j’arrivais à l’isoler de l’obscurité, une forme se détachait. Je me suis blottie un nombre incalculable de fois dans nos retrouvailles, je ne croyais pas que cela arriverait, mais en parvenant à retrouver l’instant où je me jetterais contre son ventre et rien d’autre n’existerait, j’exhortais cette seconde à ne pas finir et je m’endormais.

 

 

 

La veille du 25 août 1976, je lis un énième Club des Cinq, je suis Claude, le garçon manqué, cheveux bouclés sur de longues quilles. J’ai l’âge de jouer à 1, 2, 3, soleil ! Courir, être éliminée si on ne s’arrête pas à temps, s’en amuser. Ce sont les jours d’un été comme les autres dans la maison du torrent, l’eau vive rosit notre peau de la glacer à ce point et c’est le bonheur. Dans Le Club des Cinq au début du livre la maman de Claude est à l’hôpital, Claude pleure, empêchée momentanément d’être heureuse. La mère guérit, bien sûr, et les Cinq font la fête. Tout est bien qui finit bien. À la dernière page Claude peut redevenir une enfant joyeuse, sa mère est sauvée.

Le temps d’arriver au bout de ma lecture nous avons quitté la maison du torrent, la voiture roule. Au volant, notre tante, nous étions chez elle. Arrivées à destination ma petite sœur et moi retrouverons nos parents et ce sera la fin des vacances. Hier, notre mère nous a fait plein de bisous dans le téléphone, des bisous volants qui vont vite, arrivent pile sur notre joue, ou dans l’oreille, c’est pareil, nous aussi on embrasse le combiné et on ne se rend même pas compte qu’elle a raccroché. Dans quarante ans je retournerai dans l’hôtel où nous attendions son appel cet été-là et où nous lui avons parlé pour la dernière fois. J’avancerai dans le couloir en intruse, comme si je n’avais pas le droit d’être là. Allais-je trouver un téléphone au bout, un combiné où passent les bisous ? Peut-être en marchant dans le couloir jusqu’à son étroite cabine, j’arriverais à me rappeler la voix de notre mère, l’entendre une fois encore. Mais non, j’ai oublié sa voix, ai oublié son rire. Je continue à faire des bisous dans le téléphone, à ne pouvoir m’en empêcher.

On arrivait toujours à l’hôtel un peu en avance pour son appel, être sûres de ne pas la rater, Dring Dring, on se précipitait, laquelle parlerait la première, l’aînée, la plus jeune ? Je me rappelle le grain de beauté posé sur la bouche de la fille des propriétaires, je le buvais des yeux, en aurais presque oublié la limonade dans mon verre en attendant la sonnerie.

Août 1976. Au bout de ce couloir, deux sœurs ont raconté à leur maman les menus évènements forcément extraordinaires de leurs vacances et on la retrouverait vite. Certainement on aura abrégé le dernier coup de fil, le lendemain on se parlerait en vrai et notre « Au revoir », il disait « À bientôt ». Il dure le « À bientôt », n’en finit pas d’être dur, et sa voix s’est éteinte. On a 6 et 8 ans, on vient d’apprendre que la vie est aussi un châtiment,  on aura une maman toujours jeune et ce n’est pas heureux.

Ce jour d’août, les filles, nous roulons vers elle, vers notre père, notre chambre et les lits superposés dans l’appartement à Rouen. Je referme mon Club des Cinq avec un sourire qui circule en moi, le sommeil me gagne, je rejoins le pays des rêves, quelques heures de voiture et nous serons ensemble les quatre. Sauf que non, endormies à l’arrière on dépasse Rouen, dernier arrêt en Picardie. On termine la nuit dans le logement de fonction de la sœur de notre père, censeur d’un lycée derrière de hautes grilles. Le matin nous nous réveillons dans un appartement qui n’est pas le nôtre, notre tante nous annonce que notre mère est à l’hôpital. Enfin ! Ça y est, moi aussi je suis une héroïne ! Je suis Claude ! Je fais tout comme elle, je pleure. Quarante-six ans après je les sens encore couler mes larmes pour de faux, ma tricherie. Je ne suis pas du tout inquiète pour notre mère, je veux juste être Claude, être dans le livre. Je suis trop enfant pour en être vraiment consciente, il faudra des années avant que je n’accorde à la réalité de ne pas être une fiction que je modèle à ma façon. Je suis à demi redressée dans le lit, appuyée sur mes coudes, pas triste pour un sou, pensant aux réjouissances, ce soir, puisque c’est obligatoire je vais vivre ce que vit Claude. Mais avant il faut pleurer, simuler. Dès l’instant où le mot hôpital est lâché, je prends l’air accablé de Claude au premier chapitre et toute la journée je vais jouer avec, le doser. Je viens d’engager un duel avec le vrai et le faux, je copie Claude, imagine la fête pour notre mère à sa sortie de l’hôpital, et la journée passe. Ce que je déroule dans ma tête de gamine est encore tellement présent, l’intense joie, je suis à des lieues de soupçonner qu’à ce moment-là notre mère est déjà morte, et pas à l’hôpital. L’histoire que je me raconte est tout le contraire, j’exulte, lâche les brides à mon imagination, je ne pense pas une seconde à elle qui serait malade mais aux festivités, et comment on lui montrera notre amour qui a eu peur. Même pas grave ! Alors c’est vrai, la vie peut avoir les couleurs de mes lectures ? Je suis entrée dans l’histoire, je suis l’aventure – je fais tout comme Claude – et ma peine est un chagrin de papier, juste une question que les grands vous posent en retenant un sourire, « Tu as un gros chagrin ? » L’enfant hoche la tête, renifle une fois ou deux et il a droit à un câlin. Ceux de notre mère sont les meilleurs et le prochain qui nous attend le sera encore plus d’avoir beaucoup pleuré, j’exagère mes larmes, l’expiation de ces minutes est l’écriture.

Toute la journée, secrètement ravie, je vais faire semblant d’être malheureuse et le soir venu, le chagrin cessera pour de bon d’être une question douce, ce sera moi toute la vie. Un socle. Les heures à imaginer la joie de nos retrouvailles alors qu’elle était morte, la frontière dangereuse, fascinante, entre réalité et fiction, sont un viatique. Par tous les moyens je n’aurai de cesse de franchir la limite du vrai et du faux, sans forcément le démêler.

 

Pourquoi ne nous avoir rien dit dès le matin ? On a jugé que c’était à notre père de nous l’apprendre, personne d’autre. Et dans cette histoire de Claude et d’une maman à l’hôpital, vient d’entrer un papa qui arrive pour la fin. On peut imaginer ce qu’aura été pour lui cette heure de route depuis Rouen, à regarder droit devant ce qu’il aurait à nous dire. Je ne l’ai jamais trouvée révoltante cette journée blanche, j’ai trouvé que c’était beaucoup d’amour, et quelle épreuve encore pour un jeune homme, notre père a tout juste trente ans, et nous voilà les trois à genoux devant un mur. Là où il n’y a qu’un plafond il nous demande de regarder le ciel et on lève la tête. J’ai contracté dans cet instant un amour total pour l’homme qui a dû le vivre, et ne s’est pas dérobé. Il en reste une trace indélébile.

En voyant notre père on a d’abord un élan de joie mais on le sait déjà, quelque chose ne va pas. Qu’est-ce qu’on fait ici ? Elle est où maman ?

On s’agenouille et il nous dit sans nous le dire que c’est fini nous quatre. On veut bien croire que le ciel est un plafond, et on apprend à prier on ne sait quoi. Maman ? De ne pas vraiment mourir d’être au ciel ?

On est son bébé et sa grande chérie et adieu mes jolies ? L’admettre ce serait comprendre le désespoir dont on n’a pas idée, quand le sien n’a même pas été diagnostiqué. Tant de jours suivront, ils s’effaceront mais pas nos genoux sur le sol, coudes appuyés sur la banquette, un lit d’appoint dans le bureau de l’appartement de notre tante où désormais nous habiterons, les deux sœurs. Les dix années suivantes, j’éviterai d’entrer dans ce bureau, je ne l’aime pas. Je passe devant une dizaine de fois par jour pour aller de ma chambre à la cuisine, au salon, ou atteindre l’entrée, en éprouve systématiquement un malaise. Pendant des mois, notre père, quand il viendra nous voir en fin de semaine, dormira là, sur cette banquette, sous ce plafond où, pour nous apprendre qu’on ne verrait plus notre maman, plus jamais, il a trouvé cela : un ciel plein d’elle. De quoi attraper un torticolis à fixer ce qui n’existe pas. Il me semble encore sentir son grand corps rassurant entre nous. La banquette est étroite, on se cognerait le nez au mur si on jouait à la bagarre comme dans le lit de nos parents le dimanche matin, mais ça c’était l’enfance d’avant. On n’est plus dans Le Club des Cinq. Éjectée de la bibliothèque rose je n’aurai de cesse de revenir aux livres, irrésistiblement attirée par les histoires les plus tragiques.

Plus tard, je serai injuste envers notre père, et même déloyale, mais pas une seconde je n’aurais pu un tout petit peu moins l’aimer. Il a fait un ciel de l’indicible et aura réussi à me faire croire que notre mère était quelque part, montée on ne sait trop comment si haut. Elle ne tomberait pas, de cela nous pouvions être sûres et aussitôt, les filles, nous avons grimpé sur cet espoir, nous y sommes accrochées.

À la source il y a une famille, les deux sœurs et nos parents. Les filles on n’a pas idée que nous pourrions les perdre, pas l’âge de le soupçonner ni de l’imaginer. Notre père continuera de vivre mais on n’habitera plus jamais sous le même toit, quelque chose est fini qu’on ne rattrape pas. Notre mère fera plus que mourir, elle est interdite.

 

Il y a un jour d’été, ce qu’il a provoqué, il y a la réalité et ce qu’elle a produit, une romancière. Cette histoire pour de vrai, nos parents, ma petite sœur et moi, je n’ai pas arrêté de la réécrire, et notre mère en a été moins interdite.

Aujourd’hui, dans la famille de fiction je demande les filles, Rachel et Paulina. Leur père, Louis, est né en Corse, où je les imagine. Je demande la mère, Zabé. Ils auront un chien, MyPrecious, les deux sœurs joueront avec. L’ai-je vraiment cru qu’en les enracinant de l’autre côté de la Méditerranée, il y aurait assez de distance entre nous et je pourrais les raconter sans risque ? Ils m’entraînent où je ne pensais pas écrire.

Comme si cette famille de papier m’arrachait une vérité. Nos deux histoires ont grandi côte à côte, unies. Sous une impulsion venue d’eux – évidemment de moi – et elle relie tout. Elle crée le livre, organisme vivant doté d’un cœur battant et ses deux ventricules, le réel et la fiction.
 
 

« Que ma vie se reflète dans la leur et que leur vie se confonde avec la mienne ! »

Sirène, le mot finit par s’imposer. Pas une queue de poisson mais un son. Il agace l’oreille, on dirait un ongle qui accroche et on se résout à le couper avec les dents. Une sirène, plusieurs, approchent, et plus elles se rapprochent, plus elles aboient avec MyPrecious le chien. Les sirènes ne passent pas, elles ne continuent pas leur chemin, elles s’arrêtent et ne s’arrêtent pas. Tout comme les gyrophares, ceux des ambulances et des voitures de police.

Il faudrait se lever mais elle n’a pas bougé le petit doigt, elle ne va pas commencer, c’est trop tard, tout ce qui était son enfance a été tiré à bout portant, seule la peur circule dans le petit lit, dans la maison, partout à l’intérieur.

Les portes claquent, des allées et venues, une accélération de l’attente, avec un vacarme sur le silence et ce qui était suspendu se remet en marche. Sans fonctionner. L’haleine chaude de MyPrecious, leur chien remue la queue, il approche du lit, est le premier à la trouver, content d’abord. Parce que sous sa langue, il sent sa peau vivante ? MyPrecious s’immobilise, il gémit à présent, s’il jappait, s’il lui faisait fête, elle pourrait croire qu’elle n’est pas avec la mort dans l’autre petit lit. Elle ne va pas ouvrir les yeux, ne pas voir, c’est ne pas croire, et ça n’aura pas existé.

Une panique entre dans la chambre, n’arrête pas de répéter « Rachel ! Paulina ! » Rachel et Paulina, leurs prénoms rarement l’un sans l’autre tant les deux sœurs vont ensemble, toujours dans le même ordre, onze petits mois seulement les séparent, et pendant quelques semaines chaque année elles ont le même âge. Rachel et Paulina, pas ou.

À travers les fenêtres de la chambre, la lueur des gyrophares continue de tourner sur ses paupières, elle n’entend plus les sirènes mais un cri en pleurs. Elle va mettre une chanson dessus et pourra s’endormir, croire que ce n’est pas arrivé. Elle cherche loin, très loin le plus doux qui ne s’arrête pas, fredonne dans sa tête les paroles berçant leur enfance qui veut vivre, être encore un refrain. « La belle si tu voulais, la belle si tu voulais, nous dormirions ensemble, nous dormirions ensemble. » Le soir avant de dormir, une maman chante Aux marches du palais  à deux sœurs qui seront toujours ses petites filles et cet air le leur rappellera. À peine Rachel et Paulina sont-elles couchées, Zabé entonne les couplets, tout en écrivant sur le cœur de chacune de ses filles la première lettre de leur prénom, un sésame pour le pays des rêves. Zabé commence par l’aînée, le R de Rachel, avec une ascension en ligne droite et à un moment, après une hésitation à gauche le doigt fait une boucle, un petit ventre bien dodu qui se tient sur deux jambes, de travers mais d’aplomb. Leur mère continue avec le P de Paulina, le même geste au début mais arrivé en haut, pas d’hésitation et cette fois le ventre dodu s’arrête en chemin, la peau de la lettre bien tendue sur une seule jambe. Zabé embrasse longuement les minois ensommeillés, « Jusqu’à la fin du monde, jusqu’à la fin du monde. Faites de grands rêves. » Elle le leur murmure, et referme la porte jusqu’à demain. Demain ? Elle est où maman ? La chanson est finie, je dois ouvrir les yeux.
 

« Ne te marie jamais, jamais […] tant que tu n’auras pas cessé d’aimer la femme que tu as choisie, tant que tu ne l’auras pas percée à jour, sinon tu te tromperas cruellement et irrémédiablement. »

— Je pars.

— ...

— J’emmène les filles.

— Ne fais pas ça !

— Je reviendrai les chercher avant qu’il fasse nuit. On s’arrangera Louis, tu pourras les voir. J’ai pris un appartement à Sartène.

— Zabé, ne m’enlève pas les petites, tu...

— Je ne leur ai encore rien dit, on ne peut pas contin...

— Elles sont dans leur chambre, viens. Viens avec moi, on va leur demander ce qu’elles veulent.

— Louis, s’il te plaît.

— On va leur demander où elles veulent vivre et on va voir.

On va voir ? Rachel et Paulina ne veulent rien voir du tout, elles dorment. Dorment en écoutant tout. Depuis des semaines elles se préparent à ce que ça barde, à être expulsées du cocon, déchiré le cocon ! Elles ne sont pas des larves, ne sont plus des petites filles, presque des jeunes filles, 12 et 13 ans. Elles pourraient avoir chacune leur chambre mais les deux sœurs préfèrent rester dans leurs lits superposés, elles s’y sentent comme des jumelles, et se protègent.

Depuis le début des grandes vacances, dès que leurs parents se parlent, les filles sont sur le qui-vive. Rachel et Paulina se font plus petites dans leur lit, elles remontent le drap sur leur tête, elles ont essayé l’oreiller mais n’entendaient plus rien et elles veulent entendre.

— On ne va pas leur demander de choisir Louis !

— Je vais changer, Zabé. Je changerai.

— Tu le sens pas que la peur est là, qu’elle ne nous quitte plus ? Tout le temps. La tienne, la mienne, celle des filles, la peur de toi, mon amour.

Ça fait bizarre d’entendre « mon amour » dans cette phrase. Avant leur mère ne pouvait pas s’adresser à leur père sans mettre des « mon amour » partout, toujours elle exagère, mais là son « mon amour » ne fait pas le même effet. Elles savent déjà ce qui va suivre. L’aînée dans le lit du dessus tend le bras vers sa sœur couchée dessous, les deux se donnent la main, pressent leurs doigts et leur peau qui se touche fait barrage à ce qu’elles entendent. Rachel et Paulina veulent et ne veulent pas écouter, elles n’en parlent jamais, ça ne servirait à rien. Tant que leurs mains arriveront à se joindre, tant que l’accélération de leur respiration sera la même, elles pourront se dire que ça va aller, que ça ira.

— Salope !

La porte claque.

— Zabé, reviens !

Le moteur tourne. La voiture dérape, une odeur de pneu brûlé entre par la fenêtre de la chambre, elle prend la place de leur mère qui est partie. Depuis deux mois c’est toujours la même scène, ils sont à table ou dans le salon et le calme se fait virer.

— Pardon Zabé, pardon. Zabé !

Louis crie mais il ne bouge pas, ne court pas après la voiture, et dans moins d’une minute la porte de la chambre des filles s’ouvrira. Leur père va encore les serrer trop fort dans ses bras, il les aime et il leur fait mal, les filles ont l’impression d’être dans une enveloppe que l’on n’a pas le droit d’ouvrir.

Elles se lâchent la main, font semblant de ne pas être réveillées, Rachel et Paulina se mettent en mode dormant comme elles l’ont confié à LaPoupée. D’accord, elles n’ont plus l’âge de jouer à la poupée, alors elles en ont fait leur confidente et à l’occasion leur troisième sœur, puisque leur mère a été claire, si elles en veulent une il faudra l’inventer.

 

Ce jour reste suspendu dans un vide qui n’a pas de fond. Et les cinq doigts de la main d’une gamine entrelacés à ceux de sa sœur n’y changent rien.

Zabé a attendu le retour de la chasse de son mari pour l’informer de la rupture. Louis chasse souvent avant l’aube, en toutes saisons, uniquement sur leur terrain et il protège leur terre quand tout dort encore sur ses deux oreilles et cette fois les filles ne font pas semblant. Le « Salope » du père asséné à leur mère depuis le début de l’été a usé leur quatuor jusqu’à la corde. L’injure reste la même mais récemment elle a pris une autre tournure, ce n’est plus un mot que l’on jette, quelque chose y est suspendu, une menace. Zabé n’est pas un lapin mais elle détale, elle reviendra chercher Rachel et Paulina en fin de journée, les emmènera. Et après sera différent ? Les filles ignorent si elles ont le droit d’être heureuses de quitter leur père, si c’est bien. Il y a un âge pour tout, même pour faire mal à ses parents, 12 et 13 ans c’est encore un peu tôt.

 

Louis a ouvert la porte de la chambre, il n’est pas entré finalement, il vérifie. Quoi ? Les filles ne savent pas trop. Qu’elles dorment ? Sont dans leurs lits superposés devenus trop petits ? Pour la rentrée il devait leur en fabriquer des plus grands, il ne s’y est pas encore mis et on est fin août. Depuis deux mois leur père n’en a que pour ses « Salope », en est débordé.

Il reste un long moment à les regarder, Rachel et Paulina comptent dans leur tête, elles arrondissent à une minute. Il referme la porte, reste derrière sans bouger, elles continuent de compter pour se rassurer et le temps se coince dans plein d’endroits de leur corps. Estomac, poitrine, gorge, cerveau. Et les rires, c’est le corps encore ?

Les deux sœurs reconnaissent les bruits dans la cuisine, le petit-déjeuner est prêt, il faut se lever, sortir de la chambre où elles ne dormiront pas ce soir. Leur père doit bien se douter qu’elles ont tout entendu, mais elles le savent il ne leur dira rien de tout qui va changer. Chacune cherche dans la chambre ce qu’elle voudra emporter. LaPoupée bien sûr, grande comme une peluche de foire, leur mère l’a gagnée à celle d’Ajaccio juste avant la naissance de la cadette, elle est devenue LaPoupée des filles, a longtemps été plus haute qu’elles. Les deux sœurs aiment bavarder avec, elles continuent de la faire parler à leur place comme quand elles étaient petites. Encore quelques mois et Rachel aura la poitrine de LaPoupée qu’elle convoite, elle l’a tant désirée, espérant la métamorphose. Quitte à se faire mal, tirant sans relâche sur des bouts de seins, ils poussent si lentement les paresseux. Paulina en est à deux boules dures de la taille de l’ongle de son pouce, c’est décourageant, elle a du mal à croire qu’elle rattrapera sa sœur. LaPoupée, elles la préfèrent un peu nue, les cheveux déployés sur des seins si hauts, si fermes, si ronds, on en rêve. Avoir les mêmes anglaises que LaPoupée reste un de leurs vœux les plus chers, on appuierait sur leur nombril et leurs cheveux descendraient jusqu’aux reins. Depuis quelques semaines ce vœu a été remplacé par : « Que papa arrête de dire le mot horrible à maman », elles espèrent qu’il se réalisera et pas dans dix ans. Alors LaPoupée elles l’emmènent ou elles la laissent ? Leur père sera moins seul. Si elle reste en sacrifice, il sentira peut-être que ses filles l’aiment, même en suivant leur mère. Et s’il reportait sa colère sur LaPoupée, la traitait à son tour de Salope ? Elle ne pourra pas se défendre. Les filles ont rebaptisé leur père, ce n’est plus Louis mais Luiiii. C’est décidé, elles ne laisseront pas LaPoupée, pas à Luiiii.

Deux petites filles ne le savent pas encore mais l’enfant qu’elles sont va mourir. Ce soir avant minuit leur maman aura mis fin à leurs jours. Les sœurs et leurs parents ne seront plus jamais ce qu’ils ont été, une famille. Ils n’auront été qu’une bulle de savon, une fine membrane, on souffle dessus, elle prend forme, s’arrondit, grossit et s’échappe, monte au ciel. Légère, la bulle n’est que lumière, elle attrape toutes les couleurs, elle n’a pas besoin d’être parfaite ou énorme, juste de ne pas éclater, ou elle sera un émerveillement arrêté en plein vol.

Ce jour d’août 1976 les deux sœurs on se lève avec une excitation, ce soir nous retrouvons notre maman. Hier on lui a téléphoné de l’hôtel de la limonade et il y a des bulles déjà avant qu’une sonnerie ne nous donne la voix de notre mère. Chaque fois en sortant de l’hôtel je caressais la pierre polie du lavoir le jouxtant, je touchais quelque chose de doux et de ferme, caressais le lisse et le solide, quelque chose qui ne bougerait pas, rien ne l’entamerait, ne pourrait le fendre. La pierre toute d’un bloc, usée, lissée par les milliers de hanches et de cuisses des femmes qui se sont penchées là, appuyant leurs corps pour laver, nettoyer, tenir leur rôle, et leurs reins accusaient une charge lourde, je n’y pensais pas alors, ma main allait et venait sur l’usure d’un roc.

— Gros bisous maman. Et gros bisous à papa.

— Je vous attends les filles. Rentrez vite !

— Ouiiii !

— Au revoir mes douces chéries.

— Au revoir !

Il n’y a pas eu d’adieux. On est trop petites pour participer au ménage de la maison des vacances et c’est l’été que l’on ferme aussi. On va retrouver nos lits superposés mais avant je profite du lit bateau à l’étage de l’ancienne ferme, je m’y sens comme dans un berceau, son montant en chêne c’est du solide, et même si je n’en suis pas encore consciente j’aime ce qui dure. Plus tard, on chante en canon dans la voiture, et une fois terminé mon Club des Cinq je m’endors à l’arrière sans me rendre compte que l’on prend une autre direction, on ne rentrera pas chez nous. Ni aujourd’hui ni jamais. J’étais à rêver et notre mère est morte. Nous venons de basculer dans notre deuxième enfance. La première s’achève sur une jeune femme enfermée dans une salle de bains et elle se vide de son sang.

 

L’impensable on l’écrit de toute façon et, avec un peu d’imagination, on en fait ce que l’on veut, ce que l’on peut. Te chercher, brûler, t’inventer sous mes yeux, je l’ai fait livre après livre, et dans ce roman de Zabé, Louis et les filles, l’histoire bifurque. Je remonte à la source, un mot m’échappe, des heures je vais le chercher. Il contient l’enfance arrachée un jour d’été, il m’est venu alors que je préparais le dîner, je pensais le retenir sans avoir à le noter, l’ai perdu. Toute la nuit je le cherche, convoque des images, je l’ai sur le bout de la mémoire, le retrouve avant l’aube, je le tiens, je m’assoupis et le perds une seconde fois, je m’acharne, ne fais qu’y penser et il reviendra. Avant qu’une autre journée ne s’achève il est là : Indéfectible. Qui ne cesse d’être, de durer. Éternel, constant, continu, habituel, immuable, impérissable, inébranlable, inaltérable, inépuisable, indestructible, indissoluble, ineffaçable, inlassable, sempiternel, intime, solide. Cet instant. Un trou sans fond. On peut jeter dedans tout ce que l’on veut, ce ne sera jamais assez, l’enfance ne laisse rien passer.

Il y a quarante-six ans une petite fille a commencé à écrire dans sa tête où l’on est deux, l’enfantôme et moi. Elle est l’enfance abolie qui vous hante. Une mère se tue, elle tue l’enfant en vous. L’enfantôme, elle, a refusé de mourir. Ses petits bras ont enserré tout ce que je suis, ils ne m’ont pas lâchée, et pendant une seconde je peux le croire, on est aussi légère qu’une bulle qui ne crèverait pas. L’écrire, c’est aller à la source.

L’enfantôme ne dort jamais, nul sommeil pour elle, nul répit, elle élucide la nuit.

« Je suis réel parce que vous y croyez. Et je le serai tant que vous continuerez à y croire. » Une jeune veuve aime un fantôme, qu’importe qu’il soit mort et elle mortelle, on désire qu’ils se rencontrent, on attend qu’ils se retrouvent. On ne veut pas qu’ils redeviennent ce qu’ils ont été, l’existence sans l’autre. Et celle ou celui qui nous manque manquerait à notre vie. Il y a dans L’Aventure de Mme Muir adapté par Joseph L. Mankiewicz le plus émouvant des serments. Elle allume une bougie, le fantôme la souffle, la rallume, rien désormais ne pourra l’éteindre, leur flamme ne redoute aucune tempête. Partout le fantôme est là, et quand il entre dans la lumière, c’est Mme Muir qu’il éclaire.

Il faut écouter nos fantômes, entendre ce qu’ils nous disent. Lorsqu’un autre devient pour nous unique, que l’on veut le garder, on se garde soi. Garder ce qui disparaît, c’est l’œuvre d’une vie, c’est notre enfance.

 

Dès l’instant où, sous ce plafond, notre père nous a appris que nous aurions une maman impossible, l’enfantôme me chuchote « Je suis là. » Et nous regarderons ensemble un ciel qui ne se voit pas.

À trente ans j’irai chercher les étoiles dans le Sahara, elles seront la rencontre d’un corps céleste, notre mère, et de l’atmosphère terrestre, l’enfantôme et moi.

En m’installant plus tard dans une maison située dans le triangle noir, quelques kilomètres carrés où le ciel est si pur, on le qualifie du plus étoilé, je me rapproche encore d’elle, un firmament. Je continue de percer la nuit, de chanter Aux marches du palais dans une chambre d’enfant ; penchée sur le visage de mon fils dans la pénombre, je suis cette petite fille accueillant les rêves que sa maman lui promettait. Mon front touche le front de mon garçon, je veux tout voir de la vie nouvelle.

J’ai appris tôt que les étoiles filantes même éteintes depuis des lustres continuent d’exister dans cette distance qui les sépare de la Terre.

— Mais alors papa c’est pour ça qu’un humain mort va dans le ciel, pour continuer à vivre ?

Je n’y pense pas en cette fin août 1976, trop écrasée par le ciel, ce qu’il est devenu, je l’écrirai dans quarante ans dans un roman. À la petite du livre, son père répondra :

— Oui, tu as raison... il vit avec les étoiles. Il faut faire attention avec nos morts, parfois ils prennent tellement de place, on en oublie les vivants.

Toute matière qui s’approche de trop près d’un trou noir tombe dans un gouffre piège au centre duquel se trouve ce qu’un scientifique appellerait une singularité. L’endroit où densité, gravité et espace-temps sont infinis. L’enfantôme s’y est installée, je l’y rejoins souvent, on est bien.
 
 
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où je nous entraîne   –   Isabelle Desesquelles   –   JC Lattès
 
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3 commentaires:

  1. J’ai perdu la mienne en décembre dernier

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  2. Un livre qui doit être émouvant et fort ... Lien vers la présentation du livre par Isabelle Desesquelles
    https://www.editions-jclattes.fr/video/librairie-mollat-isabelle-desesquelles-presente-son-livre-la-ou-je-nous-entraine

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    1. des mots brodés de brume et de lumière qui vibrent sous la brillance de nos mystères.
      Merci à vous.....et je lis entre les mots qui claquent dans l'encre du là-haut échevelé !
      douce soirée.

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Par Den :
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