mercredi 25 janvier 2023

*L'instruction

roman d'Isabelle Sorente

L'instruction

 

 

Maître Oiseau (1978)

 

« J’ai sept ans. Sur l’écran de télévision apparaît un oiseau au terrifiant plumage noir. Cela fait des jours que j’entends le nom sorcier de l’Amoco Cadiz avec le mot désastre que prononcent les adultes, désastre, à jamais le mot s’allonge près du corps éventré de l’Amoco Cadiz perdant fatalement des tonnes de sang noir. Le supertanker, encore un mot d’adulte que j’apprends cette année-là, le supertanker ressemble à un insecte monstrueux en train d’agoniser. Ce soir-là, je suis assise entre mes parents sur le canapé. Ma mère suspend sa lecture pour regarder l’écran. Mon petit frère est au lit, il est encore trop jeune pour veiller après le dîner, suivre les informations est mon privilège d’aînée. Mon père m’explique que le bateau contient du pétrole, que le pétrole se répand dans la mer, que rien ne peut l’arrêter, que c’est ça, un désastre. Un grand corps toxique couché sur le côté dans une mer gluante et noire.

Soudain, l’image change. Quelque chose remue dans la mer paralysée.

 

C’est un oiseau couvert de pétrole.

 

Sa tête, ses ailes, son bec, tout est noir, on dirait un spectre d’oiseau. Je me rappelle m’être demandé de quelle couleur il était avant. De quelle couleur étaient ses plumes avant que la matière noire ne se colle à lui, l’enserrant, le retenant, l’attirant à elle comme une main faite de boue ? Il nage douloureusement en direction d’un rocher, je vois cette douleur, je la sens, transperçant l’écran du téléviseur de mes parents, passant en un éclair du corps de l’oiseau au mien, comme s’il épuisait ses dernières forces pour lutter contre une paralysie totale. L’oiseau parvient enfin à se hisser sur la pierre.

 

Il veut s’envoler. Il tente de s’envoler. Il tente de battre des ailes.

 

Ce qu’on voit sur l’image, c’est que ses ailes ne s’ouvrent pas. L’énergie du désespoir – existe. La force qu’il y met, tout ce qu’il lui reste. Mais ses plumes sont collées entre elles, collées contre son corps, chaque plume souillée pèse plus lourd qu’un cauchemar. L’oiseau tourne la tête dans toutes les directions. À gauche, à droite, marée noire, noire, noire. Il cherche en vain une issue, un espoir. Mais tout meurt alentour. Tout est mort. Il n’y a pas d’issue. Alors il baisse la tête vers l’océan écœurant dont il vient de s’extraire. Il le contemple quelques secondes, et se jette tête la première dans l’enfer étale et noir.

Je pousse un hurlement comme si c’était moi qui venais de mourir. »

 

Isabelle Sorente

l'instruction 

JC Lattès

 

dimanche 22 janvier 2023

*s'émerveiller

S'émerveiller

 

 J'ai découvert Belinda Cannone chez Brigitte des Plumes d'Anges, auteure que je ne connaissais pas.

Il y a tant à découvrir chez notre Âmie des mots, Plume .... que je me permets d'emprunter cette belle "présence au monde" si finement analysée par elle-même.

 Eloge à la douceur, à la lenteur, à l'aptitude, à la simplicité.

Un trésor ici et maintenant, au présent présent. "le temps pur" c'est ainsi qu'elle le nomme, à  portée de main.

Une poésie qui émerveille ; un essai passionnant.

Un ouvrage si précieux.

Une qualité d'écriture, une auteure pertinente

 qui prend le temps d'ouvrir son regard sur les beautés qui l'entourent.

 

 EBLOUISSANTE Belinda Cannone.

 

Merci Brigitte.

 ************

 

 

   

"Octobre se montrant clément, j’en profitais pour faire quelques promenades lentes dans les parages de ma maison des champs, le long des plages désertes et dans les chemins creux. J’étais comme toujours émerveillée par les objets et les paysages simples qui m’entouraient, sentant que, dans les années à venir, atteindre la concentration indispensable pour vivre plus continûment dans un état de vigilance poétique serait ma grande affaire, car seules cette concentration et cette vigilance permettent de ressentir pleinement la puissance de l’existence, des lieux et de la joie. Comme j’ai toujours uni les idées vécues et les idées pensées, je décidai d’écrire un essai où j’explorerais ce travail intérieur qui permet de se faire voyant, c’est-à-dire d’ouvrir assez les yeux sur le monde pour en percevoir toute la beauté.

Tandis que S’émerveiller commençait à prendre forme, les événements affreux de 2015 me persuadèrent que ce livre était d’autant plus nécessaire que nous étions soudain menacés d’enténèbrement. C’est alors que l’ARDI me proposa une collaboration tout à fait libre qui valoriserait les photos de leur vaste collection. Bienheureuse coïncidence : un des sentiments qui poussent le photographe à appuyer sur le déclencheur de son appareil n’est-il pas l’émerveillement ? Voici le livre tel que notre rencontre l’a enrichi.

 

Le pur présent

L’autre fois (l’automne) je notais : Ce matin, je contemple mon chêne, cette torche de temps pur qui se dresse à deux ou trois cents mètres devant la fenêtre du bureau, dans ma maison des champs, la vision est d’autant plus nette que l’herbe à son pied est rase, ultime fenaison faite, et le soleil dissipe lentement la couverture de nuages légers. À mon lever, la brume de chaleur (un si doux septembre) le dissimulait tout à fait. Tandis que l’arbre émergeait – le détail de sa ramure devenant de plus en plus net, la haie d’arbres du fond perdant son indistinction ombreuse –, j’observais, de l’autre côté du carreau, deux merles cherchant leur nourriture, et je me suis sentie émerveillée, par la beauté du chêne, du champ, des oiseaux noirs, par le silence ouaté et la solitude.

Ce chêne, encadré par la fenêtre (je l’appelle mon chêne, bien qu’il ne m’appartienne pas), provoque souvent mon émerveillement. S’il est assez parfait (sa ramure arrondie, son tronc bien droit, sa taille vénérable), il a pourtant, dans les campagnes, des semblables par milliers. Mais sa position isolée dans un vaste champ, outre qu’elle lui confère une sorte de majesté, le désigne à mon attention qui lui fait rendre sa dimension merveilleuse : la beauté secrète du chêne apparaît sous mon regard assidu.

Depuis que j’ai acquis un téléphone qui me le permet, je photographie le chêne chaque fois que se produit une variation (oiseau, renard, lumière, nuages, ombre). Si elle en vaut la peine, j’envoie la photo à des destinataires choisis selon mon cœur. Car l’émerveillement, rarement silencieux, aime à se dire, comme s’il s’agissait de remplir l’écart entre le spectacle et mon œil, ou parce que, animaux bavards, nous réagissons toujours ainsi à la commotion de la joie – par un faire-part.

 

Le sentiment que j’aimerais ici décrire n’est qu’un aspect du vaste espace couvert par la notion d’émerveillement. Je pourrais le dire modeste, non parce qu’il manquerait de puissance mais parce que les objets susceptibles de l’éveiller le sont souvent. De même que le chêne que je contemple n’est qu’un arbre, l’être que j’aime n’est qu’un homme : rien de grandiose en eux mais dans mon regard, sous mon attention, ils sont l’aimé et mon chêne. Pour quelqu’un d’autre, tel jeu de lumière sur un mur en face de sa fenêtre, les variations du couchant sur un bâtiment, le chant des oiseaux juste avant la nuit – que sais-je ? –, pour quelqu’un d’autre l’émerveillement pourra être provoqué par un spectacle, des sons ou des êtres différents de ceux qui me touchent, mais il sera voisin de celui que je veux saisir s’il est lié à un objet simple, de ceux que nous croisons chaque jour sans toujours être capables d’en percevoir la beauté.

Car s’émerveiller résulte d’un mouvement intime, d’une disposition intérieure par lesquels le paysage à ma fenêtre ou l’homme devant moi deviennent des événements. L’événement survient au présent pur, dans une épiphanie. Alors je ne me projette plus dans un avenir rêvé, ni ne m’abandonne, mélancolique, à la contemplation du chimérique passé : je suis entièrement requise ici et maintenant. Savoir se rendre disponible à ces événements qui émerveillent est une voie vers le bonheur, dans la mesure où la vie heureuse est celle vécue au présent. Mais parce que nous en sommes la plupart du temps incapables, submergés par les projets, les anticipations, les choses à faire, nous devons plus d’une fois admettre, comme Pascal (quoique d’une autre manière) : « Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre. » Vivre (intensément) exige de se tenir dans le présent pur, et rien n’est moins aisé. Je le puise dans la joie de la danse, de l’étreinte, du rire et de la contemplation. Le reste du temps, je vis légèrement en avant de moi-même, ce qui exclut l’émerveillement.

(Sur une porte cochère, cette phrase au pochoir, notée par un grand sage : J’ai oublié le futur.)

Souvent, parce que je suis trop affectée par des tracas divers, par des activités contraignantes ou par mon incessante projection vers l’au-delà de l’instant, le spectacle qui aurait pu m’enchanter n’advient pas. Je sais pourtant, de ce savoir intuitif, avant toute élaboration, je sais l’émerveillement d’être de ce monde mais je ne l’éprouve pas. S’émerveiller est un mouvement vers l’extérieur, une saisie du monde qui se produit dans un mi-chemin entre les choses et mon regard sur elles. Et si mon œil est mal disposé, je reste triste et enfermée en moi-même.

Dans Le Don du passeur, j’ai raconté comment, dans mon enfance, mon père n’avait cessé d’attirer mon attention sur la beauté de l’univers. « Regarde ! Regarde ! », cette invitation qui monte aux lèvres devant le spectacle émerveillant, je crois qu’elle était continûment sienne – au cœur de ce qu’il considérait comme son devoir de pédagogue. C’est ainsi qu’il m’a appris la vigilance, que je tiens pour la définition même de l’attitude poétique : une attention aiguë au réel. En ce sens la poésie est un état, inconstant, toujours désirable.

J’aimerais ici évoquer cet état intérieur propice à la saisie émerveillée du monde. Celle-ci n’est pas liée au caractère exceptionnel du spectacle que nous contemplons : c’est notre vigilance poétique, notre concentration, qui peut rendre « spectaculaire » (visible) un objet intrinsèquement humble. Je m’intéresse à cet état parce qu’il relève d’une sagesse – d’un savoir-vivre à conquérir contre l’agitation de nos jours......"(......)
 
Belinda Cannone
S'émerveiller
Stock
 
 

samedi 21 janvier 2023

*J'ai appris la vie.......




J'ai appris la vie dans ses coups de roulis, sa peine-ombre, 
Balancée gauche, balancée droite,
Ses roulades, dans les jardins, ses mottes de terre,
Sur les routes,
Dans le  temps qui nous échappe
Et délie les heures au couchant du seul-oeil,


Les chemins tortueux, graveleux, les rencontres caillouteuses,
Dans l'or et l'étain,
Au son de l'airain d'argent bleuté qui dort
Qui coule en petits rus
Sur les aiguières les vases et les plats,
Dans les yeux dans les larmes,
Dans les sortie habillées, dans les robes souillons, en pull de laine élimé,
Sur les bancs trop étroits des écoles,
Dans l'essence-ciel des jours gris souris,
Dans nos similitudes, 
Dans l'acceptation de nos différences,
La tolérance,
Entre deux gouttes de pluie emperlées,
Quand une porte déverrouillée  s'entre baille,



Dans le regard,  Âmi(e), des en-faons,


Dans la profondeur des entre-rails du monde,
Où une lampe reste toujours éclairée.

Dans le cil-anse qui parle du môme-an
Ici et main-tenant
En un soupir inspiré.

Den

*****




*****

Doux week-end à chacun chacune d'entre vous

à deux mains attachées

 

Je vous en brasse près du  jardin d'agrément

pour la rêverie solitaire ou partagée,

 

Den

 

*****

 

 

vendredi 20 janvier 2023

Porcelaine de Limoges

 
 
Douce fin de semaine.
 
Je vous embrasse.
 
Den
 
 

dimanche 8 janvier 2023

*Il y a dans les nuages

 

 

 

"Il y a dans les nuages ce soir des violets et bleus

 (...) un bleu de cinéraire qui surprend dans le ciel

 

 

Et ce petit nuage rose n'a-t-il pas aussi un teint de fleur, 

 

 

d'oeillet ou d'hydrangéa. (...) là-bas près de Balbec,

près de ces lieux si sauvages, il y a une petite baie

d'une douceur charmante où le coucher de soleil du

pays d'Auge, le coucher de soleil rouge et or que je

 

 

suis loin de dédaigner d'ailleurs, est sans caractère

insignifiant ; mais dans cette atmosphère humide

et douce, s'épanouissent, le soir, de ces bouquets

célestes, bleus et roses qui sont incomparables et

qui mettent souvent des heures à se faner. D'autres

s'effeuillent tout de suite, et c'est alors plus beau 

encore de voir le ciel entier que jonche la dispersion

d'innombrables pétales soufrés ou roses. Dans cette

 

 

baie, dite d'opale, des plages d'or semblent plus

douces encore pour être attachées, comme de blondes

Andromèdes, à ces terribles rochers des côtes voisines,

à ce rivage funèbre, fameux par tant de naufrages...."


 

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu

Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1913