lundi 31 août 2020

*Au petit jour

 Lever Du Soleil, Jour S, Orange, Aube

I
 
La nuit n'est pas ce que l'on croit, revers du feu chute du jour et négation de la lumière, mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux sur ce qui reste irrévélé
tant qu'on l'éclairé.


Les zélés serviteurs du visible éloignés, sous le feuillage des ténèbres est établie la demeure de la violette, le dernier refuge de celui qui vieillit sans
patrie...


II

Comme l'huile qui dort dans la lampe et bientôt tout entière se change en lueur et respire sous la lune emportée par le vol des oiseaux, tu murmures et tu brûles. (Mais
comment dire cette chose qui est trop pure pour la voix?)
Tu es le feu naissant sur les froides rivières, l'alouette jaillie du champ...
Je vois en toi s'ouvrir et s'entêter la beauté de la terre.


III

Je te parle, mon petit jour.
Mais tout cela ne serait-il qu'un vol de paroles dans l'air?
Nomade est la lumière.
Celle qu'on embrassa devient celle qui fut embrassée, et se perd.
Qu'une dernière fois dans la voix qui l'implore elle se lève donc et rayonne, l'aurore.



Philippe Jaccotet



lundi 24 août 2020

*Une farouche liberté

Couverture : Gisèle Halimi Avec Annick Cojean, Une farouche liberté, Grasset 







À Claude,
mon compagnon de route
mon compagnon de combat
mon compagnon de vie
G. H.




« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. »
René Char
 

1.

La blessure de l’injustice :
une enfance révoltée

Annick Cojean : « L’enfance décide », écrivait Jean-Paul Sartre dans Les Mots. Qu’a donc décidé votre enfance ?

"Tout ! Ma révolte, ma soif éperdue de justice, mon refus de l’ordre établi et bien sûr mon féminisme. Tout est parti de l’enfance et de cette indignation ressentie dès mon plus jeune âge devant la malédiction de naître fille. Comment appeler autrement ce coup du sort qui, en vous attribuant le mauvais genre, vous prive instantanément de liberté et vous assigne un destin ?

J’étais toute petite quand on m’a raconté l’histoire de ma naissance et le désespoir de mon père à l’annonce que sa femme venait d’accoucher d’une fille. Un désespoir si puissant qu’il a nié mon arrivée pendant près de trois semaines. Aux amis qui venaient aux nouvelles, il affirmait : « Non, Fritna n’a pas encore accouché. » Certains s’étonnaient : « Voyons, pas encore ? » Mais Édouard persistait : « Non, toujours pas. Bientôt, bientôt… » Il ne parvenait pas à se faire à cette catastrophe – une descendance féminine –, lui qui, pourtant, avait déjà un fils aîné. Ce récit mille fois relayé en famille a résonné dans tout mon être comme un glas : j’étais née du mauvais côté. Mais c’était aussi un appel au sursaut et à l’insoumission. Oui, la révolte s’est levée très tôt en moi. Dure, violente. Mes engagements ultérieurs en sont directement le fruit. La blessure de l’injustice m’a donné une force fabuleuse, parce que désespérée.
Tout, dans l’enfance, était fait pour me rappeler mon infériorité par rapport aux garçons, et d’abord à mes frères. Nous étions quatre, deux filles, deux garçons (un petit frère était mort d’un accident domestique à 2 ans, atrocement brûlé sous mes yeux). Et il était évident que dans cette fratrie, ma sœur et moi étions les inessentielles, vouées à servir les garçons du foyer, les essentiels, avant de nous marier et de passer sous l’autorité et la sujétion d’un époux. Ma mère mettait un point d’honneur – voire un acharnement – à maintenir ce clivage. « Ma grand-mère, ma mère et moi avons vécu comme ça, alors toi aussi ! » Elle avait été mariée à moins de 15 ans, mère à 16 ans – ce qui était courant en Tunisie – et elle tentait de reproduire ce qu’elle avait subi. Opprimée dès son plus jeune âge, niée dans son existence, tout naturellement, elle opprimait à son tour. Perpétuer les choses assure une certaine quiétude et provoque toujours moins de heurts que vouloir les changer. Mais la quiétude n’était pas mon fort. Ni mon aspiration. Échapper à ce qui apparaissait comme un destin tracé est vite devenu mon obsession.

Les filles de la maison, donc, devaient se mettre au service des hommes de la maison. Dès 7 ou 8 ans, on m’a obligée à lessiver le sol, faire la vaisselle, laver et ranger le linge de mes frères, les servir à table. Je trouvais cela stupéfiant. Pourquoi ? Au nom de quoi ? Avant même la révolte, je ressentais une immense perplexité. Pourquoi cette différence ? Elle n’avait aucun fondement ni aucun sens. « C’est parce que tu es une fille, s’entêtait ma mère, et parce qu’ils sont des garçons ! » La rébellion a été viscérale. Pas question d’accepter cette injustice criante. « Plutôt mourir ! » Il y eut des gifles, des menaces, des punitions. L’affrontement fut violent. Je me roulais par terre. Ma mère se disait que je devais être dingue pour refuser ainsi ma condition de fille. Je la revois mettre un doigt sur sa tempe, désemparée, affirmant à mon père : « Ta fille ne tourne pas rond. » Alors j’ai choisi l’arme ultime : une grève de la faim. C’est un moyen terrible, vous savez. Mes parents se sont affolés, et ont cédé au bout de quelques jours. Je ne servirais plus mes frères : « Ni à table, ni dans la chambre, ni jamais ! » ai-je exigé. Ce fut au fond ma première victoire féministe.
Mais l’injustice était partout. Et notamment dans la différence d’attente de nos parents envers l’enseignement selon qu’il s’agissait de leurs filles ou de leurs fils.
Moi, j’aimais l’école. Je l’aimais avec passion. C’est là que je me sentais le mieux. Et j’étais bonne élève. Mais quand je rentrais à la maison, cartable à la main, en lançant : « Je suis première ! », ma mère, glaciale, me disait : « Lave tes mains, mets la table. » Parfaitement indifférente. Mon frère aîné, en revanche, faisait l’objet de toutes les attentions, lui qui partageait son temps entre colles, mensonges, zéros pointés et renvois. Cela rendait fou mon père, qui le tabassait lors de scènes d’une violence insensée. Tout l’espoir de la famille – y compris celui de nous sortir d’une condition modeste et de nous redonner de « l’honneur » – reposait sur ce fils pour lequel mes parents étaient prêts à tous les sacrifices. Ma mère a même vendu un jour ses bijoux berbères pour lui payer des cours de rattrapage. Tandis que pour moi, elle ne voyait pas l’intérêt d’investir le moindre sou. Même mon entrée en sixième allait poser problème car le lycée était coûteux et « franchement, soupirait ma mère, les frais pourraient payer ton trousseau de mariée ! ».

Mais je m’étais renseignée. J’avais appris, dès l’âge de 10 ans, qu’il existait un concours des bourses pour les élèves pauvres, et j’ai été reçue première. Je n’ai donc rien coûté. Même pas en livres, puisque les élèves de familles « nombreuses et nécessiteuses » avaient droit à un prêt pendant leurs études. Mais mes parents se fichaient bien de la façon dont je me débrouillais. Mon frère a redoublé deux fois. Je l’ai très vite rattrapé. On s’est retrouvés dans la même classe. Je crois que c’est à ce moment-là qu’il a été renvoyé du lycée. Consternation des parents. Et irritation à mon égard. Je coiffais au poteau l’homme qui devait incarner l’honneur de la famille. C’était trop ! D’autant que j’ai rapidement donné moi-même des leçons particulières, car je voulais déjà mettre de l’argent de côté pour payer l’université. 
Pour mes parents, cela devenait gênant. Il était temps de me marier !
La puberté avait déjà bien perturbé ma vie de garçon manqué. Le jour où j’avais eu mes premières règles, ma mère avait pris un ton très sentencieux :
« Maintenant, c’est fini !
— Qu’est-ce qui est fini ?
— Tu ne peux plus du tout jouer avec les garçons. »
J’étais sidérée. Moi qui jouais au foot avec eux, courais pieds nus dans les rues, nageais à perte de souffle avec une bande de copains, je devais tout arrêter ?
« Mais pourquoi ?
— C’est comme ça ! »
Là encore, quelle injustice ! Pourquoi devais-je être punie ? De quoi ? Ma mère ne m’a donné aucune explication. Une seule indication : « Maintenant tu es une jeune fille, tu peux te marier. » Elle n’a pas fait le lien entre les règles et la possibilité d’avoir des enfants. Elle n’a surtout pas évoqué le rapport sexuel. Il faudra que je lise, plus tard, et apprenne toute seule. Pour l’heure, j’étais abasourdie, puis consternée par les rites du silence, de la clandestinité et de la culpabilité qui accompagnaient désormais cette épreuve mensuelle. Les serviettes hygiéniques devaient être lavées et mises à tremper la nuit dans un pot de chambre que l’on cachait dans un coin du patio. Personne ne devait tomber dessus, c’eût été la pire des hontes. Et il fallait une planque et des ruses de Sioux pour les mettre discrètement à sécher. Mais de quoi les filles étaient-elles donc coupables ? La question me minait.
 L’offensive pour me marier s’est donc vite renforcée. Ma mère avait en vue un riche marchand d’huile de 35 ans. J’en avais 16. « Il a trois voitures ! » répétait-elle, tel l’Harpagon de Molière répétant « Sans dot ! » avec frénésie. Il est vrai que cet homme était également prêt à me prendre sans dot. Et c’était, croyez-moi, un sacré avantage. Car l’usage des dots dont les tarifs variaient en fonction de la situation du fiancé plombait les familles sans le sou.

Pour épouser par exemple un médecin (ce qui était exclu pour moi, car c’était bien trop cher), il fallait fournir une belle somme et apporter ce que l’on appelait « la maison montée », c’est-à-dire une maison complète, de la petite cuillère au drap brodé. La future belle-mère venait vérifier à l’avance que rien ne manquait. Je me souviens de mon père travaillant comme un fou et jonglant entre les emplois, parce qu’il devait marier ses deux sœurs, ma tante Rachel et ma tante Marcelle, et payer leur dot. Inutile de vous dire que je trouvais cela ahurissant. Payer pour prendre époux et devenir sa chose ? Ce système, décidément, ne me convenait pas. Je ne voulais pas me marier. Je voulais étudier. Et devenir avocate. Avocate, avec un « e », nous en reparlerons. Avocate pour combattre les injustices ressenties si prématurément.

Car nous étions dans un monde coupé en deux, cela m’apparaissait clairement. D’un côté, ceux qui opprimaient et en tiraient profit, et de l’autre, les humiliés, les offensés, bref, les victimes. J’ai très tôt choisi mon camp : celui des victimes. Mais attention ! Des victimes qui relèvent la tête, s’opposent, combattent. « C’est pas juste ! » disais-je constamment à la maison. Ma mère se récriait : « Insolente ! » Et mon père s’énervait : « Tu n’as que ce mot-là à la bouche ! » C’était pourtant vrai : c’était pas juste ! La vie n’était pas juste. Elle ne l’est toujours pas.
 


Ma mère, sépharade, voulait nous imposer la pratique de sa religion – elle était fille de rabbin – et nous l’enseignait dans un mélange de Bible et de superstitions. Cela a précipité, je crois, mon rejet définitif des théories religieuses. Comment pouvais-je adopter un Dieu qui impose à ses fidèles de commencer leur journée par une prière diabolisant les femmes, les vouant même à l’inexistence : « Béni soit l’Éternel qui ne m’a point fait femme… » ? Les femmes n’ont que le choix d’acquiescer à la négation d’elles-mêmes : « Béni soit l’Éternel qui m’a faite comme il a voulu. » À vrai dire, mes rapports avec l’Éternel sentirent très vite le contentieux. Les femmes, je l’avais compris, étaient réduites à la portion congrue. D’ailleurs on ne leur demandait même pas de prier – c’était l’affaire des hommes –, seulement de ne pas pécher. Et je me souviens qu’à la synagogue, quand je montais au balcon avec les autres femmes uniquement tolérées en spectatrices muettes, j’observais avec un certain malaise le parterre où les mâles – hommes et garçonnets – connaissaient, eux, le privilège de s’adresser directement à Dieu. Cette ségrégation confirmait ce sentiment d’injustice qui me poursuivait et entretenait ma grogne à l’égard du Seigneur. Forcément un homme.
Un jour, j’ai décidé de le tester. Puisque ma mère nous rabâchait que Dieu décidait de tout, y compris de nos notes et de notre réussite aux examens, et qu’il fallait donc s’attirer ses bonnes grâces en embrassant régulièrement la mezouza (étui contenant un parchemin où sont écrits les versets du Deutéronome et qui se fixe au linteau des portes), j’ai pris le risque de le fâcher. Je me suis enfuie de la maison en passant la tête haute en dessous de la mezouza sans le moindre baiser. L’enjeu était immense : c’était le jour de la composition de français. J’ai couru au lycée, la trouille au ventre car on m’avait décrit ce Dieu capable de me réduire en cendres. Je l’ai imaginé me poursuivant et s’abattre, telle la foudre, sur ma page quadrillée. Et puis j’ai découvert avec plaisir le sujet de la rédaction imposée : « Décrivez un Noël dont vous avez gardé un souvenir particulier. » Alors j’ai raconté un Noël comme je n’en avais jamais vécu puisqu’à mon grand regret nous ne le fêtions pas, mais comme je l’avais rêvé à travers mes lectures et mon imagination. Un Noël dans un joli village de France – jamais vu la France. Un Noël avec un sapin immense, couvert de guirlandes mettant en joie les enfants, et avec de la neige – jamais vu la neige. Un Noël comme notre culte juif nous le refusait. De quoi déplaire à Dieu et attirer la vengeance de la mezouza…

Je m’attendais donc au pire. Le jour des résultats, alors que j’attendais ma note le cœur battant, la prof m’adressa pourtant un sourire : « Première, Gisèle. Comme d’habitude. » Dieu avait donc perdu. Il n’allait plus m’encombrer ni me faire peur. Finie, cette contrainte à laquelle nous condamnait ma mère. Évaporée, cette ombre menaçante sur ma vie quotidienne. Mon test avait justifié mes doutes. J’y gagnai de l’assurance. Et ma première part de liberté. 


L’autre part, c’est par l’éducation que je la conquerrais. Je l’ai tout de suite compris. Je voulais apprendre, apprendre, apprendre. Et il ne fallait pas qu’on m’en empêche car je devais me sauver ! C’était une conviction, ancrée au plus profond de moi. Je dirais même une rage. J’étais donc bonne élève, sauf en maths, et littéralement amoureuse de ma prof de français, Mlle Nicot, qui poussait un soupir en rendant les rédactions : « Et comme toujours, c’est Gisèle la première. »

Je me souviens du chagrin fou ressenti lorsque je l’ai croisée un jour au bras d’un homme plus âgé dont elle devait être la fiancée. Elle ne m’avait pas prévenue ! Je me disais : « C’est pas possible qu’elle me fasse ça ! » Je l’ai perdue de vue, mais elle a été un phare. Elle a immédiatement perçu ma certitude que l’école serait ma libération. Elle m’a encouragée à lire. Elle m’écoutait, me considérait, me faisait comprendre que j’avais des capacités qu’il ne fallait pas perdre. Exactement l’inverse de mes parents. Je me demande parfois ce que je serais devenue sans elle. Mais j’aurais forcément fait quelque chose, car j’avais en moi, comment vous dire, une force mauvaise, une force sauvage. J’étais déterminée à aller mon chemin, que ça plaise ou non. Et mon chemin passait d’abord par cet appétit démesuré de connaissances. Et par les livres pour lesquels j’avais une passion. C’était ça, la vraie nourriture ! Je les regardais, les palpais, les humais longuement avant de leur arracher leur secret. Je savais qu’ils m’aideraient à être moi-même.

Il n’y avait aucun livre à la maison et, petite, je me contentais de l’annuaire et d’un gros dictionnaire médical qu’un représentant de commerce avait laissé chez nous. Mais plus tard, inscrite dans toutes les bibliothèques, je lisais avec fièvre et boulimie des nuits entières. En cachette, car mes parents ne l’auraient pas admis. Comme nous étions quatre enfants à dormir dans la même pièce, ma mère déclarait très tôt l’extinction des feux. J’avais donc acheté une mini-ampoule de 1 watt que je branchais à une prise au ras du sol. La lumière était trop faible pour que ma mère puisse la repérer de sa chambre, et je lisais tout mon soûl, à plat ventre par terre. Lorsque les professeurs demandaient de lire la scène 2 de l’acte III de L’Avare, je lisais tout Molière. Lorsqu’ils recommandaient Le Rouge et le Noir, je lisais tout Stendhal. Pareil pour Flaubert, Balzac, Zola. J’étais passionnée de culture française. C’est à ce moment-là que j’ai compris que les livres me donnaient confiance et force. Confiance en mon avenir. Force pour résister au poids accablant d’être née femme. Un être humain de seconde zone.
On a vu que votre révolte devant l’injustice traverse et caractérise votre enfance. Mais que saviez-vous du métier d’avocate ?

Après avoir commencé comme garçon de courses, mon père était devenu clerc d’avocat. Quand j’allais le chercher au travail, cet univers m’était donc familier, même si, bien sûr, nous ne le fréquentions pas de façon mondaine ou amicale. Et puis ma propension à m’insurger à l’école contre les injustices envers tel ou tel élève m’avait souvent valu la question : « Vous vous prenez pour une avocate ? » C’est ce que disait aussi mon père, sur un ton exaspéré, quand je réagissais violemment devant un fait divers ou un événement politique : « Tu te prends pour l’avocate du monde entier ? » Non. Pourtant c’est vrai que je voulais défendre. Combattre l’injustice. Et changer le monde que je trouvais si mal fait. Comment ? Mes idées étaient loin d’être claires. Mais cela commençait par mon propre sauvetage.

Me sauver, c’était d’abord être indépendante économiquement. Échapper à cette malédiction des femmes qui les plaçait en situation d’obligées et de quémandeuses. Comme ma mère. Comme la plupart des femmes de l’époque. Adolescente, j’avais procédé à une enquête dans la famille, la tribu, chez les amis : sur trois ou quatre générations, aucune femme n’avait jamais « gagné » sa vie. Seuls les hommes travaillaient pour subvenir aux besoins des leurs. On ne s’interrogeait pas. C’était ainsi : l’homme était l’homme. Il dirigeait, décidait, nourrissait. Les femmes étaient à charge. Inexorablement. Dominées, cela va sans dire. Et infantilisées. Comment oublier ces scènes où ma mère, Fritna, qui ne disposait que de très petites sommes pour gérer le quotidien du foyer, rendait des comptes à mon père Édouard ? Elle devait lui soumettre chaque soir une feuille de papier quadrillé où elle avait sagement noté ses dépenses. Et selon son humeur, Édouard avalisait. Ou s’insurgeait. Je l’entendais hurler : « Je ne suis pas un puits d’argent, je me tue au travail pour vous tous ! Et vous ne vous en rendez pas compte ! » Il surjouait, avec sa puissance d’homme qui « fait vivre » sa famille. Et Fritna, écrasée, coupable, tentait de se justifier. « Édouard, c’était pour les enfants… » Cette impuissance d’une femme sur l’économie de sa vie et de son foyer m’anéantissait. Je détestais mon père à ces moments-là pour sa domination brutale. Et parce qu’il humiliait ma mère. Je me jurais alors d’écarter de ma vie cette subordination. Je ne serais jamais une quémandeuse.

 Le soir, j’exposais mes colères, mes questionnements, mes perplexités dans mon petit journal. Je l’avais entamé à l’âge de 9 ou 10 ans et c’était le confident le plus sûr. Quand mon père criait « Mais tu veux quoi ? Décider toute seule de ta vie ? Faire comme personne ne fait ? », je me taisais. Mais en rentrant dans ma chambre, j’écrivais : « Oui oui oui ! » Je n’avais pas encore les mots, aucune vision précise, mais mon avenir, je le voulais mien, indifférent aux forces qui parquaient les femmes dans le deuxième sexe. Je refusais le modèle féminin qu’on me proposait. J’étudierais, je travaillerais, j’agirais comme un homme. De cela, j’étais absolument certaine. Et les nuits qui suivaient les scènes d’humiliation de ma mère, je me répétais les phrases écrites dans mon journal : « Personne ne doit me faire vivre… Quand je serai avocate, j’aurai les moyens de me suffire. » Et puis j’essayais d’imaginer mille systèmes qui permettraient à toutes les femmes du monde de ne jamais se trouver dans la situation de Fritna (son vrai nom était Fortunée, Fritna en était à la fois le diminutif et la traduction). C’était très farfelu, mais je réorganisais le monde. Et au petit matin, j’étais sidérée de voir que rien n’avait changé et qu’aucun des acteurs de notre petite cellule familiale ne semblait s’en émouvoir.


Vous vous envolez donc vers Paris en août 1945, le bac en poche, libre, enfin libre, pour entreprendre des études de droit auxquelles vous adjoignez des cours de philosophie. Vos parents vous ont donc laissée partir à 18 ans ?

Oh, ce ne fut pas simple ! « Une jeune fille, toute seule, en France ! » s’exclamait ma mère, épouvantée. Ce fut une lutte de tous les instants pendant plus de trois mois. Mais plus rien ni personne ne pouvait m’arrêter, même si j’étais encore mineure. Le contexte de l’immédiat après-guerre a juste compliqué un peu mon voyage, car ne sortait pas de Tunisie qui voulait et le motif des études était loin d’être suffisant pour obtenir une autorisation de la Résidence générale. Mais j’ai fini par l’avoir, à la stupéfaction de mes parents. Comme j’ai fini par obtenir une place dans la soute désaffectée d’un vieux chasseur-bombardier anglais. J’étais transportée de bonheur. Je prenais l’avion pour la première fois. Je quittais ma famille, je laissais mon pays et j’allais découvrir la France de tous mes espoirs. J’étais ivre de liberté. Peur ? Ah non ! Pas le moins du monde. C’était : « À nous deux la vie ! »

J’ai trouvé une chambre, un boulot de nuit, et j’ai suivi cette double formation : droit et philo. Il me semblait que les deux matières allaient de pair, et il fut d’ailleurs une époque où les grands avocats humanistes avaient étudié aussi la philosophie ou les lettres. J’achetais les polycopiés de droit de la fac du Panthéon, que j’apprenais très facilement. Et pour la philo, j’allais à la Sorbonne suivre avec passion les conférences des professeurs. La philo aurait même pu devenir prioritaire si je n’avais pas eu la rage de me mettre au service des plus faibles et des plus isolés. Je me sentais liée par cet engagement intime et la phrase de l’abbé Lacordaire me percutait : « Entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. » Avocate était vraiment ma vocation.

En 1949, munie d’une licence de droit, de deux certificats de licence de philosophie et du CAPA, le certificat d’aptitude à la profession d’avocat, je suis rentrée à Tunis et j’ai prêté serment. Édouard était là, qui se pavanait comme un paon dans les couloirs du palais de justice. Son fils aîné avait ruiné ses espoirs d’ascension sociale, il était contraint de faire un transfert sur sa fille. Fritna aussi était là, enrubannée dans une robe de dentelle de laine noire et parée de tous ses bijoux indigènes. Édouard a sorti son petit Kodak pliant. Et j’ai donc prononcé ces mots : « Je jure de ne rien dire ou publier, comme défenseur ou conseil, de contraire aux lois, aux règlements, aux bonnes mœurs, à la sûreté de l’État et à la paix publique, et de ne jamais m’écarter du respect dû aux tribunaux et aux autorités publiques. »
Quel texte ! Le découvrir m’a tellement contrariée que je m’en suis ouverte au bâtonnier et aux membres du Conseil de l’Ordre à qui je devais des visites de « courtoisie ». Je voulais défendre en toute liberté. Sans autocensure. Sans crainte des autorités ! Et voilà que ce texte me ligotait. Que signifiait ce « respect dû aux tribunaux » ? Le respect se décrète-t-il ? Ne doit-il pas se mériter ? Et qu’entendait-on par « bonnes mœurs » ? Des règles cadenassées ? Figées à tout jamais ? N’était-ce pas au contraire une notion relative et formidablement précaire ? Quant aux lois… Il en était de si mauvaises ! Non, ce serment ne m’allait pas du tout. Mes objections ont évidemment agacé mes jeunes collègues qui les ont jugées « donquichottesques », pour ne pas dire ridicules. Quant aux anciens, ils ont pris un ton amusé : « Ça vous passera, petite fille. » Le jour de la cérémonie, le bâtonnier m’a paternellement sermonnée : « Gisèle, plus un mot. C’est “Je le jure”… ou rien ! » J’ai donc prêté serment avec la crainte prémonitoire de ne pas totalement m’y conformer. Disons que j’ai prêté serment « sous réserve ». Car en mon for intérieur, je décidai que mes mots, cette arme absolue pour défendre, expliquer, convaincre, se prononceraient toujours dans la plus absolue des libertés. Et l’irrespect de toute institution.

C’est alors que j’ai eu vent d’un concours d’éloquence ouvert aux jeunes stagiaires. Le thème en était : « Le droit de supprimer la vie. » Chaque candidat disposait d’une demi-heure pour défendre son point de vue, et le lauréat deviendrait « stagiaire numéro un », c’est-à-dire celui que les grands cabinets embaucheraient sur l’heure. Aucune femme ne s’était jamais présentée à ce tournoi et j’annonçai fièrement à mes parents que je serais la seule femme à concourir aux côtés de cinq confrères. « Formidable ! », a tout de suite réagi mon père.

Les plaidoiries avaient lieu dans la plus vaste salle du palais de justice de Tunis, devant un jury composé des bâtonniers et des membres du Conseil de l’Ordre qu’on avait installés à la place des juges. Les candidats, eux, prenaient la place des procureurs. Et, en bas, deux énormes fauteuils accueillaient le représentant de Son Altesse le Bey et le résident général, c’est-à-dire le représentant officiel du gouvernement français en Tunisie, alors sous protectorat. C’était terriblement impressionnant, mais j’étais très calme. Quand est venu mon tour et que le bâtonnier m’a dit : « Vous avez la parole », j’ai croisé le regard d’Édouard, installé dans les premiers rangs du public, et j’ai perçu son émotion. Et Et puis je me suis sentie m’envoler. Non à la peine de mort, bien sûr ; j’ai alors cité Albert Camus et Victor Hugo. Oui à l’euthanasie et au droit au suicide ; et j’ai cité les stoïciens. Plus imprégnée de mes lectures philosophiques que de mes Codes de justice, je dissertais en lisant à peine mon texte. L’assemblée était attentive. Tout le monde se demandait qui était cette fille à l’accent français. Mon père, debout en attendant l’issue des délibérations, clamait autour de lui : « C’est ma fille ! » Et puis il s’est précipité pour m’étreindre : « Magnifique, ma fille ! Magnifique ! Tout le monde disait : elle parle comme à la Comédie-Française ! » Le jury est revenu. J’ai été proclamée lauréate à l’unanimité. Et dès le lendemain, j’ai été embauchée par l’un des meilleurs avocats de Tunisie. J’étais heureuse et impatiente. Un être « dont un dessein ferme emplit l’âme », selon le mot de Victor Hugo".



Gisèle Halimi
avec Annick Cojean

Une farouche liberté 

chez Grasset



samedi 22 août 2020

Green Team - Les Enfants du monde (Clip Officiel)

Je vous embrasse.

Doux week-end  !


Den


vendredi 21 août 2020

*Couleur d'orange

Couverture : Grégoire Delacourt, Un jour viendra couleur d’orange, Grasset 



Pour Dana,
mon Elsa à moi






« J’écris parce que quelque chose ne va pas. »
Jean d’Ormesson

Jaune

Il faisait encore nuit lorsqu’ils sont partis. Les pleins phares de la voiture élaguaient l’obscurité avant d’éclabousser de jaune, pour un instant, les murs des dernières maisons du village, puis tout replongeait dans les ténèbres. Ils étaient six, serrés, presque coincés, dans le Kangoo qui roulait à faible allure. Ils portaient des bonnets comme des casques de tankistes, des gants épais, des manteaux lourds – la nuit était froide. L’aube encore loin. Ils avaient des têtes fatiguées de mauvais garçons, même les deux femmes qui les accompagnaient. Ils ne se parlaient pas mais souriaient déjà, unis dans une même carcasse, un entrelacs de corps perclus de colères et de peurs. Une même chair prête au combat, parée aux blessures puisqu’il n’est de vie qui ne s’abreuve de sang. C’était leur première fois. De l’autoradio montait Le Sud, la chanson de Nino Ferrer. S’est suicidé ce type-là, a dit l’un d’eux. Une toile de Van Gogh, la touffeur d’un treize août, des chênes rabougris, deux érables, un églantier, un champ de blé moissonné en surplomb du Quercy blanc, les stridulations des cigales et soudain, une déchirure. Un coup de feu. Puis le silence. Silence de plomb. La chevrotine pénètre le cœur et le corps du chanteur s’effondre. Dans la voiture, personne ne chantait le refrain de la chanson qui promettait un été de plus d’un million d’années. Ils avaient soudain des mines graves. Le conducteur a coupé la radio. Dix minutes plus tard, le Kangoo s’est arrêté au rond-point, en travers de la départementale déserte. Les six passagers en sont descendus. Les corps étaient lourds. Ils ont sorti le brasero du coffre à la lueur des lampes de poche. Les filets de petit bois. Les Thermos de café. Les sacs de boustifaille. Ils ont caché la bouteille de cognac et les grands couteaux. J’aurais quand même dû prendre le riflard, a regretté l’un d’eux. On va quand même pas tirer les premiers, a commenté un autre. Et on a ri d’un rire sans gloire. Ils se savaient des chasseurs qui finiraient tôt ou tard à leur tour par être pourchassés. En attendant, il fallait tenir. Quand le barrage a été installé, ils ont bu un coup. Ils ont cherché des mots qui réchauffaient. C’est de leur faute, faut arrêter de nous prendre pour des cons, a pesté Tony, un trapu ombrageux. Origine italienne, précisait-il, j’ai dans les veines le même sang que Garibaldi. Le feu éclairait la nuit et les visages dévorés. La hargne assombrissait les regards. Les peaux se fanaient. Les doigts tremblaient. Quand une première voiture est apparue au loin, ils se sont levés comme un seul homme. Ils ont eu un peu peur, forcément. Mais la peur appelle aussi le courage. Le courage entraîne l’espoir. Et l’espoir fait battre les cœurs. Prendre les armes. On veut juste une vie juste, avait réclamé Pierre, et ils avaient tous été d’accord. Ils avaient même fabriqué une banderole avec ces mots qu’ils avaient trouvés chantants sans savoir que dans cette vie juste que réclamait Pierre, il y avait tout le poids de ses chagrins, de ses défaites de père, ses abandons d’époux, ses colères. Tous les cœurs ne dansent pas les mêmes querelles. Allez, on demande pas la lune. Juste un bout, avait-il ajouté. Et les autres avaient ri. Les corps ont revêtu des gilets jaune fluorescent. Ont pris position sur la chaussée. La voiture était à moins de trois cents mètres maintenant. Une des deux femmes s’est allongée sur l’asphalte gelé. Quelqu’un a lâché, eh Julie, n’exagère pas quand même, et Julie, avec une fierté de louve, a répondu ben qu’ils m’écrasent, tiens, on verra le chaos que ça sera. Deux cents mètres. C’était la première menace. Le baptême du feu. La voiture lançait des appels de phares qui ressemblaient à des insultes. Mais à mesure qu’elle approchait, ils devinaient la fourgonnette sombre d’Élias le boulanger, et les appels de phares sont alors apparus dans des cris de joie. J’ai bien pensé que vous seriez là, les gars, c’est le meilleur endroit pour tout bloquer. Voilà ma première fournée. Baguettes tradition. Viennoises. Pain complet. Seigle. Maïs, bien cuit comme tu l’aimes, a-t-il précisé à Julie qui se relevait. Et, la crème de la crème les amis, cent croissants beurre. Encore chauds. Dans quelques heures, loin d’ici, à Paris, les murs parleront des brioches de Marie-Antoinette. Des rêveurs enragés tenteront de prendre l’Élysée comme on prend son destin en main. Des pavés voleront comme tombent des cadavres d’oiseaux. Il exhalera déjà une odeur d’insurrection. Un parfum de muguet en novembre. Je peux pas rester avec vous, a ajouté Élias, penaud, mais si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous appelez. La pleutrerie fait les lâchetés généreuses. Lorsqu’il est reparti, on l’a applaudi. Les croissants fondaient dans la bouche. C’était un beurre au goût d’enfance. Au goût d’avant. Quand le monde s’arrêtait au village voisin. À la coopérative. Ou à la grande ville. Quand le bureau de poste était encore ouvert. Quand l’assureur venait à la maison. Et le docteur. Quand le bus passait deux fois par jour et que le chauffeur, parce que vous marchiez le long des champs ou que les nuages menaçaient, stoppait ailleurs qu’à l’arrêt. Le temps où le monde avait la taille d’un jardin. La nuit tirait maintenant à sa fin. Le ciel se marbrait de cuivre. Les six gilets jaunes ressemblaient à des flammes qui dansent. Des lucioles d’ambre. Il y a toujours quelque chose de joyeux à partir au combat. En ce troisième samedi de novembre, le jour s’est levé à 8 h 05. Vers 8 h 30 sont arrivées les premières voitures qui se dirigeaient vers la ville. Une ou deux vers les plages du Nord. Le temps du week-end. Vers des maisons froides qui sentent le feu ancien, le sel humide, les photos moisies. On les a arrêtées. On a offert des croissants aux conducteurs. Aux passagers. Certains descendaient, se réchauffaient au brasero. Ça discutait. Ça s’emportait souvent. Mais tout le monde s’accordait à dire que la nouvelle taxe de six centimes et demi sur le gasoil c’était du vol. La négation de nos vies. Encore un mensonge. Faut se battre. C’est ce qu’on fait, mon gars, a dit Jeannot, un grand échalas pâle, c’est ce qu’on fait, mais en douceur. Ça existe la douceur, ça a son mot à dire. Peut-être, a repris le gars, mais les 80 kilomètres-heure ça aussi c’est une immense connerie. Déjà qu’à 90, on n’arrive pas à doubler les camions. Y veulent quoi ces connards ? Ces bobos. Parisiens. Planqués. Les mots pétaradaient. Tout y est passé. Branleurs de politiciens. Petits barons. Tout pour eux rien pour nous. Qu’on crève, c’est ça ? Qu’ils nous installent donc le métro, tiens. Qu’ils viennent vivre notre vie. Rien qu’une semaine. Tout ça, c’est pour faire cracher les radars, a crié l’un d’eux. Eh ben on va aller se les péter leurs radars, a proposé Pierre et tout le monde a été d’accord mais personne n’a osé bouger parce que chacun savait que c’est la première violence qui est la plus difficile. L’irréversible. Celle qui signe le début de la fin : après le premier coup, les fauves se lâchent. La chair des hommes devient champ de bataille. Alors personne n’a bougé. Des automobilistes ont abandonné leur voiture sur l’accotement enherbé pour rejoindre les autres. Ils ont revêtu leur gilet de luciole, ces bestioles qui brillent la nuit pour trouver leur partenaire et se reproduire. Ainsi les corps des laissés-pour-compte, des petits, des sans-dents, des fainéants et de « ceux qui ne sont rien » brillaient dans cette première aube afin de se reconnaître et de se reproduire par milliers. Dizaines, centaines de milliers. Dans quelques heures, les corps entremêlés de l’indignation feraient apparaître une méchante tache jaune sur le poumon de la République. Et rien ne serait jamais plus comme avant. Une voiture de la gendarmerie venait de s’arrêter à cent mètres de là. Aucun militaire n’en est sorti. Ils observaient. Ils connaissaient bien la théorie de l’étincelle. Du feu aux poudres. Ce qu’ils voyaient pour l’instant était bon enfant. Un petit déjeuner sur un rond-point. Une kermesse. Voilà que plus de cinquante automobiles étaient bloquées maintenant et des plus éloignées retentissaient des coups de Klaxon insistants, comme des râleries, des doigts d’honneur, mais quand une poignée de lucioles a remonté la file, le silence s’est fait aussitôt. On fouillait alors frénétiquement l’habitacle à la recherche de son gilet jaune. On s’empressait de l’étaler sur le tableau de bord. Regardez, les mecs, je suis avec vous. C’est dégueulasse ces taxes. Me faites pas de mal. Certains opéraient rapidement un demi-tour. S’enfuyaient. Une guerre, c’est choisir un camp, c’est se lever, et peu d’hommes ont les jambes solides. Quand il n’y a plus eu de croissants ni de pain, on a laissé passer les voitures. Une à une. On tentait un dernier échange avec le conducteur. On se promettait des luttes et des révoltes. Quelques têtes sur des piques. Sur la grande banderole, l’encre noire du slogan de Pierre brillait dans le soleil froid. « On veut juste une vie juste. » Plus tard, ça a été au tour d’un Cayenne de s’arrêter. Une voiture au nom d’un bagne sinistre dans lequel, sur dix-sept mille forçats, dix mille ont trouvé la mort entre 1854 et 1867. Dix mille morts sales. Véreuses. Une voiture qui représentait quatre virgule sept années de smic, et encore, si on mettait tout son argent dans la caisse, mais il fallait bien se loger, bien se nourrir, se vêtir, ensoleiller la vie des enfants. Laisse, a dit Pierre à Julie. C’est pour moi. Et Pierre s’est approché de la Porsche. Un gilet jaune était posé sur le cuir fauve du luxueux tableau de bord. Le conducteur était bel homme. Regard clair. Visage doux. La cinquantaine. Assis à l’arrière, un garçon de l’âge de son fils. L’enfant était occupé à sa tablette, il ne percevait rien des éclats du mécontentement des hommes. De l’air soufré. Pierre a fait signe à l’homme de baisser sa vitre. Sa guerre venait de commencer.

Bleu

Dans chacune des chambres, le mur qui faisait face au lit était bleu. Un bleu azurin, presque pastel. Un ciel dans lequel on se cognait. Une immensité en trompe-l’œil. Une couleur d’eau fraîche qui possédait un effet calmant et faisait baisser la tension artérielle. On disait même que le bleu pouvait réduire la faim. Et ici, au cinquième étage, c’était de fin de vie dont on parlait. Ceux qui arrivaient avaient encore faim mais plus aucun appétit. Les bouches ne mordaient plus. Les doigts tricotaient le vide. Parfois, les yeux suppliaient. Les malades partaient mais voulaient rester encore. Alors on soulageait les corps, on nourrissait les âmes. Au commencement, avant de rejoindre le cinquième, Louise avait été infirmière au premier. En néonatologie. Elle avait choisi ce service après la naissance de son fils car l’accouchement avait été difficile. Presque une bagarre. Depuis, l’enfant n’avait jamais supporté qu’on le touche. Le contact de l’eau, le poids de l’eau l’avaient fait souffrir, tout comme certains vêtements sur sa peau, certaines matières, et il lui avait semblé qu’ici, elle pourrait se rattraper. Toucher. Caresser. Ressentir. Avoir enfin des mains de mère, des gestes millénaires, des tendresses insoupçonnées – même, par exemple, lorsqu’elle poserait une sonde gastrique dans un corps de la taille d’un gigot. Toutes ces années, elle avait aimé maintenir cet équilibre inconstant entre une promesse et une incertitude, veillé à garder hors de l’eau les visages violacés, les petits corps prématurés, jusqu’à les tendre un jour aux parents, leur dire ces deux mots qui font toujours pleurer parce qu’ils parlent d’un miracle. Il vivra. Mais aujourd’hui, Louise était assise dans une de ces chambres où le mur face au lit est bleu, un bleu azurin, presque pastel. Elle travaillait désormais à l’étage où l’on ne dit plus il vivra mais il s’en va. Dans le bleu. La couleur du ciel. Elle avait demandé à rejoindre le service car elle aimait l’idée qu’il y ait d’autres chemins. Je t’accompagne. Je vais là où tu vas. Avec chaque patient, elle goûtait une nouvelle forme d’amour. À chaque fois une victoire quand la peur s’évaporait. Quand la maladie n’était plus un combat mais le temps qui restait, une grâce. On pouvait gagner des guerres en se laissant tomber. Là, elle tenait dans sa paume la main de dentelle effilochée de Jeanne, Jeanne qui n’avait plus peur, qui ne pleurait plus, qui n’attendait plus ses deux grands fils qui auraient dû venir, qui avaient promis de venir, ce samedi, maman, on sera là samedi, car le médecin leur avait dit ne traînez pas si vous voulez un au revoir, on ne se remet pas d’un adieu raté, alors ils avaient juré samedi, on prendra la route tôt, ça roulera bien. Les deux grands fils qui ne sont pas venus. Et voici que les râles s’amenuisent, deviennent semblables à un chuintement de gaz, alors Louise a pour Jeanne des mots qui sont ceux d’une fille et d’une sœur, les mots d’une mère, d’une amante. La scopolamine et la morphine avaient œuvré dans le silence du corps évidé. Jeanne ne souffrait pas. Jeanne s’en allait doucement. La faim avait disparu, le feu s’éteignait tandis que ses deux grands fils étaient bloqués au péage de Fleury-en-Bière, au milieu des manifestants en liesse, dans la vague mimosa, les chansons à fond dans les bagnoles, les odeurs de graillon. Une frairie. Une sauvagerie en laisse. Au même moment, dans le hall de l’hôpital, les images tournaient en boucle sur les deux grands écrans de télévision. On parlait de plus de deux cent quatre-vingt mille manifestants. Deux cents blessés. Peut-être quatre cents. C’était flou. Des policiers aussi. Des états graves. Des interpellations. Des gardes à vue. Les commentateurs s’en donnaient à cœur joie. Gilets jaunes, verts de rage, colères noires. Des stations-service, des supermarchés, des péages étaient bloqués. Il y aurait deux mille manifestations à travers la France. Sur certains ronds-points, des flics sortaient les matraques. La rage se traite à coups de tatanes. Dégagez. Dégagez. À l’hôpital, certains visiteurs commentaient les images d’actualité à voix basse. On ne sait jamais ce que pense le voisin. D’autres tentaient de calmer les enfants qui criaient. Qui exigeaient un Coca. Qui ne voulaient pas voir pépé. Sa bouche sent mauvais. C’est dégueu. D’autres encore fumaient devant la large porte vitrée de l’entrée, en aspirant de longues bouffées d’asphyxiés, avant de s’en retourner, le regard égaré, voir leur proche en train de crever d’un carcinome thymique ou d’un mésothéliome et de maugréer contre ces saloperies de maladies. Au Pont-de-Beauvoisin, en Savoie, une femme de 63 ans était morte tout à l’heure, percutée par une automobiliste prise de panique face aux gilets jaunes – le premier cadavre de la guerre qui se livrait ici. Au même moment, au cinquième étage de l’hôpital Thomazeau, venait de mourir Jeanne, 74 ans, d’un adénocarcinome et, deux chambres plus loin, Maurice, 82 ans, des suites d’une maladie de Charcot. Jeanne était restée avec Louise, et Jeanne avait eu froid. Maurice était entouré des siens. On avait dit dans le bureau des infirmières qu’il était parti en souriant. La famille semblait contente. Ils avaient remercié tout le service des soins palliatifs. Promis d’envoyer des fleurs. À Paris, la situation restait tendue aux abords de l’Élysée. Mille deux cents personnes étaient toujours regroupées dans le secteur de la Concorde. Louise est rentrée chez elle. C’était un samedi comme un autre. Le jour des familles. Du bordel dans les couloirs. Des chiottes sales. Elle allait retrouver son mari qu’elle n’avait pas vu ce matin, cinq de ses vieux potes étaient venus le chercher vers 4 heures pour aller bloquer un rond-point sur la départementale. Elle lui avait laissé deux Thermos de café sur la table de la cuisine. Du café noir, presque indigeste, comme l’humeur de Pierre depuis bien longtemps. Elle allait surtout retrouver son fils. Celui qu’elle avait trop peu serré dans ses bras. Celui qui lui avait coûté la chaleur de son homme.


Un jour viendra couleur d’orange   –   Grégoire Delacourt   –   Grasset

 



DU MÊME AUTEUR
L’Écrivain de la famille, Lattès, 2011 (Le Livre de Poche, 2012).
La Liste de mes envies, Lattès, 2012 (Le Livre de Poche, 2013).
La première chose qu’on regarde, Lattès, 2013 (Le Livre de Poche, 2014).
On ne voyait que le bonheur, Lattès, 2014 (Le Livre de Poche, 2015).
Les Quatre Saisons de l’été, Lattès, 2015 (Le Livre de Poche, 2016).
Danser au bord de l’abîme, Lattès, 2017 (Le Livre de Poche, 2018).
La femme qui ne vieillissait pas, Lattès, 2018 (Le Livre de Poche, 2019).
Mon Père, Lattès, 2019 (Le Livre de Poche, 2020).

lundi 17 août 2020

*Cueillir.....



Un vol à l'étalage d'Anne... que je trouve bien sympathique !
Merci Anne....






« Le plaisir se ramasse,


Plage, Feuilles, Vert, Nature, Été



 la joie se cueille,


Marguerite, Fleurs, Blanc, Fermer


le bonheur se cultive ».


Campanule, Fleur, Couleur, Floraux

 (Bouddha)





vendredi 14 août 2020

*Du côté des Indiens !


Couverture : Isabelle Carré, Du côté des Indiens, Grasset


À Bruno, mon mari




L’imagination est un vêtement trop grand que les enfants mettent longtemps à remplir.
Stephen King
Adrenalin Mother,
With your dress of comets
And shoes of swift bird wings
And shadow of jumping fish, Thank you for touching,
Understanding, and loving my life.
Without you, I am dead.
Richard Brautigan

mar. 1 oct. 2017 à 8:52

Chérie, je suis parti vite.
Mais ce soir, je rentrerai
tôt. On pourra aller voir
Detroit, il passe encore.
Tu dois être réveillée,
Écoute la fin de
l’émission si tu peux…
Le sujet t’intéressera.
Bonnes répétitions.
La radio était trop forte, comme chaque matin. Il la maintenait allumée en permanence. Le silence devait lui faire peur pour qu’il l’allume dès son réveil, à peine posé le pied par terre. Je m’y étais plus ou moins habituée. Certains jours, il m’arrivait même de l’imiter, de la mettre à plein volume, ou de l’écouter toute la nuit pour combattre une insomnie, peu habituée au vide désormais.
Nous habitons une rue minuscule, aucune voiture ne la traverse. La plupart du temps, on croirait vivre en rase campagne plutôt qu’en centre-ville. Sans la musique, les nouvelles, et ces bavardages incessants, la quiétude envahirait l’appartement, nous laissant presque aussi isolés qu’au milieu d’un lac gelé.
De temps en temps, un livreur passe en scooter, et déchire ce silence. Plus rarement, les klaxons se déchaînent lorsqu’une camionnette prend notre ruelle pour une impasse, et décide d’y stationner la matinée entière. Sinon, rien, les talons des femmes qui claquent sur les pavés le samedi soir, et c’est tout. J’ai parfois l’impression d’habiter nulle part, d’être absente moi aussi.

Un rayon de lumière grise traversa la pièce, si faible qu’on aurait pu penser que le soleil venait de se lever, ou qu’il était déjà cinq heures du soir. Je m’installai à la table de la cuisine, sans allumer le plafonnier, préférant laisser au jour une chance de s’éclaircir. Un homme d’une cinquantaine d’années racontait au journaliste la fin de son enfance. Au fil de son récit, je compris que le passage à l’âge adulte constituait le thème principal de l’émission. Pour lui, cela avait été brutal, sans transition. À dix ans, il avait découvert que son père trompait sa mère avec la voisine du dessus. « Tous les soirs, je redoutais que l’ascenseur monte trois étages plus haut, avec mon père dedans… »

L’homme soufflait dans le micro comme s’il avait fourni un gros effort physique, l’émotion l’empêchait d’en dire autant qu’il l’aurait souhaité. Il bégaya un instant, avant d’ajouter deux ou trois détails confus. Puis le journaliste se dépêcha de conclure sur une citation de John Irving. « Notre enfance est toujours volée. Le monde adulte peut endommager le monde de l’enfance à tout moment : pas seulement le corrompre, mais encore nous arracher à lui. »
Le générique de l’émission suivante démarra sous les applaudissements, un divertissement avec des chroniqueurs survoltés. La voix de l’homme ému continuait de résonner dans ma tête. Tandis que s’accomplissait la routine du petit déjeuner, le thé trop infusé, les tartines à surveiller pour éviter qu’elles ne ressortent carbonisées, les tasses sales à glisser dans l’évier… j’imaginais le garçon, du haut de son mètre vingt, fixant la cage d’escalier, et je pouvais voir avec lui son enfance s’envoler dans l’ascenseur. La mienne s’était brisée autrement, mais semblait réapparaître, puisque, d’un seul élan, toutes mes pensées l’avaient suivi dans la cabine étroite. Premier, deuxième, troisième palier… au cinquième étage, je l’avais définitivement rejoint.


L’ascenseur

Installé par terre dans l’entrée avec un manga qu’il parcourait distraitement, Ziad guettait son arrivée. Il crevait d’impatience, sautait des pages. Son genou tressautait malgré lui, entraînant sa jambe et tout son corps dans un mouvement nerveux, répétitif. Sur le chemin du retour, il avait évité de justesse un motard au carrefour. C’était sa faute, en sortant de l’école, il s’était élancé depuis le haut de la rue, profitant de la pente pour gagner en vitesse, imaginant décoller au bout, persuadé que rien ni personne ne l’arrêterait. D’habitude, il s’attardait au moins une heure sur la dalle avec ses camarades. Mais cet après-midi-là, il n’avait même pas pris la peine de les saluer, trop pressé de rentrer chez lui. C’était son anniversaire, et dans son cartable, bien rangé entre deux cahiers, ses dernières évaluations attendaient d’être commentées. Il avait une telle hâte de les lui montrer… Pendant des mois, son père avait insisté pour qu’il s’applique et progresse enfin. Le début d’année avait été décevant, Ziad en convenait lui-même. Heureusement, il avait redressé la barre, et le bulletin qu’il tenait entre ses mains le remplissait d’une confiance nouvelle. Il en avait eu mal au ventre des jours durant, mais aujourd’hui, il en était certain, ses efforts seraient récompensés. Il ne lirait plus la déception dans les yeux de son père.
Un air glacé s’échappait de la porte d’entrée, le sol, sous ses jambes, était froid et humide. Il aurait pu s’asseoir plus confortablement, aller se chercher un coussin, une couverture, mais Ziad refusait de s’éloigner ne serait-ce qu’une seconde, préférant avoir des crampes et les pieds gelés plutôt que courir le risque de ne pas être au rendez-vous…


À tout moment, la porte pouvait s’ouvrir sur eux.
Du deuxième étage où l’appartement familial se trouvait, on entendait les allées et venues des locataires sous le porche, dans la cage d’escalier, et si on tendait l’oreille, on pouvait saisir la sonnerie du code, juste avant que ne résonne le claquement sourd de la porte cochère. Avec le temps, Ziad avait pourtant appris à s’en méfier. Lourde, trop épaisse, mal entretenue, la porte se bloquait souvent et restait grande ouverte sur la cour. D’autres fois, au contraire, comme sous l’effet d’une tempête, poussé par le vent, le battant se refermait d’un coup sec en faisant trembler l’immeuble, peut-être même la rue entière et tout Courbevoie.
L’après-midi s’achevait lentement, Ziad était las de retourner ce grand sablier imaginaire dans sa tête. Il fut soulagé d’entendre les voisins du dessus monter les escaliers en soufflant, signe que ses parents n’allaient pas tarder à rentrer. Monsieur et Madame Da Costa étaient âgés, et bien qu’elle fût en surpoids, ils désertaient l’ascenseur à cause de leur caniche nain claustrophobe. L’ascension était pénible, interminable, mais préférable aux plaintes de l’animal. Ils s’arrêtèrent sur le palier pour faire une pause. Le chien détecta aussitôt la présence du garçon derrière la porte, et colla sa truffe contre le paillasson. Il le respira un moment, semblant apprécier l’odeur de gâteaux au beurre qui s’en dégageait, avant de reprendre, encouragé par ses maîtres, sa laborieuse progression.
Ziad venait de finir son goûter. D’un doigt mouillé, il ramassait les miettes autour de lui, en les comptant. Il les rassembla en ligne droite, puis en cercle, il y en avait dix-sept. Sa mère aussi aimait compter les choses, même si elle s’en défendait. Ils avaient tous deux honte de l’avouer, mais comment s’en passer ? C’était un jeu captivant, le plus sûr moyen de garder son calme. Une petite énumération dans les moments critiques, et on respirait mieux. Au milieu des déceptions, des chocs, il existait une possibilité d’apprivoiser les débordements. L’inattendu n’avait qu’à bien se tenir, lui aussi se contenait, se mesurait, comme le reste. Il suffisait pour s’en convaincre de lire le journal : le moindre crime, les injustices, quelles qu’elles soient, rejoignaient inévitablement de jolies courbes de statistiques ou finissaient bien sagement rangés dans une colonne. En réalité, tout s’additionnait, se maîtrisait, toujours…

Ziad changea encore une fois la disposition des débris sucrés, imaginant que sa mère accompagnait son arithmomanie, répertoriant avec lui les miettes oubliées.
Elle n’allait pas tarder à débarquer, les bras chargés de courses. En général, elle arrivait la première.

Il n’aimait véritablement que certains aspects de sa personnalité, les autres, il aurait préféré ne pas les voir : son orgueil, la façon qu’elle avait de flotter, toujours ailleurs, et cette distance qu’elle leur imposait à tous, sans jamais le reconnaître.
Pour autant, son amour pour elle n’en était pas diminué ; la tendresse qu’il éprouvait pour le côté si généreux, presque timide, de son caractère, était infinie. Il se répétait chaque jour qu’il devenait urgent de lui témoigner sa reconnaissance, son affection. Sa mère vieillissait, et bien qu’elle n’ait pas atteint la cinquantaine, il s’inquiétait de la voir disparaître sans en avoir eu l’occasion. Mais comment s’y prendre ? Il ne pouvait s’adresser qu’à son être tout entier, sans rien différencier, et la ferveur de ses sentiments, dès qu’il y pensait, n’était plus aussi grande. Mieux valait donc se taire et lui parler dans sa tête, lui envoyer mentalement d’interminables discours, en espérant que quelque chose d’eux lui parviendrait. Et puis, il collectionnait ses foulards, les tee-shirts emplis de son odeur, qu’il cachait avec délectation sous son oreiller. Cela lui suffisait, lui apportait un réconfort facile, immédiat. Aussi souvent qu’il le souhaitait.
En grandissant, il découvrit qu’elle était malheureuse. Son père rentrait de plus en plus tard, une expression contrariée sur le visage, au point que cette triste figure était devenue son masque ordinaire.
Confusément, lui venait la nostalgie du couple qu’ils avaient formé les toutes premières années. Il se souvenait d’un monde encombré de jeux, de formes géométriques aux couleurs primaires.

L’atmosphère était douce et paisible, les journées passaient vite alors… il n’aimait pas les voir s’achever, sauf lorsque sa mère se penchait sur lui, pour lui dire bonsoir : c’était aussi agréable que de se prélasser dans un bain chaud en écoutant des chansons tristes.

Chaque soir, il avait l’impression de respirer un air brillant, plein de lumière. Une lumière de fête.
Dix ans… il bomba la poitrine à l’évocation de ce nombre parfait, magique, il allait enfin ajouter un second chiffre à son âge, lui qui les aimait par-dessus tout, appréciait tant leurs jolies symétries.
En le voyant souffler ses bougies, leurs cœurs s’attendriraient à nouveau, et son bulletin ferait le reste ! Il en souriait d’avance.
Il lui sembla que la voix de son père se rapprochait, puis s’éloignait dans la rue, achevant probablement une conversation au téléphone. Bertrand hurlait toujours dans l’oreillette, et adressait plein de reproches à son interlocuteur, paraissant déplorer son absence : pourquoi ne pas l’avoir rejoint, pourquoi ne pas se parler autour d’un bon café ? De toute évidence, personne n’osait lui dire qu’il s’époumonait pour rien ; le temps où plusieurs abonnés se croisaient sur la ligne était révolu. Seul Bertrand, comme atteint de surdité, continuait de crier.
Dans la cuisine, l’horloge venait tout juste de sonner dix-huit heures, Ziad ouvrit la porte, et, tel un groom, se posta sur le palier. C’était inespéré de le voir arriver si tôt, lui qui, depuis une heure déjà, faisait le siège de l’entrée… Bertrand avait fini par raccrocher, et attendait l’ascenseur en insistant sur le bouton d’appel. Il n’y avait que deux étages à monter, mais contrairement aux voisins du dessus, lui n’était affublé d’aucun chien stupide. Fatigué par ses journées pleines de colères téléphoniques, il appréciait que personne n’exigeât de sa part le moindre effort supplémentaire. Quand enfin la cabine arriva dans un bruit de trombone, Bertrand s’y s’engouffra. Ziad l’entendit farfouiller dans sa sacoche, y ranger le portable qui ne captait plus, et chercher ses clés, tout au fond. Du haut des escaliers, il résista de toutes ses forces au désir de lui signaler sa présence : « Papa, ne t’inquiète pas, je t’ouvre ! Je t’attends ! Je te vois à travers le grillage ! » En se penchant, il pouvait observer la cabine approcher, suspendue à ses longs cheveux noirs caoutchouteux. Ziad voulait surprendre son père en ouvrant la porte d’un seul coup. Mais l’ascenseur lui passa sous le nez, et, à sa grande stupéfaction, continua tranquillement son ascension.

Il s’est trompé, il a appuyé sur la mauvaise touche, pensa aussitôt Ziad. Il ne va pas tarder à redescendre… Une fois de plus, il se retint de crier : « Papa, tu fais quoi ? Papa ! Je suis là, je t’attends… » Les minutes s’écoulaient lentement, comme au Scrabble quand les mots comptent double. Pourquoi son père tardait-il à réapparaître ? Les courroies élastiques de l’appareil s’étirèrent encore un peu, imitant de gigantesques chewing-gums. Puis une porte s’ouvrit là-haut, avec des rires étranges, chargés d’excitation, qu’on étouffait. Il va réaliser son erreur, se répéta Ziad, osant seulement grimper quelques marches, sans parvenir à capter d’autre son que celui des gosses qui jouaient encore dans la cour malgré l’heure tardive, et la voix exaspérée de la gardienne qui gueulait sur son chat.
Mais son père s’était volatilisé dans les derniers étages de l’immeuble, et ne semblait pas pressé d’en revenir.

Après un instant de torpeur, Ziad, le cœur battant, se décida à grimper jusqu’au cinquième, là où l’ascenseur avait recraché Bertrand deux secondes plus tôt. Sur le tapis épais de la cage d’escalier, il progressait prudemment, sans bruit. On aurait dit une panthère en chaussettes marron ou carrément l’homme invisible, son corps ne produisait pas le moindre craquement, même le cabot hystérique du quatrième ne put repérer sa présence. Arrivé en haut, il colla en tremblant son oreille contre la porte. Le rire de son père se mêlait à celui, plus léger, d’une femme. Il resta un long moment immobile, indécis sur la marche à suivre, avant de retourner simplement d’où il était venu. Sa vue s’était un peu brouillée, il retrouva, malgré tout, les mêmes pas précautionneux sur le tapis rouge, les mêmes gestes au ralenti. C’était le même garçon de dix ans qui descendait l’escalier… Et pourtant il ne pouvait se défaire d’une sensation curieuse, affolante, celle d’en avoir une centaine de plus. À chaque palier, il les sentait charger ses frêles épaules, comme un manteau trop grand et trop lourd. En franchissant le seuil de l’entrée, il eut la certitude d’être transformé pour toujours.
Le soir, l’enfant souffla ses bougies en silence, déterminé à garder pour lui cette affligeante découverte. Mais une fois couché, et certain que plus personne ne viendrait le déranger, il se laissa aller, s’autorisant enfin à pleurer, avant de s’endormir, épuisé.

Les après-midi suivants, au retour de l’école, il se mit à réciter avec ferveur toutes sortes de prières. Il fermait soigneusement la porte de sa chambre, s’asseyait au pied de son lit. Il ne joignait pas les mains, ne baissait pas la tête, ne se prosternait pas, ne fermait pas les yeux. Au contraire, il essayait d’apercevoir un peu plus de ciel. Entre les immeubles escarpés, ce n’était pas une mince affaire. Au début, il avait du mal à se concentrer, son esprit s’égarait, dérivait loin, très loin de Dieu. Qu’Il fût accompagné d’anges ou de djinns, entouré de saints ou de prophètes ne changeait rien au problème, les pensées de Ziad s’envolaient du côté des copains, du goûter… et, d’un seul mouvement héliotropique, finissaient invariablement par se tourner vers les visages de son père et de sa mère. Putain ! Qu’est-ce qui leur est arrivé ? ! La question lui faisait peur. Il s’inquiétait de la voir revenir si souvent, l’énigme s’étalait chaque jour devant ses yeux, comme un trou noir, à des années-lumière d’une simple équation à résoudre. S’il n’y prenait garde, il s’enfoncerait dans cet abîme, plus profondément encore qu’à l’énoncé d’un exercice de maths – tout en les redoutant, il affectionnait particulièrement ceux qui commençaient par « étant donné » : étant donné une baignoire d’une contenance de 140 litres, sachant que le robinet d’eau chaude débite 15 litres par minute et que le remplissage de la baignoire prend 3 minutes de plus avec deux robinets, pouvez-vous calculer le débit d’eau froide ? À peine avait-il déchiffré la consigne, qu’il se retrouvait propulsé à 180 kilomètres-heure sur une de ces bretelles d’autoroute superposées aux échangeurs-spaghettis multidirectionnels.

À l’intérieur de son cerveau, tout devenait flou à force de suivre une piste, et puis une autre, jusqu’au black-out.
Une vue dégagée l’aidait à éviter les embouteillages. Accroupi près de la fenêtre de sa chambre, il se tordait pour apercevoir un bout de ciel gris chargé de pluie, quelques nuages déchiquetés, et parfois un rectangle parfait d’un bleu immaculé. Il se souvenait vaguement de sa grand-mère se couvrant la tête d’un voile blanc, avant de s’incliner sur son petit tapis. Et voilà qu’aujourd’hui, il avait besoin, comme autrefois sa Jedati, du secours d’un être d’expérience, d’un conseiller dont la réputation n’était plus à faire.

Il savait que, depuis des siècles, des millions de croyants organisaient des processions, se trempaient le corps dans des piscines d’eau bénite, ou payaient des fortunes pour tourner autour de la Kaaba, dans l’espoir de trouver la paix suprême… Mais prier n’avait jamais fait partie des pratiques familiales, alors il tâtonnait. Il se sentait insuffisant, empêtré, presque aussi mutique qu’avec une fille, plus gauche et maladroit qu’à la chorale d’anglais.
Quand son coin de ciel ne suffisait pas, il s’accrochait à une autre image, toutes ses suppliques allaient cette fois au patriarche du tableau de Michel-Ange. S’il lui avait suffi de toucher du doigt Adam pour transmettre à son âme l’étincelle de vie, le pouvoir de l’illustre vieillard devait être immense. Empêcher un ascenseur d’aller plus haut serait pour lui un jeu d’enfant.
Ziad avait d’abord regretté son choix, mais il se félicitait, à présent, d’avoir préféré suivre l’exposé sur les mythes, plutôt que sur les planètes. Il gardait ainsi, à portée de main, une représentation précise de son interlocuteur. En rentrant de l’école, il ouvrait son cahier à la bonne page, observait l’image, et implorait :
« Mon Dieu, fais qu’il s’arrête au deuxième, ce soir, juste ce soir. S’il te plaît Allah, fais que mon papa appuie au bon étage… »
Puis, comme toujours, il faisait ses devoirs en attendant leur retour. La nuit finissait par tomber, il se postait près de l’entrée. La porte cochère claquait fort dans la cour, et résonnait dans tout l’appartement, était-ce le signal de son arrivée ?
Généralement, tous les voisins rentraient plus tôt, excepté celui du premier, qui ne montait que vers deux heures du matin, chantant ou injuriant un adversaire imaginaire, parce qu’il avait trop bu. Il n’était sobre que le dimanche – s’abstenait-il ce jour-là parce que lui aussi croyait en Dieu, ou craignait-il en fin de semaine une remontée exponentielle de sa mélancolie ?
Ziad entendait les portes se refermer les unes après les autres.
Et, au moment où il avait cessé d’y croire, l’ascenseur s’envolait de nouveau dans les étages, puis redescendait en grinçant, grave, presque douloureux, comme si la machine épuisée avait du mal à respirer, avant de s’arrêter net, dans un cri métallique. La clé pénétrait dans la serrure. Son père s’était enfin décidé à rentrer.



Les rousses surtout

C’était au début du printemps. Et alors que les arbres avaient retrouvé leurs feuilles, d’un vert si tendre qu’on avait envie de les manger, Ziad fut obligé de constater que ses prières ne lui étaient d’aucun secours. Les disparitions se produisaient même de plus en plus souvent, jusqu’à deux ou trois fois par semaine.
Après les vacances de Pâques, l’ascenseur s’arrêtait rarement au bon étage, la plupart du temps, il montait plus haut.
« Chéri, qu’est-ce que tu fais, ferme cette porte, bon sang ! Papa m’a prévenue qu’il serait là plus tard, ce soir. Tu t’es brossé les dents ? »
Et la vie continuait, comme si de rien n’était. Comment pouvait-elle rester aussi calme ? Il aurait aimé lui ouvrir les yeux, lui crier que son mari n’endurait pas autant de dîners d’affaires qu’il le voulait leur faire croire, qu’il ne subissait pas davantage d’interminables réunions, mais poursuivait en douce son ascension vers les paliers supérieurs ! Il n’en revenait qu’après de longues heures, affublé d’une nouvelle tête, les joues rougies par une émotion indéfinissable.
Sa mère aurait dû comprendre, poser au moins quelques questions sur ces foutues absences. Et s’inquiéter un peu de ce si joli voisinage.

Au cinquième habitait une belle femme rousse, d’une trentaine d’années, qu’on ne croisait que seule, toujours pressée, encombrée. Elle traversait le hall à toute vitesse, passait devant les autres locataires sans les voir. Elle se faufilait derrière la grille de l’ascenseur, qui se dépliait en grinçant, et, du coude, poussait le bouton numéro 5, avant de filer, telle une comète, dans les étages. Son père l’aidait parfois à monter ses sacs. Leur histoire avait d’ailleurs probablement débuté comme ça, d’une manière aussi banale… Bertrand avait voulu s’emparer des courses. La voisine était timide, cet homme prévenant, en costume trois-pièces, la rendait nerveuse. Elle en avait répandu leur contenu sur le sol. Ils s’étaient dépêchés de ramasser ensemble les légumes étalés sur le carrelage de l’entrée. Elle s’était aussitôt excusée de sa maladresse, une tomate s’était écrasée sur sa chaussure cirée. Se hâtant de trouver un mouchoir dans sa poche, elle s’était agenouillée pour réparer les dégâts. La situation était embarrassante, et avait fini par les faire rire tous les deux.

« Figurez-vous que je viens de les acheter…
— Oh, mon Dieu, des chaussures neuves en plus !
— Elles en verront d’autres… Grâce à vous, les voilà baptisées !
— Vous en avez aussi sur les chaussettes, et le bas du pantalon.
— Oui, je crois que votre pochette de Kleenex n’y suffira pas… Inutile de tout nettoyer.
— Mais si ! Montez, et laissez-moi arranger ça ! Qu’au moins, chez vous, vous ne mettiez pas de la tomate partout... »

Chaque jour, Ziad se fabriquait de nouveaux scénarios, cela lui donnait le sentiment de maîtriser les choses car, il en était certain, au milieu des centaines d’hypothèses tout droit sorties de sa prodigieuse imagination, l’une d’entre elles était la bonne.
Dès que l’occasion s’en présentait, il observait cette mystérieuse voisine. Et même s’il la croisait rarement, à force, il pensait la connaître. Elle se cachait toujours derrière de grosses lunettes de soleil – peu importait qu’il fasse presque nuit ou que la journée fût grise. Les cheveux lâchés, le teint très pâle, elle ressemblait à un fantôme de cinéma. Ou à une présentatrice-météo, à cause de sa prédilection pour les commentaires sur la pluie et le beau temps. Le silence semblait la gêner, en groupe ou en tête à tête, en consultation chez le médecin, lors d’un dîner… et si celui des chauffeurs de taxi l’oppressait sûrement, que dire du silence à plusieurs dans un ascenseur ? Elle cherchait toujours quelques banalités à échanger : « Ils ne devraient pas couper le chauffage si tôt cette année, il fait un froid glacial pour un mois d’avril, n’est-ce pas ?... » Bertrand acquiesçait, en fixant d’un air absent un prénom tagué sur la paroi, la bite gravée au canif par Michel, son meilleur ami depuis le CP, ou le cœur à côté de l’alarme.

Mais ce soir-là, Ziad l’aurait parié, son père ne regardait qu’elle. Ses yeux étaient rouges, elle reniflait encore un peu. L’ascenseur, bloqué dans les étages, tardait à arriver. Il remarqua aussitôt qu’elle avait pleuré. Face à sa confusion, il n’osait la questionner, elle s’excusait, bafouillait, s’excusait encore. Avant de fondre en larmes, elle parvint à lui expliquer d’une voix étranglée : « Ma mère a eu un accident. Avant-hier, elle me racontait ses projets, elle rêvait d’installer une véranda, une petite véranda dans son jardin, et deux jours plus tard, je me retrouve face à un légume, incapable de prononcer le moindre mot. Dès qu’elle essaie de parler, sa bouche se déforme, je vois bien qu’elle fait de son mieux, mais rien ne vient, à part des gémissements, de drôles de cris, une bouillie de sons incompréhensibles… Et il y a une heure à peine, l’hôpital m’appelle pour m’annoncer qu’elle est morte. Pourquoi tout va si vite ? On n’a même pas le temps de la nommer, de s’habituer à la maladie que c’est déjà fini. »
Bertrand l’écoutait, bouleversé. Il ne trouvait rien à dire. Il devait réagir, improviser quelque chose, tenter une parole, un geste, pour la rassurer… Mais comment la réconforter ? Il se prépara mentalement : dans deux étages, il essuierait la larme énorme qui coulait de son œil droit et rendait sa joue si brillante. Et au suivant, il la prendrait dans ses bras.

Ziad considéra cette nouvelle situation, laissant aux images le temps de se former dans sa tête… la voisine défaite, son père tétanisé, le regard triste, empli de compassion. Décidément, il préférait la version des tomates. Moins mélodramatique. Il n’aimait pas évoquer la mort, même si, en réalité, il y pensait tout le temps.

Il se concentra donc de nouveau sur la sauce tomate qui dégoulinait du pantalon de son père sur les dalles du hall d’entrée, aussi épaisse et rouge que le sang des Indiens d’un western-spaghetti.
Puis, il les imagina s’engouffrant tous les deux dans la cabine, collés contre les parois. Ils se tenaient à distance – comme on peut l’être dans un ascenseur qui ne tolère que trois personnes. Ils avaient toujours une forte envie de rire, mais faisaient de leur mieux pour se contenir, veillant à ne pas montrer leur joie. Dans un sursaut, l’ascenseur s’était arrêté au cinquième étage. La jeune femme l’avait fait entrer chez elle, et conduit directement dans la salle de bains. Elle l’avait invité à s’asseoir sur un tabouret minuscule pour s’emparer de ses chaussures. Bertrand l’avait observée les passer l’une après l’autre sous le robinet, se retenant de crier : « Attention, l’eau rentre à l’intérieur, vous êtes en train de les bousiller ! » Elle s’appliquait, voulait bien faire. Il ne restait aucune trace de sauce, mais elle avait continué à les frotter vigoureusement avec une éponge qui mousse. Demain, c’est sûr, le cuir sera cartonné.
L’air sérieux, concentrée, comme si elle était en train de mener un combat décisif, elle s’était ensuite attaquée aux taches d’eau avec un sèche-cheveux, alors il les lui avait retirées des mains, pour l’attirer doucement contre lui : « Je crois qu’elles sécheront mieux toutes seules. » Et la voisine était devenue aussi rouge que ses tomates écrasées, en se laissant embrasser.

Évidemment, c’était assez déroutant de voir son père séduire une autre femme, même en pensée. Mais Muriel Péan – c’était le nom qu’on pouvait lire sur sa boîte aux lettres – était belle. Et Ziad commençait à devenir réceptif à la beauté des femmes, la chose en lui s’était déclenchée au début du dernier trimestre, et ne cessait de grandir jusqu’à vouloir prendre toute la place.
Il avait, depuis lors, la désagréable impression d’être coupé en deux. Une partie de lui-même demeurait en colère – cette histoire le dégoûtait, le révoltait plus qu’il n’aurait su le dire – tandis qu’une autre prenait plaisir à se détacher du réel, pour mener sa propre vie. En classe, sur son lit, avant de s’endormir, les rêves se déployaient en 3D au-dessus de lui, pour l’emporter au loin… et c’était son tour alors de séduire toutes les femmes, les rousses surtout. C’était à lui, à présent, que s’adressaient leurs caresses, leurs mots d’amour… Il pouvait voir leurs corps, les toucher, il ne se lassait pas de sentir leur souffle, cette musique incomparable était si douce à son oreille…

Du côté des Indiens
Isabelle Carré

Grasset



jeudi 13 août 2020

L'Armorique



Je m'aménage un lieu
Avec ce paysage
Assez lointain pour être
Et n'être que le poids
Qui vient m'atteindre ici.
J'émerge de ce poids,
Je m'aménage un lieu
Avec ce paysage
Qui tournait au chaos.
Dans ce qu'il deviendra
Je suis pour quelque chose.
Peut-être j'y jouerai
Des bois, des champs, de l'ombre,
Du soleil qui s'en va.
J'y régnerai
Jusqu'à la nuit.

lundi 10 août 2020

*L'amour sans le dire

 Couverture : Sthers Amanda, Lettre d’amour sans le dire, Bernard Grasset



Lettre d’amour sans le dire   –   Amanda Sthers   –   Grasset
 Pour ma maman
 


Cher monsieur,
 

Je vous écris cette lettre car nous n’avons jamais pu nous dire les choses avec des mots. Je ne parlais pas votre langue et maintenant que j’en ai appris les rudiments, vous avez quitté la ville. J’ai commencé les leçons de japonais après notre septième rencontre. C’était en hiver, les feuilles prenaient la couleur que je prêtais à votre pays. Je voulais vous demander de le décrire afin de vous comprendre avec lui.
Lors de mon premier cours, mon professeur m’a fait la courtoisie de ne pas me questionner sur la raison qui me poussait à apprendre le japonais à mon âge. Il m’a simplement demandé s’il y avait une échéance, je lui ai répondu qu’elle était celle du destin.
« Unmei », a-t-il dit, et ce fut le premier mot que m’offrait votre culture.
C’est aussi le destin qui m’a mise sur votre route, pourtant je le croyais étranger à ma vie. Mon nom est Alice Cendres mais vous me connaissez sous le nom d’Alice Renoir. Je ne vous ai jamais expliqué cette confusion car cela ne me semblait pas nécessaire au début et le temps passant il eût été étrange de me débaptiser. Plus tard, j’ai pensé que j’avais été stupide, qu’il vous était impossible de me retrouver si jamais vous aussi vous aviez voulu apprendre mes mots comme je me saisis des vôtres et venir me dire ce que je m’apprête à essayer de vous écrire. Je vous supplie d’accorder de l’attention à ces quelques pages. Elles peuvent vous sembler légères par endroits, graves ou impudiques à d’autres, mais vous comprendrez peu à peu que ma vie en dépend.

Je suis entrée dans le salon de thé le 16 octobre de l’an dernier.


Je consigne tout dans un carnet, comme une sorte d’almanach qui tient dans ma poche et dessine un rythme à ma vie et au peu d’événements qui la ponctuent. Je me serais souvenue de ce jour sans en avoir rien écrit. Mais je l’ai fait. Sous cette date, il est indiqué le nom du lieu : « Ukiyo » et j’ai glissé la carte de visite du salon de thé pour être certaine de le retrouver. Je sais maintenant que le mot Ukiyo n’existe pas dans mon langage, qu’il veut dire profiter de l’instant, hors du déroulement de la vie, comme une bulle de joie. Il ordonne de savourer le moment, détaché de nos préoccupations à venir et du poids de notre passé. Il était seize heures quand j’ai poussé la porte. Les enfants de l’école voisine jouaient sous la pluie et sautaient dans les flaques tandis que d’autres couraient avec leurs cartables sur le dos. Sur le mien je portais une vie qui endolorissait tout mon être mais je ne le savais pas. J’ai souri, une jeune femme que je sais maintenant se prénommer Kyoko m’a fait m’asseoir juste d’un mouvement des lèvres.

J’ai retiré mon manteau et mon bonnet mouillés. Sans que je ne le demande, elle a posé devant moi un petit plateau sur lequel étaient disposées une théière noire et une tasse bleu ciel fragile qu’elle a remplie à moitié. Elle a précisé que ce thé provenait de Miyazaki, la ville où je vous adresserai ce courrier au matin. Je ne l’ai pas bu tout de suite, je me suis contentée d’observer le liquide qui m’a réchauffée ; un futsumushi sencha aux feuilles d’un vert intense qui donne un breuvage aux couleurs du soleil qu’on regarde à travers les herbes hautes quand on est adolescent et qu’on se couche dans les prés. J’ai pensé « il faudrait un nom à cette couleur », sans savoir qu’il existait dans votre pays un mot pour qualifier les rayons qui se dispersent dans les feuilles des arbres : komorebi. Cette teinte qui se diffuse dans le vent et à travers laquelle on voit les choses plus belles. Pourtant le goût n’est pas aussi limpide et transparent que la robe de ce thé, il a une densité qui ressemble à de la liqueur. Sa saveur ressemble à du miel adouci par un cacao amer. Pardonnez mon extase et mon souci du détail mais il est important que vous compreniez que ce jour-là a transformé ma vie. Pas comme un choc mais plutôt une vague qui s’en revient vers la plage, et s’apprête à repartir à l’assaut de l’océan tout entier.



Je viens d’un monde où nous ne goûtions pas aux choses exotiques, je n’ai jamais voyagé que dans des livres et c’est ainsi que je suis devenue professeur de français. Sans doute aurais-je mieux fait de choisir le métier d’hôtesse de l’air, de sentir de vrais bras autour de ma taille, d’embrasser des visages d’autres couleurs. Au lieu de ça, je n’ai pas quitté le Nord pendant mes quarante-huit premières années, j’ai imaginé l’amour, les gens et les odeurs. J’ai trouvé l’aventure dans le confort de mon salon, sous une couverture, accrochée aux pages que je ne cessais de tourner. Je vis à Paris depuis trois ans et je suis toujours effrayée de ne pas y être à ma place. J’ai emménagé ici à la demande de ma fille qui a épousé un homme riche et m’a « installée » dans un appartement confortable ; sans doute afin ne pas avoir à prendre le train pour me rendre visite et ne pas s’embarrasser d’une mère qui ne répond pas aux exigences de sa nouvelle position sociale. Elle a pensé que je déménageais avec plaisir tandis que je tentais de satisfaire le sien. J’ai pris une retraite très anticipée et elle m’a convaincue que j’allais enfin « pouvoir écrire mon roman » mais aucune d’entre nous n’y a cru. Cela a toujours été un fantasme. Elle pensait que sa démarche me consolait de son arrivée prématurée dans ma vie, des sacrifices qu’elle avait impliqués, qu’elle me rendait une part de la jeunesse qu’elle s’imagine m’avoir volée. Mais elle est ce que j’ai fait de mieux et de plus beau. Je suis triste qu’elle ne soit pas plus en feu, qu’elle ne soit pas de ces filles qui courent sous la pluie, qui rient, qui pleurent et qui brisent des cœurs. De ces filles qui dansent pieds nus. Je n’ai jamais souhaité qu’elle me rende mon insouciance mais qu’elle profite de la sienne.

Quand j’ai eu fini mon thé, Kyoko m’a fait monter quelques marches et amenée jusqu’à une pièce attenante en disant « Renoir », qu’elle prononçait avec un accent qui m’a d’abord rendu la chose impossible à comprendre, je pensais qu’elle me demandait de la suivre en japonais, je n’ai pas osé refuser. Elle insistait. Elle m’a menée dans une pièce plus sombre et nue, seules deux branches de cerisier fleuries tenaient dans un vase rectangulaire, un plancher de bois et au milieu un grand sol mou, comme ceux des salles d’arts martiaux. Sur le côté un petit banc laqué permettait de poser ses affaires. À son geste, j’ai compris qu’il fallait enlever mes chaussures et j’ai saisi le pyjama bleu marine qu’elle me tendait. J’allais protester mais elle a refermé la porte avec un sourire. Je me suis dit qu’elle allait me faire un massage et que c’était compris dans la formule avec le thé. Je n’ai pas osé refuser.
Je ne me rappelle plus ce que je portais. Sans doute mon pantalon noir un peu trop court et un col roulé gris. Rien qui vaille la peine de s’en souvenir.

[…]

Amanda Sthers
Lettre d’amour sans le dire