Lettre d’amour sans le dire
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Amanda Sthers
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Grasset
Pour ma maman
Cher monsieur,
Je vous écris cette lettre car nous
n’avons jamais pu nous dire les choses avec des mots. Je ne parlais pas
votre langue et maintenant que j’en ai appris les rudiments, vous avez
quitté la ville. J’ai commencé les leçons de japonais après notre
septième rencontre. C’était en hiver, les feuilles prenaient la couleur
que je prêtais à votre pays. Je voulais vous demander de le décrire afin
de vous comprendre avec lui.
Lors de mon premier cours, mon professeur m’a fait la courtoisie de ne pas me questionner sur la raison qui me poussait à apprendre
le japonais à mon âge. Il m’a simplement demandé s’il y avait une
échéance, je lui ai répondu qu’elle était celle du destin.
« Unmei », a-t-il dit, et ce fut le premier mot que m’offrait votre culture.
C’est
aussi le destin qui m’a mise sur votre route, pourtant je le croyais
étranger à ma vie. Mon nom est Alice Cendres mais vous me connaissez
sous le nom d’Alice Renoir. Je ne vous ai jamais expliqué cette
confusion car cela ne me semblait pas nécessaire au début et le temps
passant il eût été étrange de me débaptiser. Plus tard, j’ai pensé que
j’avais été stupide, qu’il vous était impossible de me retrouver si
jamais vous aussi vous aviez voulu apprendre mes mots comme je me saisis
des vôtres et venir me dire ce que je m’apprête à essayer de vous
écrire. Je vous supplie d’accorder de l’attention à ces quelques pages.
Elles peuvent vous sembler légères par endroits, graves ou impudiques à
d’autres, mais vous comprendrez peu à peu que ma vie en dépend.
Je suis entrée dans le salon de thé le 16 octobre de l’an dernier.
Je consigne tout dans un carnet, comme une sorte d’almanach qui tient dans ma poche et dessine un rythme à ma vie et au peu d’événements qui la ponctuent. Je me serais souvenue de ce jour sans en avoir rien écrit. Mais je l’ai fait. Sous cette date, il est indiqué le nom du lieu : « Ukiyo » et j’ai glissé la carte de visite du salon de thé pour être certaine de le retrouver. Je sais maintenant que le mot Ukiyo n’existe pas dans mon langage, qu’il veut dire profiter de l’instant, hors du déroulement de la vie, comme une bulle de joie. Il ordonne de savourer le moment, détaché de nos préoccupations à venir et du poids de notre passé. Il était seize heures quand j’ai poussé la porte. Les enfants de l’école voisine jouaient sous la pluie et sautaient dans les flaques tandis que d’autres couraient avec leurs cartables sur le dos. Sur le mien je portais une vie qui endolorissait tout mon être mais je ne le savais pas. J’ai souri, une jeune femme que je sais maintenant se prénommer Kyoko m’a fait m’asseoir juste d’un mouvement des lèvres.
J’ai
retiré mon manteau et mon bonnet mouillés. Sans que je ne le demande,
elle a posé devant moi un petit plateau sur lequel étaient disposées une
théière noire et une tasse bleu ciel fragile qu’elle a remplie à
moitié. Elle a précisé que ce thé provenait de Miyazaki, la ville où je
vous adresserai ce courrier au matin. Je ne l’ai pas bu tout de suite,
je me suis contentée d’observer le liquide qui m’a réchauffée ; un
futsumushi sencha aux feuilles d’un vert intense qui donne un breuvage
aux couleurs du soleil qu’on regarde à travers les herbes hautes quand
on est adolescent et qu’on se couche dans les prés. J’ai pensé « il
faudrait un nom à cette couleur », sans savoir qu’il existait dans votre
pays un mot pour qualifier les rayons qui se dispersent dans les
feuilles des arbres : komorebi. Cette teinte qui se diffuse dans le vent
et à travers laquelle on voit les choses plus belles. Pourtant le goût
n’est pas aussi limpide et transparent que la robe de ce thé, il a une
densité qui ressemble à de la liqueur. Sa saveur ressemble à du miel
adouci par un cacao amer. Pardonnez mon
extase et mon souci du détail mais il est important que vous compreniez
que ce jour-là a transformé ma vie. Pas comme un choc mais plutôt une
vague qui s’en revient vers la plage, et s’apprête à repartir à l’assaut
de l’océan tout entier.
Je viens d’un monde où nous ne goûtions pas aux
choses exotiques, je n’ai jamais voyagé que dans des livres et c’est
ainsi que je suis devenue professeur de français. Sans doute aurais-je
mieux fait de choisir le métier d’hôtesse de l’air, de sentir de vrais
bras autour de ma taille, d’embrasser des visages d’autres couleurs. Au
lieu de ça, je n’ai pas quitté le Nord pendant mes quarante-huit
premières années, j’ai imaginé l’amour, les gens et les odeurs. J’ai
trouvé l’aventure dans le confort de mon salon, sous une couverture,
accrochée aux pages que je ne cessais de tourner. Je vis à Paris depuis
trois ans et je suis toujours effrayée de ne pas y être à ma place. J’ai
emménagé ici à la demande de ma fille qui a épousé un homme riche et
m’a « installée » dans
un appartement confortable ; sans doute afin ne pas avoir à prendre le
train pour me rendre visite et ne pas s’embarrasser d’une mère qui ne
répond pas aux exigences de sa nouvelle position sociale. Elle a pensé
que je déménageais avec plaisir tandis que je tentais de satisfaire le
sien. J’ai pris une retraite très anticipée et elle m’a convaincue que
j’allais enfin « pouvoir écrire mon roman » mais aucune d’entre nous n’y
a cru. Cela a toujours été un fantasme. Elle pensait que sa démarche me
consolait de son arrivée prématurée dans ma vie, des sacrifices qu’elle
avait impliqués, qu’elle me rendait une part de la jeunesse qu’elle
s’imagine m’avoir volée. Mais elle est ce que j’ai fait de mieux et de
plus beau. Je suis triste qu’elle ne soit pas plus en feu, qu’elle ne
soit pas de ces filles qui courent sous la pluie, qui rient, qui
pleurent et qui brisent des cœurs. De ces filles qui dansent pieds nus.
Je n’ai jamais souhaité qu’elle me rende mon insouciance mais qu’elle
profite de la sienne.
Quand
j’ai eu fini mon thé, Kyoko m’a fait monter quelques marches et amenée
jusqu’à une pièce attenante en disant « Renoir », qu’elle prononçait
avec un accent qui m’a d’abord rendu la chose impossible à comprendre,
je pensais qu’elle me demandait de la suivre en japonais, je n’ai pas
osé refuser. Elle insistait. Elle m’a menée dans une pièce plus sombre
et nue, seules deux branches de cerisier fleuries tenaient dans un vase
rectangulaire, un plancher de bois et au milieu un grand sol mou, comme
ceux des salles d’arts martiaux. Sur le côté un petit banc laqué
permettait de poser ses affaires. À son geste, j’ai compris qu’il
fallait enlever mes chaussures et j’ai saisi le pyjama bleu marine
qu’elle me tendait. J’allais protester mais elle a refermé la porte avec
un sourire. Je me suis dit qu’elle allait me faire un massage et que
c’était compris dans la formule avec le thé. Je n’ai pas osé refuser.
Je
ne me rappelle plus ce que je portais. Sans doute mon pantalon noir un
peu trop court et un col roulé gris. Rien qui vaille la peine de s’en
souvenir.
Amanda Sthers
Lettre d’amour sans le dire
Courir à la librairie...ou laisser se déployer encore un peu comme on déplie lentement un éventail,la subtile trame de ces mots et de ce qui est à venir ....
RépondreSupprimerMerci
Que c'est bien exprimé. Merci Lucile... la bienvenue sur mes chemins.
SupprimerAvez-vous un blog ?
Merci d'être venue jusqu'ici !
heureux dimanche.