lundi 24 août 2020

*Une farouche liberté

Couverture : Gisèle Halimi Avec Annick Cojean, Une farouche liberté, Grasset 







À Claude,
mon compagnon de route
mon compagnon de combat
mon compagnon de vie
G. H.




« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. »
René Char
 

1.

La blessure de l’injustice :
une enfance révoltée

Annick Cojean : « L’enfance décide », écrivait Jean-Paul Sartre dans Les Mots. Qu’a donc décidé votre enfance ?

"Tout ! Ma révolte, ma soif éperdue de justice, mon refus de l’ordre établi et bien sûr mon féminisme. Tout est parti de l’enfance et de cette indignation ressentie dès mon plus jeune âge devant la malédiction de naître fille. Comment appeler autrement ce coup du sort qui, en vous attribuant le mauvais genre, vous prive instantanément de liberté et vous assigne un destin ?

J’étais toute petite quand on m’a raconté l’histoire de ma naissance et le désespoir de mon père à l’annonce que sa femme venait d’accoucher d’une fille. Un désespoir si puissant qu’il a nié mon arrivée pendant près de trois semaines. Aux amis qui venaient aux nouvelles, il affirmait : « Non, Fritna n’a pas encore accouché. » Certains s’étonnaient : « Voyons, pas encore ? » Mais Édouard persistait : « Non, toujours pas. Bientôt, bientôt… » Il ne parvenait pas à se faire à cette catastrophe – une descendance féminine –, lui qui, pourtant, avait déjà un fils aîné. Ce récit mille fois relayé en famille a résonné dans tout mon être comme un glas : j’étais née du mauvais côté. Mais c’était aussi un appel au sursaut et à l’insoumission. Oui, la révolte s’est levée très tôt en moi. Dure, violente. Mes engagements ultérieurs en sont directement le fruit. La blessure de l’injustice m’a donné une force fabuleuse, parce que désespérée.
Tout, dans l’enfance, était fait pour me rappeler mon infériorité par rapport aux garçons, et d’abord à mes frères. Nous étions quatre, deux filles, deux garçons (un petit frère était mort d’un accident domestique à 2 ans, atrocement brûlé sous mes yeux). Et il était évident que dans cette fratrie, ma sœur et moi étions les inessentielles, vouées à servir les garçons du foyer, les essentiels, avant de nous marier et de passer sous l’autorité et la sujétion d’un époux. Ma mère mettait un point d’honneur – voire un acharnement – à maintenir ce clivage. « Ma grand-mère, ma mère et moi avons vécu comme ça, alors toi aussi ! » Elle avait été mariée à moins de 15 ans, mère à 16 ans – ce qui était courant en Tunisie – et elle tentait de reproduire ce qu’elle avait subi. Opprimée dès son plus jeune âge, niée dans son existence, tout naturellement, elle opprimait à son tour. Perpétuer les choses assure une certaine quiétude et provoque toujours moins de heurts que vouloir les changer. Mais la quiétude n’était pas mon fort. Ni mon aspiration. Échapper à ce qui apparaissait comme un destin tracé est vite devenu mon obsession.

Les filles de la maison, donc, devaient se mettre au service des hommes de la maison. Dès 7 ou 8 ans, on m’a obligée à lessiver le sol, faire la vaisselle, laver et ranger le linge de mes frères, les servir à table. Je trouvais cela stupéfiant. Pourquoi ? Au nom de quoi ? Avant même la révolte, je ressentais une immense perplexité. Pourquoi cette différence ? Elle n’avait aucun fondement ni aucun sens. « C’est parce que tu es une fille, s’entêtait ma mère, et parce qu’ils sont des garçons ! » La rébellion a été viscérale. Pas question d’accepter cette injustice criante. « Plutôt mourir ! » Il y eut des gifles, des menaces, des punitions. L’affrontement fut violent. Je me roulais par terre. Ma mère se disait que je devais être dingue pour refuser ainsi ma condition de fille. Je la revois mettre un doigt sur sa tempe, désemparée, affirmant à mon père : « Ta fille ne tourne pas rond. » Alors j’ai choisi l’arme ultime : une grève de la faim. C’est un moyen terrible, vous savez. Mes parents se sont affolés, et ont cédé au bout de quelques jours. Je ne servirais plus mes frères : « Ni à table, ni dans la chambre, ni jamais ! » ai-je exigé. Ce fut au fond ma première victoire féministe.
Mais l’injustice était partout. Et notamment dans la différence d’attente de nos parents envers l’enseignement selon qu’il s’agissait de leurs filles ou de leurs fils.
Moi, j’aimais l’école. Je l’aimais avec passion. C’est là que je me sentais le mieux. Et j’étais bonne élève. Mais quand je rentrais à la maison, cartable à la main, en lançant : « Je suis première ! », ma mère, glaciale, me disait : « Lave tes mains, mets la table. » Parfaitement indifférente. Mon frère aîné, en revanche, faisait l’objet de toutes les attentions, lui qui partageait son temps entre colles, mensonges, zéros pointés et renvois. Cela rendait fou mon père, qui le tabassait lors de scènes d’une violence insensée. Tout l’espoir de la famille – y compris celui de nous sortir d’une condition modeste et de nous redonner de « l’honneur » – reposait sur ce fils pour lequel mes parents étaient prêts à tous les sacrifices. Ma mère a même vendu un jour ses bijoux berbères pour lui payer des cours de rattrapage. Tandis que pour moi, elle ne voyait pas l’intérêt d’investir le moindre sou. Même mon entrée en sixième allait poser problème car le lycée était coûteux et « franchement, soupirait ma mère, les frais pourraient payer ton trousseau de mariée ! ».

Mais je m’étais renseignée. J’avais appris, dès l’âge de 10 ans, qu’il existait un concours des bourses pour les élèves pauvres, et j’ai été reçue première. Je n’ai donc rien coûté. Même pas en livres, puisque les élèves de familles « nombreuses et nécessiteuses » avaient droit à un prêt pendant leurs études. Mais mes parents se fichaient bien de la façon dont je me débrouillais. Mon frère a redoublé deux fois. Je l’ai très vite rattrapé. On s’est retrouvés dans la même classe. Je crois que c’est à ce moment-là qu’il a été renvoyé du lycée. Consternation des parents. Et irritation à mon égard. Je coiffais au poteau l’homme qui devait incarner l’honneur de la famille. C’était trop ! D’autant que j’ai rapidement donné moi-même des leçons particulières, car je voulais déjà mettre de l’argent de côté pour payer l’université. 
Pour mes parents, cela devenait gênant. Il était temps de me marier !
La puberté avait déjà bien perturbé ma vie de garçon manqué. Le jour où j’avais eu mes premières règles, ma mère avait pris un ton très sentencieux :
« Maintenant, c’est fini !
— Qu’est-ce qui est fini ?
— Tu ne peux plus du tout jouer avec les garçons. »
J’étais sidérée. Moi qui jouais au foot avec eux, courais pieds nus dans les rues, nageais à perte de souffle avec une bande de copains, je devais tout arrêter ?
« Mais pourquoi ?
— C’est comme ça ! »
Là encore, quelle injustice ! Pourquoi devais-je être punie ? De quoi ? Ma mère ne m’a donné aucune explication. Une seule indication : « Maintenant tu es une jeune fille, tu peux te marier. » Elle n’a pas fait le lien entre les règles et la possibilité d’avoir des enfants. Elle n’a surtout pas évoqué le rapport sexuel. Il faudra que je lise, plus tard, et apprenne toute seule. Pour l’heure, j’étais abasourdie, puis consternée par les rites du silence, de la clandestinité et de la culpabilité qui accompagnaient désormais cette épreuve mensuelle. Les serviettes hygiéniques devaient être lavées et mises à tremper la nuit dans un pot de chambre que l’on cachait dans un coin du patio. Personne ne devait tomber dessus, c’eût été la pire des hontes. Et il fallait une planque et des ruses de Sioux pour les mettre discrètement à sécher. Mais de quoi les filles étaient-elles donc coupables ? La question me minait.
 L’offensive pour me marier s’est donc vite renforcée. Ma mère avait en vue un riche marchand d’huile de 35 ans. J’en avais 16. « Il a trois voitures ! » répétait-elle, tel l’Harpagon de Molière répétant « Sans dot ! » avec frénésie. Il est vrai que cet homme était également prêt à me prendre sans dot. Et c’était, croyez-moi, un sacré avantage. Car l’usage des dots dont les tarifs variaient en fonction de la situation du fiancé plombait les familles sans le sou.

Pour épouser par exemple un médecin (ce qui était exclu pour moi, car c’était bien trop cher), il fallait fournir une belle somme et apporter ce que l’on appelait « la maison montée », c’est-à-dire une maison complète, de la petite cuillère au drap brodé. La future belle-mère venait vérifier à l’avance que rien ne manquait. Je me souviens de mon père travaillant comme un fou et jonglant entre les emplois, parce qu’il devait marier ses deux sœurs, ma tante Rachel et ma tante Marcelle, et payer leur dot. Inutile de vous dire que je trouvais cela ahurissant. Payer pour prendre époux et devenir sa chose ? Ce système, décidément, ne me convenait pas. Je ne voulais pas me marier. Je voulais étudier. Et devenir avocate. Avocate, avec un « e », nous en reparlerons. Avocate pour combattre les injustices ressenties si prématurément.

Car nous étions dans un monde coupé en deux, cela m’apparaissait clairement. D’un côté, ceux qui opprimaient et en tiraient profit, et de l’autre, les humiliés, les offensés, bref, les victimes. J’ai très tôt choisi mon camp : celui des victimes. Mais attention ! Des victimes qui relèvent la tête, s’opposent, combattent. « C’est pas juste ! » disais-je constamment à la maison. Ma mère se récriait : « Insolente ! » Et mon père s’énervait : « Tu n’as que ce mot-là à la bouche ! » C’était pourtant vrai : c’était pas juste ! La vie n’était pas juste. Elle ne l’est toujours pas.
 


Ma mère, sépharade, voulait nous imposer la pratique de sa religion – elle était fille de rabbin – et nous l’enseignait dans un mélange de Bible et de superstitions. Cela a précipité, je crois, mon rejet définitif des théories religieuses. Comment pouvais-je adopter un Dieu qui impose à ses fidèles de commencer leur journée par une prière diabolisant les femmes, les vouant même à l’inexistence : « Béni soit l’Éternel qui ne m’a point fait femme… » ? Les femmes n’ont que le choix d’acquiescer à la négation d’elles-mêmes : « Béni soit l’Éternel qui m’a faite comme il a voulu. » À vrai dire, mes rapports avec l’Éternel sentirent très vite le contentieux. Les femmes, je l’avais compris, étaient réduites à la portion congrue. D’ailleurs on ne leur demandait même pas de prier – c’était l’affaire des hommes –, seulement de ne pas pécher. Et je me souviens qu’à la synagogue, quand je montais au balcon avec les autres femmes uniquement tolérées en spectatrices muettes, j’observais avec un certain malaise le parterre où les mâles – hommes et garçonnets – connaissaient, eux, le privilège de s’adresser directement à Dieu. Cette ségrégation confirmait ce sentiment d’injustice qui me poursuivait et entretenait ma grogne à l’égard du Seigneur. Forcément un homme.
Un jour, j’ai décidé de le tester. Puisque ma mère nous rabâchait que Dieu décidait de tout, y compris de nos notes et de notre réussite aux examens, et qu’il fallait donc s’attirer ses bonnes grâces en embrassant régulièrement la mezouza (étui contenant un parchemin où sont écrits les versets du Deutéronome et qui se fixe au linteau des portes), j’ai pris le risque de le fâcher. Je me suis enfuie de la maison en passant la tête haute en dessous de la mezouza sans le moindre baiser. L’enjeu était immense : c’était le jour de la composition de français. J’ai couru au lycée, la trouille au ventre car on m’avait décrit ce Dieu capable de me réduire en cendres. Je l’ai imaginé me poursuivant et s’abattre, telle la foudre, sur ma page quadrillée. Et puis j’ai découvert avec plaisir le sujet de la rédaction imposée : « Décrivez un Noël dont vous avez gardé un souvenir particulier. » Alors j’ai raconté un Noël comme je n’en avais jamais vécu puisqu’à mon grand regret nous ne le fêtions pas, mais comme je l’avais rêvé à travers mes lectures et mon imagination. Un Noël dans un joli village de France – jamais vu la France. Un Noël avec un sapin immense, couvert de guirlandes mettant en joie les enfants, et avec de la neige – jamais vu la neige. Un Noël comme notre culte juif nous le refusait. De quoi déplaire à Dieu et attirer la vengeance de la mezouza…

Je m’attendais donc au pire. Le jour des résultats, alors que j’attendais ma note le cœur battant, la prof m’adressa pourtant un sourire : « Première, Gisèle. Comme d’habitude. » Dieu avait donc perdu. Il n’allait plus m’encombrer ni me faire peur. Finie, cette contrainte à laquelle nous condamnait ma mère. Évaporée, cette ombre menaçante sur ma vie quotidienne. Mon test avait justifié mes doutes. J’y gagnai de l’assurance. Et ma première part de liberté. 


L’autre part, c’est par l’éducation que je la conquerrais. Je l’ai tout de suite compris. Je voulais apprendre, apprendre, apprendre. Et il ne fallait pas qu’on m’en empêche car je devais me sauver ! C’était une conviction, ancrée au plus profond de moi. Je dirais même une rage. J’étais donc bonne élève, sauf en maths, et littéralement amoureuse de ma prof de français, Mlle Nicot, qui poussait un soupir en rendant les rédactions : « Et comme toujours, c’est Gisèle la première. »

Je me souviens du chagrin fou ressenti lorsque je l’ai croisée un jour au bras d’un homme plus âgé dont elle devait être la fiancée. Elle ne m’avait pas prévenue ! Je me disais : « C’est pas possible qu’elle me fasse ça ! » Je l’ai perdue de vue, mais elle a été un phare. Elle a immédiatement perçu ma certitude que l’école serait ma libération. Elle m’a encouragée à lire. Elle m’écoutait, me considérait, me faisait comprendre que j’avais des capacités qu’il ne fallait pas perdre. Exactement l’inverse de mes parents. Je me demande parfois ce que je serais devenue sans elle. Mais j’aurais forcément fait quelque chose, car j’avais en moi, comment vous dire, une force mauvaise, une force sauvage. J’étais déterminée à aller mon chemin, que ça plaise ou non. Et mon chemin passait d’abord par cet appétit démesuré de connaissances. Et par les livres pour lesquels j’avais une passion. C’était ça, la vraie nourriture ! Je les regardais, les palpais, les humais longuement avant de leur arracher leur secret. Je savais qu’ils m’aideraient à être moi-même.

Il n’y avait aucun livre à la maison et, petite, je me contentais de l’annuaire et d’un gros dictionnaire médical qu’un représentant de commerce avait laissé chez nous. Mais plus tard, inscrite dans toutes les bibliothèques, je lisais avec fièvre et boulimie des nuits entières. En cachette, car mes parents ne l’auraient pas admis. Comme nous étions quatre enfants à dormir dans la même pièce, ma mère déclarait très tôt l’extinction des feux. J’avais donc acheté une mini-ampoule de 1 watt que je branchais à une prise au ras du sol. La lumière était trop faible pour que ma mère puisse la repérer de sa chambre, et je lisais tout mon soûl, à plat ventre par terre. Lorsque les professeurs demandaient de lire la scène 2 de l’acte III de L’Avare, je lisais tout Molière. Lorsqu’ils recommandaient Le Rouge et le Noir, je lisais tout Stendhal. Pareil pour Flaubert, Balzac, Zola. J’étais passionnée de culture française. C’est à ce moment-là que j’ai compris que les livres me donnaient confiance et force. Confiance en mon avenir. Force pour résister au poids accablant d’être née femme. Un être humain de seconde zone.
On a vu que votre révolte devant l’injustice traverse et caractérise votre enfance. Mais que saviez-vous du métier d’avocate ?

Après avoir commencé comme garçon de courses, mon père était devenu clerc d’avocat. Quand j’allais le chercher au travail, cet univers m’était donc familier, même si, bien sûr, nous ne le fréquentions pas de façon mondaine ou amicale. Et puis ma propension à m’insurger à l’école contre les injustices envers tel ou tel élève m’avait souvent valu la question : « Vous vous prenez pour une avocate ? » C’est ce que disait aussi mon père, sur un ton exaspéré, quand je réagissais violemment devant un fait divers ou un événement politique : « Tu te prends pour l’avocate du monde entier ? » Non. Pourtant c’est vrai que je voulais défendre. Combattre l’injustice. Et changer le monde que je trouvais si mal fait. Comment ? Mes idées étaient loin d’être claires. Mais cela commençait par mon propre sauvetage.

Me sauver, c’était d’abord être indépendante économiquement. Échapper à cette malédiction des femmes qui les plaçait en situation d’obligées et de quémandeuses. Comme ma mère. Comme la plupart des femmes de l’époque. Adolescente, j’avais procédé à une enquête dans la famille, la tribu, chez les amis : sur trois ou quatre générations, aucune femme n’avait jamais « gagné » sa vie. Seuls les hommes travaillaient pour subvenir aux besoins des leurs. On ne s’interrogeait pas. C’était ainsi : l’homme était l’homme. Il dirigeait, décidait, nourrissait. Les femmes étaient à charge. Inexorablement. Dominées, cela va sans dire. Et infantilisées. Comment oublier ces scènes où ma mère, Fritna, qui ne disposait que de très petites sommes pour gérer le quotidien du foyer, rendait des comptes à mon père Édouard ? Elle devait lui soumettre chaque soir une feuille de papier quadrillé où elle avait sagement noté ses dépenses. Et selon son humeur, Édouard avalisait. Ou s’insurgeait. Je l’entendais hurler : « Je ne suis pas un puits d’argent, je me tue au travail pour vous tous ! Et vous ne vous en rendez pas compte ! » Il surjouait, avec sa puissance d’homme qui « fait vivre » sa famille. Et Fritna, écrasée, coupable, tentait de se justifier. « Édouard, c’était pour les enfants… » Cette impuissance d’une femme sur l’économie de sa vie et de son foyer m’anéantissait. Je détestais mon père à ces moments-là pour sa domination brutale. Et parce qu’il humiliait ma mère. Je me jurais alors d’écarter de ma vie cette subordination. Je ne serais jamais une quémandeuse.

 Le soir, j’exposais mes colères, mes questionnements, mes perplexités dans mon petit journal. Je l’avais entamé à l’âge de 9 ou 10 ans et c’était le confident le plus sûr. Quand mon père criait « Mais tu veux quoi ? Décider toute seule de ta vie ? Faire comme personne ne fait ? », je me taisais. Mais en rentrant dans ma chambre, j’écrivais : « Oui oui oui ! » Je n’avais pas encore les mots, aucune vision précise, mais mon avenir, je le voulais mien, indifférent aux forces qui parquaient les femmes dans le deuxième sexe. Je refusais le modèle féminin qu’on me proposait. J’étudierais, je travaillerais, j’agirais comme un homme. De cela, j’étais absolument certaine. Et les nuits qui suivaient les scènes d’humiliation de ma mère, je me répétais les phrases écrites dans mon journal : « Personne ne doit me faire vivre… Quand je serai avocate, j’aurai les moyens de me suffire. » Et puis j’essayais d’imaginer mille systèmes qui permettraient à toutes les femmes du monde de ne jamais se trouver dans la situation de Fritna (son vrai nom était Fortunée, Fritna en était à la fois le diminutif et la traduction). C’était très farfelu, mais je réorganisais le monde. Et au petit matin, j’étais sidérée de voir que rien n’avait changé et qu’aucun des acteurs de notre petite cellule familiale ne semblait s’en émouvoir.


Vous vous envolez donc vers Paris en août 1945, le bac en poche, libre, enfin libre, pour entreprendre des études de droit auxquelles vous adjoignez des cours de philosophie. Vos parents vous ont donc laissée partir à 18 ans ?

Oh, ce ne fut pas simple ! « Une jeune fille, toute seule, en France ! » s’exclamait ma mère, épouvantée. Ce fut une lutte de tous les instants pendant plus de trois mois. Mais plus rien ni personne ne pouvait m’arrêter, même si j’étais encore mineure. Le contexte de l’immédiat après-guerre a juste compliqué un peu mon voyage, car ne sortait pas de Tunisie qui voulait et le motif des études était loin d’être suffisant pour obtenir une autorisation de la Résidence générale. Mais j’ai fini par l’avoir, à la stupéfaction de mes parents. Comme j’ai fini par obtenir une place dans la soute désaffectée d’un vieux chasseur-bombardier anglais. J’étais transportée de bonheur. Je prenais l’avion pour la première fois. Je quittais ma famille, je laissais mon pays et j’allais découvrir la France de tous mes espoirs. J’étais ivre de liberté. Peur ? Ah non ! Pas le moins du monde. C’était : « À nous deux la vie ! »

J’ai trouvé une chambre, un boulot de nuit, et j’ai suivi cette double formation : droit et philo. Il me semblait que les deux matières allaient de pair, et il fut d’ailleurs une époque où les grands avocats humanistes avaient étudié aussi la philosophie ou les lettres. J’achetais les polycopiés de droit de la fac du Panthéon, que j’apprenais très facilement. Et pour la philo, j’allais à la Sorbonne suivre avec passion les conférences des professeurs. La philo aurait même pu devenir prioritaire si je n’avais pas eu la rage de me mettre au service des plus faibles et des plus isolés. Je me sentais liée par cet engagement intime et la phrase de l’abbé Lacordaire me percutait : « Entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. » Avocate était vraiment ma vocation.

En 1949, munie d’une licence de droit, de deux certificats de licence de philosophie et du CAPA, le certificat d’aptitude à la profession d’avocat, je suis rentrée à Tunis et j’ai prêté serment. Édouard était là, qui se pavanait comme un paon dans les couloirs du palais de justice. Son fils aîné avait ruiné ses espoirs d’ascension sociale, il était contraint de faire un transfert sur sa fille. Fritna aussi était là, enrubannée dans une robe de dentelle de laine noire et parée de tous ses bijoux indigènes. Édouard a sorti son petit Kodak pliant. Et j’ai donc prononcé ces mots : « Je jure de ne rien dire ou publier, comme défenseur ou conseil, de contraire aux lois, aux règlements, aux bonnes mœurs, à la sûreté de l’État et à la paix publique, et de ne jamais m’écarter du respect dû aux tribunaux et aux autorités publiques. »
Quel texte ! Le découvrir m’a tellement contrariée que je m’en suis ouverte au bâtonnier et aux membres du Conseil de l’Ordre à qui je devais des visites de « courtoisie ». Je voulais défendre en toute liberté. Sans autocensure. Sans crainte des autorités ! Et voilà que ce texte me ligotait. Que signifiait ce « respect dû aux tribunaux » ? Le respect se décrète-t-il ? Ne doit-il pas se mériter ? Et qu’entendait-on par « bonnes mœurs » ? Des règles cadenassées ? Figées à tout jamais ? N’était-ce pas au contraire une notion relative et formidablement précaire ? Quant aux lois… Il en était de si mauvaises ! Non, ce serment ne m’allait pas du tout. Mes objections ont évidemment agacé mes jeunes collègues qui les ont jugées « donquichottesques », pour ne pas dire ridicules. Quant aux anciens, ils ont pris un ton amusé : « Ça vous passera, petite fille. » Le jour de la cérémonie, le bâtonnier m’a paternellement sermonnée : « Gisèle, plus un mot. C’est “Je le jure”… ou rien ! » J’ai donc prêté serment avec la crainte prémonitoire de ne pas totalement m’y conformer. Disons que j’ai prêté serment « sous réserve ». Car en mon for intérieur, je décidai que mes mots, cette arme absolue pour défendre, expliquer, convaincre, se prononceraient toujours dans la plus absolue des libertés. Et l’irrespect de toute institution.

C’est alors que j’ai eu vent d’un concours d’éloquence ouvert aux jeunes stagiaires. Le thème en était : « Le droit de supprimer la vie. » Chaque candidat disposait d’une demi-heure pour défendre son point de vue, et le lauréat deviendrait « stagiaire numéro un », c’est-à-dire celui que les grands cabinets embaucheraient sur l’heure. Aucune femme ne s’était jamais présentée à ce tournoi et j’annonçai fièrement à mes parents que je serais la seule femme à concourir aux côtés de cinq confrères. « Formidable ! », a tout de suite réagi mon père.

Les plaidoiries avaient lieu dans la plus vaste salle du palais de justice de Tunis, devant un jury composé des bâtonniers et des membres du Conseil de l’Ordre qu’on avait installés à la place des juges. Les candidats, eux, prenaient la place des procureurs. Et, en bas, deux énormes fauteuils accueillaient le représentant de Son Altesse le Bey et le résident général, c’est-à-dire le représentant officiel du gouvernement français en Tunisie, alors sous protectorat. C’était terriblement impressionnant, mais j’étais très calme. Quand est venu mon tour et que le bâtonnier m’a dit : « Vous avez la parole », j’ai croisé le regard d’Édouard, installé dans les premiers rangs du public, et j’ai perçu son émotion. Et Et puis je me suis sentie m’envoler. Non à la peine de mort, bien sûr ; j’ai alors cité Albert Camus et Victor Hugo. Oui à l’euthanasie et au droit au suicide ; et j’ai cité les stoïciens. Plus imprégnée de mes lectures philosophiques que de mes Codes de justice, je dissertais en lisant à peine mon texte. L’assemblée était attentive. Tout le monde se demandait qui était cette fille à l’accent français. Mon père, debout en attendant l’issue des délibérations, clamait autour de lui : « C’est ma fille ! » Et puis il s’est précipité pour m’étreindre : « Magnifique, ma fille ! Magnifique ! Tout le monde disait : elle parle comme à la Comédie-Française ! » Le jury est revenu. J’ai été proclamée lauréate à l’unanimité. Et dès le lendemain, j’ai été embauchée par l’un des meilleurs avocats de Tunisie. J’étais heureuse et impatiente. Un être « dont un dessein ferme emplit l’âme », selon le mot de Victor Hugo".



Gisèle Halimi
avec Annick Cojean

Une farouche liberté 

chez Grasset



3 commentaires:

  1. J'ai été très heureuse de lire l'extrait que tu nous offres, Den.
    Comme l'enfance nous forme, nous déforme parfois, ici quelle magnifique créativité face à l'injustice.
    Bisesssss

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  2. De l'enfance à l'adulte que de chemins chaotiques

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  3. merci Fifi et Marie... Gisèle Halimi que j'ai eu la chance de rencontrer en privé, que j'avais appréciée (il y a bien 30 ans) mais dont je ne connaissais pas certains détails de sa vie, que j'ai découvert dans ce livre.. étonnée quand même ! c'était une femme si engagée.... ceci expliquant cela !
    merci à vous.
    Bon après-midi pas si réjouissant vue l'actualité....
    je vous embrasse amicalement.

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Par Den :
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