À Bruno, mon mari
L’imagination est un vêtement trop grand que les enfants mettent longtemps à remplir.
Stephen King
Adrenalin Mother,
With your dress of comets
And shoes of swift bird wings
And shadow of jumping fish, Thank you for touching,
Understanding, and loving my life.
Without you, I am dead.
Richard Brautigan
mar. 1 oct. 2017 à 8:52
Chérie, je suis parti vite.
Mais ce soir, je rentrerai
tôt. On pourra aller voir
Detroit, il passe encore.
Tu dois être réveillée,
Écoute la fin de
l’émission si tu peux…
Le sujet t’intéressera.
Bonnes répétitions.
La
radio était trop forte, comme chaque matin. Il la maintenait allumée en
permanence. Le silence devait lui faire peur pour qu’il l’allume dès
son réveil, à peine posé le pied par terre. Je m’y étais plus ou moins
habituée. Certains jours, il m’arrivait même de l’imiter, de la mettre à
plein volume, ou de l’écouter toute la nuit pour combattre une
insomnie, peu habituée au vide désormais.
Nous habitons une rue minuscule, aucune voiture ne la traverse. La plupart du temps, on croirait vivre en rase campagne
plutôt qu’en centre-ville. Sans la musique, les nouvelles, et ces
bavardages incessants, la quiétude envahirait l’appartement, nous
laissant presque aussi isolés qu’au milieu d’un lac gelé.
De
temps en temps, un livreur passe en scooter, et déchire ce silence.
Plus rarement, les klaxons se déchaînent lorsqu’une camionnette prend
notre ruelle pour une impasse, et décide d’y stationner la matinée
entière. Sinon, rien, les talons des femmes qui claquent sur les pavés
le samedi soir, et c’est tout. J’ai parfois l’impression d’habiter nulle
part, d’être absente moi aussi.
L’homme soufflait
dans le micro comme s’il avait fourni un gros effort physique, l’émotion
l’empêchait d’en dire autant qu’il l’aurait souhaité. Il bégaya un
instant, avant d’ajouter deux ou trois détails confus. Puis le
journaliste se dépêcha de conclure sur une citation de
John Irving. « Notre enfance est toujours volée. Le monde adulte peut
endommager le monde de l’enfance à tout moment : pas seulement le
corrompre, mais encore nous arracher à lui. »
Le
générique de l’émission suivante démarra sous les applaudissements, un
divertissement avec des chroniqueurs survoltés. La voix de l’homme ému
continuait de résonner dans ma tête. Tandis que s’accomplissait la
routine du petit déjeuner, le thé trop infusé, les tartines à surveiller
pour éviter qu’elles ne ressortent carbonisées, les tasses sales à
glisser dans l’évier… j’imaginais le garçon, du haut de son mètre vingt,
fixant la cage d’escalier, et je pouvais voir avec lui son enfance
s’envoler dans l’ascenseur. La mienne s’était brisée autrement, mais
semblait réapparaître, puisque, d’un seul élan, toutes mes pensées
l’avaient suivi dans la cabine étroite. Premier, deuxième, troisième
palier… au cinquième étage, je l’avais définitivement rejoint.
L’ascenseur
Installé
par terre dans l’entrée avec un manga qu’il parcourait distraitement,
Ziad guettait son arrivée. Il crevait d’impatience, sautait des pages.
Son genou tressautait malgré lui, entraînant sa jambe et tout son corps
dans un mouvement nerveux, répétitif. Sur le chemin du retour, il avait
évité de justesse un motard au carrefour. C’était sa faute, en sortant
de l’école, il s’était élancé depuis le haut de la rue, profitant de la
pente pour gagner en vitesse, imaginant décoller au bout, persuadé que
rien ni personne ne l’arrêterait. D’habitude, il s’attardait au moins
une heure sur la dalle avec ses camarades. Mais cet après-midi-là, il
n’avait même pas pris la peine de les saluer, trop pressé de rentrer
chez lui. C’était son anniversaire, et dans son cartable, bien rangé
entre deux cahiers, ses dernières évaluations attendaient d’être
commentées. Il avait une telle hâte de les lui montrer… Pendant des
mois, son père avait insisté pour qu’il s’applique et progresse enfin.
Le début d’année avait été décevant, Ziad en convenait lui-même.
Heureusement, il avait redressé la barre, et le bulletin
qu’il tenait entre ses mains le remplissait d’une confiance nouvelle.
Il en avait eu mal au ventre des jours durant, mais aujourd’hui, il en
était certain, ses efforts seraient récompensés. Il ne lirait plus la
déception dans les yeux de son père.
Un air glacé
s’échappait de la porte d’entrée, le sol, sous ses jambes, était froid
et humide. Il aurait pu s’asseoir plus confortablement, aller se
chercher un coussin, une couverture, mais Ziad refusait de s’éloigner ne
serait-ce qu’une seconde, préférant avoir des crampes et les pieds
gelés plutôt que courir le risque de ne pas être au rendez-vous…
À tout moment, la porte pouvait s’ouvrir sur eux.
Du
deuxième étage où l’appartement familial se trouvait, on entendait les
allées et venues des locataires sous le porche, dans la cage d’escalier,
et si on tendait l’oreille, on pouvait saisir la sonnerie du code,
juste avant que ne résonne le claquement sourd de la porte cochère. Avec
le temps, Ziad avait pourtant appris à s’en méfier. Lourde, trop
épaisse, mal entretenue, la porte se bloquait souvent et restait grande
ouverte sur la cour. D’autres fois, au contraire, comme sous l’effet
d’une tempête, poussé par le vent, le battant se refermait d’un coup sec
en faisant trembler l’immeuble, peut-être même la rue entière et tout
Courbevoie.
L’après-midi s’achevait lentement, Ziad
était las de retourner ce grand sablier imaginaire dans sa tête. Il fut
soulagé d’entendre les voisins du dessus monter les escaliers en
soufflant, signe que ses parents n’allaient pas tarder à
rentrer. Monsieur et Madame Da Costa étaient âgés, et bien qu’elle fût
en surpoids, ils désertaient l’ascenseur à cause de leur caniche nain
claustrophobe. L’ascension était pénible, interminable, mais préférable
aux plaintes de l’animal. Ils s’arrêtèrent sur le palier pour faire une
pause. Le chien détecta aussitôt la présence du garçon derrière la
porte, et colla sa truffe contre le paillasson. Il le respira un moment,
semblant apprécier l’odeur de gâteaux au beurre qui s’en dégageait,
avant de reprendre, encouragé par ses maîtres, sa laborieuse
progression.
Ziad venait de finir son goûter. D’un
doigt mouillé, il ramassait les miettes autour de lui, en les comptant.
Il les rassembla en ligne droite, puis en cercle, il y en avait
dix-sept. Sa mère aussi aimait compter les choses, même si elle s’en
défendait. Ils avaient tous deux honte de l’avouer, mais comment s’en
passer ? C’était un jeu captivant, le plus sûr moyen de garder son
calme. Une petite énumération dans les moments critiques, et on
respirait mieux. Au milieu des déceptions, des chocs, il existait une
possibilité d’apprivoiser les débordements. L’inattendu n’avait qu’à
bien se tenir, lui aussi se contenait, se mesurait, comme le reste. Il
suffisait pour s’en convaincre de lire le journal : le moindre crime,
les injustices, quelles qu’elles soient, rejoignaient inévitablement de
jolies courbes de statistiques ou finissaient bien sagement rangés dans
une colonne. En réalité, tout s’additionnait, se maîtrisait, toujours…
Ziad changea encore une fois la disposition des débris sucrés, imaginant que sa mère accompagnait son arithmomanie, répertoriant avec lui les miettes oubliées.
Elle n’allait pas tarder à débarquer, les bras chargés de courses. En général, elle arrivait la première.
Il
n’aimait véritablement que certains aspects de sa personnalité, les
autres, il aurait préféré ne pas les voir : son orgueil, la façon
qu’elle avait de flotter, toujours ailleurs, et cette distance qu’elle
leur imposait à tous, sans jamais le reconnaître.
Pour
autant, son amour pour elle n’en était pas diminué ; la tendresse qu’il
éprouvait pour le côté si généreux, presque timide, de son caractère,
était infinie. Il se répétait chaque jour qu’il devenait urgent de lui
témoigner sa reconnaissance, son affection. Sa mère vieillissait, et
bien qu’elle n’ait pas atteint la cinquantaine, il s’inquiétait de la
voir disparaître sans en avoir eu l’occasion. Mais comment s’y prendre ?
Il ne pouvait s’adresser qu’à son être tout entier, sans rien
différencier, et la ferveur de ses sentiments, dès qu’il y pensait,
n’était plus aussi grande. Mieux valait donc se taire et lui parler dans
sa tête, lui envoyer mentalement d’interminables discours, en espérant
que quelque chose d’eux lui parviendrait. Et puis, il collectionnait ses
foulards, les tee-shirts emplis de son odeur, qu’il cachait avec
délectation sous son oreiller. Cela lui suffisait, lui apportait un
réconfort facile, immédiat. Aussi souvent qu’il le souhaitait.
En grandissant, il découvrit qu’elle était malheureuse. Son père rentrait de plus en plus tard, une expression contrariée sur le visage, au point que cette triste figure était devenue son masque ordinaire.
Confusément,
lui venait la nostalgie du couple qu’ils avaient formé les toutes
premières années. Il se souvenait d’un monde encombré de jeux, de formes
géométriques aux couleurs primaires.L’atmosphère était douce et paisible, les journées passaient vite alors… il n’aimait pas les voir s’achever, sauf lorsque sa mère se penchait sur lui, pour lui dire bonsoir : c’était aussi agréable que de se prélasser dans un bain chaud en écoutant des chansons tristes.
Chaque soir, il avait l’impression de respirer un air brillant, plein de lumière. Une lumière de fête.
Dix
ans… il bomba la poitrine à l’évocation de ce nombre parfait, magique,
il allait enfin ajouter un second chiffre à son âge, lui qui les aimait
par-dessus tout, appréciait tant leurs jolies symétries.
En
le voyant souffler ses bougies, leurs cœurs s’attendriraient à nouveau,
et son bulletin ferait le reste ! Il en souriait d’avance.
Il
lui sembla que la voix de son père se rapprochait, puis s’éloignait
dans la rue, achevant probablement une conversation au téléphone.
Bertrand hurlait toujours dans l’oreillette, et adressait plein de
reproches à son interlocuteur, paraissant déplorer son absence : pourquoi ne pas l’avoir rejoint, pourquoi ne pas se parler autour d’un bon café ? De toute évidence, personne n’osait lui dire qu’il s’époumonait pour rien ; le temps où plusieurs abonnés se croisaient sur la ligne était révolu. Seul Bertrand, comme atteint de surdité, continuait de crier.
Dans
la cuisine, l’horloge venait tout juste de sonner dix-huit heures, Ziad
ouvrit la porte, et, tel un groom, se posta sur le palier. C’était
inespéré de le voir arriver si tôt, lui qui, depuis une heure déjà,
faisait le siège de l’entrée… Bertrand avait fini par raccrocher, et
attendait l’ascenseur en insistant sur le bouton d’appel. Il n’y avait
que deux étages à monter, mais contrairement aux voisins du dessus, lui
n’était affublé d’aucun chien stupide. Fatigué par ses journées pleines
de colères téléphoniques, il appréciait que personne n’exigeât de sa
part le moindre effort supplémentaire. Quand enfin la cabine arriva dans
un bruit de trombone, Bertrand s’y s’engouffra. Ziad l’entendit
farfouiller dans sa sacoche, y ranger le portable qui ne captait plus,
et chercher ses clés, tout au fond. Du haut des escaliers, il résista de
toutes ses forces au désir de lui signaler sa présence : « Papa, ne
t’inquiète pas, je t’ouvre ! Je t’attends ! Je te vois à travers le
grillage ! » En se penchant, il pouvait observer la cabine approcher,
suspendue à ses longs cheveux noirs caoutchouteux. Ziad voulait
surprendre son père en ouvrant la porte d’un seul coup. Mais l’ascenseur
lui passa sous le nez, et, à sa grande stupéfaction, continua
tranquillement son ascension.
Il s’est trompé, il a appuyé sur la mauvaise touche,
pensa aussitôt Ziad. Il ne va pas tarder à redescendre… Une fois de
plus, il se retint de crier : « Papa, tu fais quoi ? Papa ! Je suis là,
je t’attends… » Les minutes s’écoulaient lentement, comme au Scrabble
quand les mots comptent double.
Pourquoi son père tardait-il à réapparaître ? Les courroies élastiques
de l’appareil s’étirèrent encore un peu, imitant de gigantesques
chewing-gums. Puis une porte s’ouvrit là-haut, avec des rires étranges,
chargés d’excitation, qu’on étouffait. Il va réaliser son erreur, se
répéta Ziad, osant seulement grimper quelques marches, sans parvenir à
capter d’autre son que celui des gosses qui jouaient encore dans la cour
malgré l’heure tardive, et la voix exaspérée de la gardienne qui
gueulait sur son chat.
Mais son père s’était volatilisé dans les derniers étages de l’immeuble, et ne semblait pas pressé d’en revenir.
Après
un instant de torpeur, Ziad, le cœur battant, se décida à grimper
jusqu’au cinquième, là où l’ascenseur avait recraché Bertrand deux
secondes plus tôt. Sur le tapis épais de la cage d’escalier, il
progressait prudemment, sans bruit. On aurait dit une panthère en
chaussettes marron ou carrément l’homme invisible, son corps ne
produisait pas le moindre craquement, même le cabot hystérique du
quatrième ne put repérer sa présence. Arrivé en haut, il colla en
tremblant son oreille contre la porte. Le rire de son père se mêlait à
celui, plus léger, d’une femme. Il resta un long moment immobile,
indécis sur la marche à suivre, avant de retourner simplement d’où il
était venu. Sa vue s’était un peu brouillée, il retrouva, malgré tout,
les mêmes pas précautionneux sur le tapis rouge, les mêmes gestes au
ralenti. C’était le même garçon de dix ans qui descendait l’escalier… Et
pourtant il ne pouvait se défaire d’une sensation curieuse, affolante,
celle d’en avoir une centaine de plus. À chaque palier, il les sentait
charger ses frêles épaules, comme un manteau trop grand et trop lourd.
En franchissant le seuil de l’entrée, il eut la certitude d’être
transformé pour toujours.
Le soir, l’enfant souffla
ses bougies en silence, déterminé à garder pour lui cette affligeante
découverte. Mais une fois couché, et certain que plus personne ne
viendrait le déranger, il se laissa aller, s’autorisant enfin à pleurer,
avant de s’endormir, épuisé.
Les après-midi suivants, au retour de l’école, il se
mit à réciter avec ferveur toutes sortes de prières. Il fermait
soigneusement la porte de sa chambre, s’asseyait au pied de son lit. Il
ne joignait pas les mains, ne baissait pas la tête, ne se prosternait
pas, ne fermait pas les yeux. Au contraire, il essayait d’apercevoir un
peu plus de ciel. Entre les immeubles escarpés, ce n’était pas une mince
affaire. Au début, il avait du mal à se concentrer, son esprit
s’égarait, dérivait loin, très loin de Dieu. Qu’Il fût accompagné
d’anges ou de djinns, entouré de saints ou de prophètes ne changeait
rien au problème, les pensées de Ziad s’envolaient du côté des copains,
du goûter… et, d’un seul mouvement héliotropique, finissaient
invariablement par se tourner vers les visages de son père et de sa
mère. Putain ! Qu’est-ce qui leur est arrivé ? !
La question lui faisait peur. Il s’inquiétait de la voir revenir si
souvent, l’énigme s’étalait chaque jour devant ses yeux, comme un trou
noir, à des années-lumière d’une simple équation
à résoudre. S’il n’y prenait garde, il s’enfoncerait dans cet abîme,
plus profondément encore qu’à l’énoncé d’un exercice de maths – tout en
les redoutant, il affectionnait particulièrement ceux qui commençaient
par « étant donné » : étant donné une baignoire d’une contenance de 140
litres, sachant que le robinet d’eau chaude débite 15 litres par minute
et que le remplissage de la baignoire prend 3 minutes de plus avec deux
robinets, pouvez-vous calculer le débit d’eau froide ? À peine avait-il
déchiffré la consigne, qu’il se retrouvait propulsé à
180 kilomètres-heure sur une de ces bretelles d’autoroute superposées
aux échangeurs-spaghettis multidirectionnels.
À l’intérieur de son cerveau, tout devenait flou à force de suivre une piste, et puis une autre, jusqu’au black-out.
À l’intérieur de son cerveau, tout devenait flou à force de suivre une piste, et puis une autre, jusqu’au black-out.
Une vue dégagée l’aidait à
éviter les embouteillages. Accroupi près de la fenêtre de sa chambre,
il se tordait pour apercevoir un bout de ciel gris chargé de pluie,
quelques nuages déchiquetés, et parfois un rectangle parfait d’un bleu
immaculé. Il se souvenait vaguement de sa grand-mère se couvrant la tête
d’un voile blanc, avant de s’incliner sur son petit tapis. Et voilà
qu’aujourd’hui, il avait besoin, comme autrefois sa Jedati, du secours
d’un être d’expérience, d’un conseiller dont la réputation n’était plus à
faire.
Il savait que, depuis des siècles, des millions de
croyants organisaient des processions, se trempaient le corps dans des
piscines d’eau bénite, ou payaient des fortunes pour tourner autour de
la Kaaba, dans l’espoir de trouver la paix suprême… Mais prier n’avait
jamais fait partie des pratiques
familiales, alors il tâtonnait. Il se sentait insuffisant, empêtré,
presque aussi mutique qu’avec une fille, plus gauche et maladroit qu’à
la chorale d’anglais.
Quand son coin de ciel ne
suffisait pas, il s’accrochait à une autre image, toutes ses suppliques
allaient cette fois au patriarche du tableau de Michel-Ange. S’il lui
avait suffi de toucher du doigt Adam pour transmettre à son âme
l’étincelle de vie, le pouvoir de l’illustre vieillard devait être
immense. Empêcher un ascenseur d’aller plus haut serait pour lui un jeu
d’enfant.
Ziad avait d’abord regretté son choix,
mais il se félicitait, à présent, d’avoir préféré suivre l’exposé sur
les mythes, plutôt que sur les planètes. Il gardait ainsi, à portée de
main, une représentation précise de son interlocuteur. En rentrant de
l’école, il ouvrait son cahier à la bonne page, observait l’image, et
implorait :
« Mon Dieu, fais qu’il s’arrête au
deuxième, ce soir, juste ce soir. S’il te plaît Allah, fais que mon papa
appuie au bon étage… »
Puis, comme toujours, il
faisait ses devoirs en attendant leur retour. La nuit finissait par
tomber, il se postait près de l’entrée. La porte cochère claquait fort
dans la cour, et résonnait dans tout l’appartement, était-ce le signal
de son arrivée ?
Généralement, tous les voisins
rentraient plus tôt, excepté celui du premier, qui ne montait que vers
deux heures du matin, chantant ou injuriant un adversaire imaginaire,
parce qu’il avait trop bu. Il n’était sobre que le dimanche
– s’abstenait-il ce jour-là parce que lui aussi croyait en Dieu, ou craignait-il en fin de semaine une remontée exponentielle de sa mélancolie ?
Ziad entendait les portes se refermer les unes après les autres.
Et,
au moment où il avait cessé d’y croire, l’ascenseur s’envolait de
nouveau dans les étages, puis redescendait en grinçant, grave, presque
douloureux, comme si la machine épuisée avait du mal à respirer, avant
de s’arrêter net, dans un cri métallique. La clé pénétrait dans la
serrure. Son père s’était enfin décidé à rentrer.
Les rousses surtout
C’était
au début du printemps. Et alors que les arbres avaient retrouvé leurs
feuilles, d’un vert si tendre qu’on avait envie de les manger, Ziad fut
obligé de constater que ses prières ne lui étaient d’aucun secours. Les
disparitions se produisaient même de plus en plus souvent, jusqu’à deux
ou trois fois par semaine.
Après les vacances de Pâques, l’ascenseur s’arrêtait rarement au bon étage, la plupart du temps, il montait plus haut.
« Chéri,
qu’est-ce que tu fais, ferme cette porte, bon sang ! Papa m’a prévenue
qu’il serait là plus tard, ce soir. Tu t’es brossé les dents ? »
Et
la vie continuait, comme si de rien n’était. Comment pouvait-elle
rester aussi calme ? Il aurait aimé lui ouvrir les yeux, lui crier que
son mari n’endurait pas autant de dîners d’affaires qu’il le voulait
leur faire croire, qu’il ne subissait pas davantage d’interminables
réunions, mais poursuivait en douce son ascension vers les paliers
supérieurs ! Il n’en revenait qu’après de longues heures, affublé d’une nouvelle tête, les joues rougies par une émotion indéfinissable.
Sa
mère aurait dû comprendre, poser au moins quelques questions sur ces
foutues absences. Et s’inquiéter un peu de ce si joli voisinage.
Au cinquième habitait une belle femme rousse, d’une trentaine d’années, qu’on ne croisait que seule, toujours pressée, encombrée. Elle traversait le hall à toute vitesse, passait devant les autres locataires sans les voir. Elle se faufilait derrière la grille de l’ascenseur, qui se dépliait en grinçant, et, du coude, poussait le bouton numéro 5, avant de filer, telle une comète, dans les étages. Son père l’aidait parfois à monter ses sacs. Leur histoire avait d’ailleurs probablement débuté comme ça, d’une manière aussi banale… Bertrand avait voulu s’emparer des courses. La voisine était timide, cet homme prévenant, en costume trois-pièces, la rendait nerveuse. Elle en avait répandu leur contenu sur le sol. Ils s’étaient dépêchés de ramasser ensemble les légumes étalés sur le carrelage de l’entrée. Elle s’était aussitôt excusée de sa maladresse, une tomate s’était écrasée sur sa chaussure cirée. Se hâtant de trouver un mouchoir dans sa poche, elle s’était agenouillée pour réparer les dégâts. La situation était embarrassante, et avait fini par les faire rire tous les deux.
« Figurez-vous que je viens de les acheter…
— Oh, mon Dieu, des chaussures neuves en plus !
— Elles en verront d’autres… Grâce à vous, les voilà baptisées !
— Vous en avez aussi sur les chaussettes, et le bas du pantalon.
— Oui, je crois que votre pochette de Kleenex n’y suffira pas… Inutile de tout nettoyer.
— Mais si ! Montez, et laissez-moi arranger ça ! Qu’au moins, chez vous, vous ne mettiez pas de la tomate partout... »
Chaque
jour, Ziad se fabriquait de nouveaux scénarios, cela lui donnait le
sentiment de maîtriser les choses car, il en était certain, au milieu
des centaines d’hypothèses tout droit sorties de sa prodigieuse
imagination, l’une d’entre elles était la bonne.
Dès
que l’occasion s’en présentait, il observait cette mystérieuse voisine.
Et même s’il la croisait rarement, à force, il pensait la connaître.
Elle se cachait toujours derrière de grosses lunettes de soleil – peu
importait qu’il fasse presque nuit ou que la journée fût grise. Les
cheveux lâchés, le teint très pâle, elle ressemblait à un fantôme de
cinéma. Ou à une présentatrice-météo, à cause de sa prédilection pour
les commentaires sur la pluie et le beau temps. Le silence semblait la
gêner, en groupe ou en tête à tête, en consultation chez le médecin,
lors d’un dîner… et si celui des chauffeurs de taxi l’oppressait sûrement, que dire du
silence à plusieurs dans un ascenseur ? Elle cherchait toujours quelques
banalités à échanger : « Ils ne devraient pas couper le chauffage si
tôt cette année, il fait un froid glacial pour un mois d’avril, n’est-ce
pas ?... » Bertrand acquiesçait, en fixant d’un air absent un prénom tagué sur la paroi, la bite gravée au canif par Michel, son meilleur ami depuis le CP, ou le cœur à côté de l’alarme.
Mais
ce soir-là, Ziad l’aurait parié, son père ne regardait qu’elle. Ses
yeux étaient rouges, elle reniflait encore un peu. L’ascenseur, bloqué
dans les étages, tardait à arriver. Il remarqua aussitôt qu’elle avait
pleuré. Face à sa confusion, il n’osait la questionner, elle s’excusait,
bafouillait, s’excusait encore. Avant de fondre en larmes, elle parvint
à lui expliquer d’une voix étranglée : « Ma mère a eu un accident.
Avant-hier, elle me racontait ses projets, elle rêvait d’installer une
véranda, une petite véranda dans son jardin, et deux jours plus tard, je
me retrouve face à un légume, incapable de prononcer le moindre mot.
Dès qu’elle essaie de parler, sa bouche se déforme, je vois bien qu’elle
fait de son mieux, mais rien ne vient, à part des gémissements, de
drôles de cris, une bouillie de sons incompréhensibles… Et il y a une
heure à peine, l’hôpital m’appelle pour m’annoncer qu’elle est morte.
Pourquoi tout va si vite ? On n’a même pas le temps de la nommer, de
s’habituer à la maladie que c’est déjà fini. »
Bertrand
l’écoutait, bouleversé. Il ne trouvait rien à dire. Il devait réagir,
improviser quelque chose, tenter une parole, un geste, pour la rassurer…
Mais comment la réconforter ? Il se prépara mentalement : dans deux
étages, il essuierait la larme énorme qui coulait de son œil droit et
rendait sa joue si brillante. Et au suivant, il la prendrait dans ses
bras.
Ziad
considéra cette nouvelle situation, laissant aux images le temps de se
former dans sa tête… la voisine défaite, son père tétanisé, le regard
triste, empli de compassion. Décidément, il préférait la version des
tomates. Moins mélodramatique. Il n’aimait pas évoquer la mort, même si,
en réalité, il y pensait tout le temps.
Il se concentra donc de nouveau sur la sauce tomate qui
dégoulinait du pantalon de son père sur les dalles du hall d’entrée,
aussi épaisse et rouge que le sang des Indiens d’un western-spaghetti.
Puis,
il les imagina s’engouffrant tous les deux dans la cabine, collés
contre les parois. Ils se tenaient à distance – comme on peut l’être
dans un ascenseur qui ne tolère que trois personnes. Ils avaient
toujours une forte envie de rire, mais faisaient de leur mieux pour se
contenir, veillant à ne pas montrer leur joie. Dans un sursaut,
l’ascenseur s’était arrêté au cinquième étage. La jeune femme l’avait
fait entrer chez elle, et conduit directement dans la salle de bains.
Elle l’avait invité à s’asseoir sur un tabouret minuscule pour s’emparer
de ses chaussures. Bertrand l’avait observée les passer l’une après
l’autre sous le robinet, se retenant de crier : « Attention, l’eau
rentre à l’intérieur, vous êtes en train de les bousiller ! » Elle
s’appliquait, voulait bien faire. Il ne restait aucune trace de sauce,
mais elle avait continué à les frotter vigoureusement avec une éponge
qui mousse. Demain, c’est sûr, le cuir sera cartonné.
L’air
sérieux, concentrée, comme si elle était en train de mener un combat
décisif, elle s’était ensuite attaquée aux taches d’eau avec un
sèche-cheveux, alors il les lui avait retirées des mains, pour l’attirer
doucement contre lui : « Je crois qu’elles sécheront mieux toutes
seules. » Et la voisine était devenue aussi rouge que ses tomates
écrasées, en se laissant embrasser.
Évidemment,
c’était assez déroutant de voir son père séduire une autre femme, même
en pensée. Mais Muriel Péan – c’était le nom qu’on pouvait lire sur sa
boîte aux lettres – était belle. Et Ziad commençait à devenir réceptif à
la beauté des femmes, la chose en lui s’était déclenchée au début du
dernier trimestre, et ne cessait de grandir jusqu’à vouloir prendre
toute la place.
Il avait, depuis lors, la
désagréable impression d’être coupé en deux. Une partie de lui-même
demeurait en colère – cette histoire le dégoûtait, le révoltait plus
qu’il n’aurait su le dire – tandis qu’une autre prenait plaisir à se
détacher du réel, pour mener sa propre vie. En classe, sur son lit,
avant de s’endormir, les rêves se déployaient en 3D au-dessus de lui,
pour l’emporter au loin… et c’était son tour alors de séduire toutes les femmes, les rousses
surtout. C’était à lui, à présent, que s’adressaient leurs caresses,
leurs mots d’amour… Il pouvait voir leurs corps, les toucher, il ne se
lassait pas de sentir leur souffle, cette musique incomparable était si
douce à son oreille…Du côté des Indiens
Isabelle Carré
Grasset
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