vendredi 14 août 2020

*Du côté des Indiens !


Couverture : Isabelle Carré, Du côté des Indiens, Grasset


À Bruno, mon mari




L’imagination est un vêtement trop grand que les enfants mettent longtemps à remplir.
Stephen King
Adrenalin Mother,
With your dress of comets
And shoes of swift bird wings
And shadow of jumping fish, Thank you for touching,
Understanding, and loving my life.
Without you, I am dead.
Richard Brautigan

mar. 1 oct. 2017 à 8:52

Chérie, je suis parti vite.
Mais ce soir, je rentrerai
tôt. On pourra aller voir
Detroit, il passe encore.
Tu dois être réveillée,
Écoute la fin de
l’émission si tu peux…
Le sujet t’intéressera.
Bonnes répétitions.
La radio était trop forte, comme chaque matin. Il la maintenait allumée en permanence. Le silence devait lui faire peur pour qu’il l’allume dès son réveil, à peine posé le pied par terre. Je m’y étais plus ou moins habituée. Certains jours, il m’arrivait même de l’imiter, de la mettre à plein volume, ou de l’écouter toute la nuit pour combattre une insomnie, peu habituée au vide désormais.
Nous habitons une rue minuscule, aucune voiture ne la traverse. La plupart du temps, on croirait vivre en rase campagne plutôt qu’en centre-ville. Sans la musique, les nouvelles, et ces bavardages incessants, la quiétude envahirait l’appartement, nous laissant presque aussi isolés qu’au milieu d’un lac gelé.
De temps en temps, un livreur passe en scooter, et déchire ce silence. Plus rarement, les klaxons se déchaînent lorsqu’une camionnette prend notre ruelle pour une impasse, et décide d’y stationner la matinée entière. Sinon, rien, les talons des femmes qui claquent sur les pavés le samedi soir, et c’est tout. J’ai parfois l’impression d’habiter nulle part, d’être absente moi aussi.

Un rayon de lumière grise traversa la pièce, si faible qu’on aurait pu penser que le soleil venait de se lever, ou qu’il était déjà cinq heures du soir. Je m’installai à la table de la cuisine, sans allumer le plafonnier, préférant laisser au jour une chance de s’éclaircir. Un homme d’une cinquantaine d’années racontait au journaliste la fin de son enfance. Au fil de son récit, je compris que le passage à l’âge adulte constituait le thème principal de l’émission. Pour lui, cela avait été brutal, sans transition. À dix ans, il avait découvert que son père trompait sa mère avec la voisine du dessus. « Tous les soirs, je redoutais que l’ascenseur monte trois étages plus haut, avec mon père dedans… »

L’homme soufflait dans le micro comme s’il avait fourni un gros effort physique, l’émotion l’empêchait d’en dire autant qu’il l’aurait souhaité. Il bégaya un instant, avant d’ajouter deux ou trois détails confus. Puis le journaliste se dépêcha de conclure sur une citation de John Irving. « Notre enfance est toujours volée. Le monde adulte peut endommager le monde de l’enfance à tout moment : pas seulement le corrompre, mais encore nous arracher à lui. »
Le générique de l’émission suivante démarra sous les applaudissements, un divertissement avec des chroniqueurs survoltés. La voix de l’homme ému continuait de résonner dans ma tête. Tandis que s’accomplissait la routine du petit déjeuner, le thé trop infusé, les tartines à surveiller pour éviter qu’elles ne ressortent carbonisées, les tasses sales à glisser dans l’évier… j’imaginais le garçon, du haut de son mètre vingt, fixant la cage d’escalier, et je pouvais voir avec lui son enfance s’envoler dans l’ascenseur. La mienne s’était brisée autrement, mais semblait réapparaître, puisque, d’un seul élan, toutes mes pensées l’avaient suivi dans la cabine étroite. Premier, deuxième, troisième palier… au cinquième étage, je l’avais définitivement rejoint.


L’ascenseur

Installé par terre dans l’entrée avec un manga qu’il parcourait distraitement, Ziad guettait son arrivée. Il crevait d’impatience, sautait des pages. Son genou tressautait malgré lui, entraînant sa jambe et tout son corps dans un mouvement nerveux, répétitif. Sur le chemin du retour, il avait évité de justesse un motard au carrefour. C’était sa faute, en sortant de l’école, il s’était élancé depuis le haut de la rue, profitant de la pente pour gagner en vitesse, imaginant décoller au bout, persuadé que rien ni personne ne l’arrêterait. D’habitude, il s’attardait au moins une heure sur la dalle avec ses camarades. Mais cet après-midi-là, il n’avait même pas pris la peine de les saluer, trop pressé de rentrer chez lui. C’était son anniversaire, et dans son cartable, bien rangé entre deux cahiers, ses dernières évaluations attendaient d’être commentées. Il avait une telle hâte de les lui montrer… Pendant des mois, son père avait insisté pour qu’il s’applique et progresse enfin. Le début d’année avait été décevant, Ziad en convenait lui-même. Heureusement, il avait redressé la barre, et le bulletin qu’il tenait entre ses mains le remplissait d’une confiance nouvelle. Il en avait eu mal au ventre des jours durant, mais aujourd’hui, il en était certain, ses efforts seraient récompensés. Il ne lirait plus la déception dans les yeux de son père.
Un air glacé s’échappait de la porte d’entrée, le sol, sous ses jambes, était froid et humide. Il aurait pu s’asseoir plus confortablement, aller se chercher un coussin, une couverture, mais Ziad refusait de s’éloigner ne serait-ce qu’une seconde, préférant avoir des crampes et les pieds gelés plutôt que courir le risque de ne pas être au rendez-vous…


À tout moment, la porte pouvait s’ouvrir sur eux.
Du deuxième étage où l’appartement familial se trouvait, on entendait les allées et venues des locataires sous le porche, dans la cage d’escalier, et si on tendait l’oreille, on pouvait saisir la sonnerie du code, juste avant que ne résonne le claquement sourd de la porte cochère. Avec le temps, Ziad avait pourtant appris à s’en méfier. Lourde, trop épaisse, mal entretenue, la porte se bloquait souvent et restait grande ouverte sur la cour. D’autres fois, au contraire, comme sous l’effet d’une tempête, poussé par le vent, le battant se refermait d’un coup sec en faisant trembler l’immeuble, peut-être même la rue entière et tout Courbevoie.
L’après-midi s’achevait lentement, Ziad était las de retourner ce grand sablier imaginaire dans sa tête. Il fut soulagé d’entendre les voisins du dessus monter les escaliers en soufflant, signe que ses parents n’allaient pas tarder à rentrer. Monsieur et Madame Da Costa étaient âgés, et bien qu’elle fût en surpoids, ils désertaient l’ascenseur à cause de leur caniche nain claustrophobe. L’ascension était pénible, interminable, mais préférable aux plaintes de l’animal. Ils s’arrêtèrent sur le palier pour faire une pause. Le chien détecta aussitôt la présence du garçon derrière la porte, et colla sa truffe contre le paillasson. Il le respira un moment, semblant apprécier l’odeur de gâteaux au beurre qui s’en dégageait, avant de reprendre, encouragé par ses maîtres, sa laborieuse progression.
Ziad venait de finir son goûter. D’un doigt mouillé, il ramassait les miettes autour de lui, en les comptant. Il les rassembla en ligne droite, puis en cercle, il y en avait dix-sept. Sa mère aussi aimait compter les choses, même si elle s’en défendait. Ils avaient tous deux honte de l’avouer, mais comment s’en passer ? C’était un jeu captivant, le plus sûr moyen de garder son calme. Une petite énumération dans les moments critiques, et on respirait mieux. Au milieu des déceptions, des chocs, il existait une possibilité d’apprivoiser les débordements. L’inattendu n’avait qu’à bien se tenir, lui aussi se contenait, se mesurait, comme le reste. Il suffisait pour s’en convaincre de lire le journal : le moindre crime, les injustices, quelles qu’elles soient, rejoignaient inévitablement de jolies courbes de statistiques ou finissaient bien sagement rangés dans une colonne. En réalité, tout s’additionnait, se maîtrisait, toujours…

Ziad changea encore une fois la disposition des débris sucrés, imaginant que sa mère accompagnait son arithmomanie, répertoriant avec lui les miettes oubliées.
Elle n’allait pas tarder à débarquer, les bras chargés de courses. En général, elle arrivait la première.

Il n’aimait véritablement que certains aspects de sa personnalité, les autres, il aurait préféré ne pas les voir : son orgueil, la façon qu’elle avait de flotter, toujours ailleurs, et cette distance qu’elle leur imposait à tous, sans jamais le reconnaître.
Pour autant, son amour pour elle n’en était pas diminué ; la tendresse qu’il éprouvait pour le côté si généreux, presque timide, de son caractère, était infinie. Il se répétait chaque jour qu’il devenait urgent de lui témoigner sa reconnaissance, son affection. Sa mère vieillissait, et bien qu’elle n’ait pas atteint la cinquantaine, il s’inquiétait de la voir disparaître sans en avoir eu l’occasion. Mais comment s’y prendre ? Il ne pouvait s’adresser qu’à son être tout entier, sans rien différencier, et la ferveur de ses sentiments, dès qu’il y pensait, n’était plus aussi grande. Mieux valait donc se taire et lui parler dans sa tête, lui envoyer mentalement d’interminables discours, en espérant que quelque chose d’eux lui parviendrait. Et puis, il collectionnait ses foulards, les tee-shirts emplis de son odeur, qu’il cachait avec délectation sous son oreiller. Cela lui suffisait, lui apportait un réconfort facile, immédiat. Aussi souvent qu’il le souhaitait.
En grandissant, il découvrit qu’elle était malheureuse. Son père rentrait de plus en plus tard, une expression contrariée sur le visage, au point que cette triste figure était devenue son masque ordinaire.
Confusément, lui venait la nostalgie du couple qu’ils avaient formé les toutes premières années. Il se souvenait d’un monde encombré de jeux, de formes géométriques aux couleurs primaires.

L’atmosphère était douce et paisible, les journées passaient vite alors… il n’aimait pas les voir s’achever, sauf lorsque sa mère se penchait sur lui, pour lui dire bonsoir : c’était aussi agréable que de se prélasser dans un bain chaud en écoutant des chansons tristes.

Chaque soir, il avait l’impression de respirer un air brillant, plein de lumière. Une lumière de fête.
Dix ans… il bomba la poitrine à l’évocation de ce nombre parfait, magique, il allait enfin ajouter un second chiffre à son âge, lui qui les aimait par-dessus tout, appréciait tant leurs jolies symétries.
En le voyant souffler ses bougies, leurs cœurs s’attendriraient à nouveau, et son bulletin ferait le reste ! Il en souriait d’avance.
Il lui sembla que la voix de son père se rapprochait, puis s’éloignait dans la rue, achevant probablement une conversation au téléphone. Bertrand hurlait toujours dans l’oreillette, et adressait plein de reproches à son interlocuteur, paraissant déplorer son absence : pourquoi ne pas l’avoir rejoint, pourquoi ne pas se parler autour d’un bon café ? De toute évidence, personne n’osait lui dire qu’il s’époumonait pour rien ; le temps où plusieurs abonnés se croisaient sur la ligne était révolu. Seul Bertrand, comme atteint de surdité, continuait de crier.
Dans la cuisine, l’horloge venait tout juste de sonner dix-huit heures, Ziad ouvrit la porte, et, tel un groom, se posta sur le palier. C’était inespéré de le voir arriver si tôt, lui qui, depuis une heure déjà, faisait le siège de l’entrée… Bertrand avait fini par raccrocher, et attendait l’ascenseur en insistant sur le bouton d’appel. Il n’y avait que deux étages à monter, mais contrairement aux voisins du dessus, lui n’était affublé d’aucun chien stupide. Fatigué par ses journées pleines de colères téléphoniques, il appréciait que personne n’exigeât de sa part le moindre effort supplémentaire. Quand enfin la cabine arriva dans un bruit de trombone, Bertrand s’y s’engouffra. Ziad l’entendit farfouiller dans sa sacoche, y ranger le portable qui ne captait plus, et chercher ses clés, tout au fond. Du haut des escaliers, il résista de toutes ses forces au désir de lui signaler sa présence : « Papa, ne t’inquiète pas, je t’ouvre ! Je t’attends ! Je te vois à travers le grillage ! » En se penchant, il pouvait observer la cabine approcher, suspendue à ses longs cheveux noirs caoutchouteux. Ziad voulait surprendre son père en ouvrant la porte d’un seul coup. Mais l’ascenseur lui passa sous le nez, et, à sa grande stupéfaction, continua tranquillement son ascension.

Il s’est trompé, il a appuyé sur la mauvaise touche, pensa aussitôt Ziad. Il ne va pas tarder à redescendre… Une fois de plus, il se retint de crier : « Papa, tu fais quoi ? Papa ! Je suis là, je t’attends… » Les minutes s’écoulaient lentement, comme au Scrabble quand les mots comptent double. Pourquoi son père tardait-il à réapparaître ? Les courroies élastiques de l’appareil s’étirèrent encore un peu, imitant de gigantesques chewing-gums. Puis une porte s’ouvrit là-haut, avec des rires étranges, chargés d’excitation, qu’on étouffait. Il va réaliser son erreur, se répéta Ziad, osant seulement grimper quelques marches, sans parvenir à capter d’autre son que celui des gosses qui jouaient encore dans la cour malgré l’heure tardive, et la voix exaspérée de la gardienne qui gueulait sur son chat.
Mais son père s’était volatilisé dans les derniers étages de l’immeuble, et ne semblait pas pressé d’en revenir.

Après un instant de torpeur, Ziad, le cœur battant, se décida à grimper jusqu’au cinquième, là où l’ascenseur avait recraché Bertrand deux secondes plus tôt. Sur le tapis épais de la cage d’escalier, il progressait prudemment, sans bruit. On aurait dit une panthère en chaussettes marron ou carrément l’homme invisible, son corps ne produisait pas le moindre craquement, même le cabot hystérique du quatrième ne put repérer sa présence. Arrivé en haut, il colla en tremblant son oreille contre la porte. Le rire de son père se mêlait à celui, plus léger, d’une femme. Il resta un long moment immobile, indécis sur la marche à suivre, avant de retourner simplement d’où il était venu. Sa vue s’était un peu brouillée, il retrouva, malgré tout, les mêmes pas précautionneux sur le tapis rouge, les mêmes gestes au ralenti. C’était le même garçon de dix ans qui descendait l’escalier… Et pourtant il ne pouvait se défaire d’une sensation curieuse, affolante, celle d’en avoir une centaine de plus. À chaque palier, il les sentait charger ses frêles épaules, comme un manteau trop grand et trop lourd. En franchissant le seuil de l’entrée, il eut la certitude d’être transformé pour toujours.
Le soir, l’enfant souffla ses bougies en silence, déterminé à garder pour lui cette affligeante découverte. Mais une fois couché, et certain que plus personne ne viendrait le déranger, il se laissa aller, s’autorisant enfin à pleurer, avant de s’endormir, épuisé.

Les après-midi suivants, au retour de l’école, il se mit à réciter avec ferveur toutes sortes de prières. Il fermait soigneusement la porte de sa chambre, s’asseyait au pied de son lit. Il ne joignait pas les mains, ne baissait pas la tête, ne se prosternait pas, ne fermait pas les yeux. Au contraire, il essayait d’apercevoir un peu plus de ciel. Entre les immeubles escarpés, ce n’était pas une mince affaire. Au début, il avait du mal à se concentrer, son esprit s’égarait, dérivait loin, très loin de Dieu. Qu’Il fût accompagné d’anges ou de djinns, entouré de saints ou de prophètes ne changeait rien au problème, les pensées de Ziad s’envolaient du côté des copains, du goûter… et, d’un seul mouvement héliotropique, finissaient invariablement par se tourner vers les visages de son père et de sa mère. Putain ! Qu’est-ce qui leur est arrivé ? ! La question lui faisait peur. Il s’inquiétait de la voir revenir si souvent, l’énigme s’étalait chaque jour devant ses yeux, comme un trou noir, à des années-lumière d’une simple équation à résoudre. S’il n’y prenait garde, il s’enfoncerait dans cet abîme, plus profondément encore qu’à l’énoncé d’un exercice de maths – tout en les redoutant, il affectionnait particulièrement ceux qui commençaient par « étant donné » : étant donné une baignoire d’une contenance de 140 litres, sachant que le robinet d’eau chaude débite 15 litres par minute et que le remplissage de la baignoire prend 3 minutes de plus avec deux robinets, pouvez-vous calculer le débit d’eau froide ? À peine avait-il déchiffré la consigne, qu’il se retrouvait propulsé à 180 kilomètres-heure sur une de ces bretelles d’autoroute superposées aux échangeurs-spaghettis multidirectionnels.

À l’intérieur de son cerveau, tout devenait flou à force de suivre une piste, et puis une autre, jusqu’au black-out.
Une vue dégagée l’aidait à éviter les embouteillages. Accroupi près de la fenêtre de sa chambre, il se tordait pour apercevoir un bout de ciel gris chargé de pluie, quelques nuages déchiquetés, et parfois un rectangle parfait d’un bleu immaculé. Il se souvenait vaguement de sa grand-mère se couvrant la tête d’un voile blanc, avant de s’incliner sur son petit tapis. Et voilà qu’aujourd’hui, il avait besoin, comme autrefois sa Jedati, du secours d’un être d’expérience, d’un conseiller dont la réputation n’était plus à faire.

Il savait que, depuis des siècles, des millions de croyants organisaient des processions, se trempaient le corps dans des piscines d’eau bénite, ou payaient des fortunes pour tourner autour de la Kaaba, dans l’espoir de trouver la paix suprême… Mais prier n’avait jamais fait partie des pratiques familiales, alors il tâtonnait. Il se sentait insuffisant, empêtré, presque aussi mutique qu’avec une fille, plus gauche et maladroit qu’à la chorale d’anglais.
Quand son coin de ciel ne suffisait pas, il s’accrochait à une autre image, toutes ses suppliques allaient cette fois au patriarche du tableau de Michel-Ange. S’il lui avait suffi de toucher du doigt Adam pour transmettre à son âme l’étincelle de vie, le pouvoir de l’illustre vieillard devait être immense. Empêcher un ascenseur d’aller plus haut serait pour lui un jeu d’enfant.
Ziad avait d’abord regretté son choix, mais il se félicitait, à présent, d’avoir préféré suivre l’exposé sur les mythes, plutôt que sur les planètes. Il gardait ainsi, à portée de main, une représentation précise de son interlocuteur. En rentrant de l’école, il ouvrait son cahier à la bonne page, observait l’image, et implorait :
« Mon Dieu, fais qu’il s’arrête au deuxième, ce soir, juste ce soir. S’il te plaît Allah, fais que mon papa appuie au bon étage… »
Puis, comme toujours, il faisait ses devoirs en attendant leur retour. La nuit finissait par tomber, il se postait près de l’entrée. La porte cochère claquait fort dans la cour, et résonnait dans tout l’appartement, était-ce le signal de son arrivée ?
Généralement, tous les voisins rentraient plus tôt, excepté celui du premier, qui ne montait que vers deux heures du matin, chantant ou injuriant un adversaire imaginaire, parce qu’il avait trop bu. Il n’était sobre que le dimanche – s’abstenait-il ce jour-là parce que lui aussi croyait en Dieu, ou craignait-il en fin de semaine une remontée exponentielle de sa mélancolie ?
Ziad entendait les portes se refermer les unes après les autres.
Et, au moment où il avait cessé d’y croire, l’ascenseur s’envolait de nouveau dans les étages, puis redescendait en grinçant, grave, presque douloureux, comme si la machine épuisée avait du mal à respirer, avant de s’arrêter net, dans un cri métallique. La clé pénétrait dans la serrure. Son père s’était enfin décidé à rentrer.



Les rousses surtout

C’était au début du printemps. Et alors que les arbres avaient retrouvé leurs feuilles, d’un vert si tendre qu’on avait envie de les manger, Ziad fut obligé de constater que ses prières ne lui étaient d’aucun secours. Les disparitions se produisaient même de plus en plus souvent, jusqu’à deux ou trois fois par semaine.
Après les vacances de Pâques, l’ascenseur s’arrêtait rarement au bon étage, la plupart du temps, il montait plus haut.
« Chéri, qu’est-ce que tu fais, ferme cette porte, bon sang ! Papa m’a prévenue qu’il serait là plus tard, ce soir. Tu t’es brossé les dents ? »
Et la vie continuait, comme si de rien n’était. Comment pouvait-elle rester aussi calme ? Il aurait aimé lui ouvrir les yeux, lui crier que son mari n’endurait pas autant de dîners d’affaires qu’il le voulait leur faire croire, qu’il ne subissait pas davantage d’interminables réunions, mais poursuivait en douce son ascension vers les paliers supérieurs ! Il n’en revenait qu’après de longues heures, affublé d’une nouvelle tête, les joues rougies par une émotion indéfinissable.
Sa mère aurait dû comprendre, poser au moins quelques questions sur ces foutues absences. Et s’inquiéter un peu de ce si joli voisinage.

Au cinquième habitait une belle femme rousse, d’une trentaine d’années, qu’on ne croisait que seule, toujours pressée, encombrée. Elle traversait le hall à toute vitesse, passait devant les autres locataires sans les voir. Elle se faufilait derrière la grille de l’ascenseur, qui se dépliait en grinçant, et, du coude, poussait le bouton numéro 5, avant de filer, telle une comète, dans les étages. Son père l’aidait parfois à monter ses sacs. Leur histoire avait d’ailleurs probablement débuté comme ça, d’une manière aussi banale… Bertrand avait voulu s’emparer des courses. La voisine était timide, cet homme prévenant, en costume trois-pièces, la rendait nerveuse. Elle en avait répandu leur contenu sur le sol. Ils s’étaient dépêchés de ramasser ensemble les légumes étalés sur le carrelage de l’entrée. Elle s’était aussitôt excusée de sa maladresse, une tomate s’était écrasée sur sa chaussure cirée. Se hâtant de trouver un mouchoir dans sa poche, elle s’était agenouillée pour réparer les dégâts. La situation était embarrassante, et avait fini par les faire rire tous les deux.

« Figurez-vous que je viens de les acheter…
— Oh, mon Dieu, des chaussures neuves en plus !
— Elles en verront d’autres… Grâce à vous, les voilà baptisées !
— Vous en avez aussi sur les chaussettes, et le bas du pantalon.
— Oui, je crois que votre pochette de Kleenex n’y suffira pas… Inutile de tout nettoyer.
— Mais si ! Montez, et laissez-moi arranger ça ! Qu’au moins, chez vous, vous ne mettiez pas de la tomate partout... »

Chaque jour, Ziad se fabriquait de nouveaux scénarios, cela lui donnait le sentiment de maîtriser les choses car, il en était certain, au milieu des centaines d’hypothèses tout droit sorties de sa prodigieuse imagination, l’une d’entre elles était la bonne.
Dès que l’occasion s’en présentait, il observait cette mystérieuse voisine. Et même s’il la croisait rarement, à force, il pensait la connaître. Elle se cachait toujours derrière de grosses lunettes de soleil – peu importait qu’il fasse presque nuit ou que la journée fût grise. Les cheveux lâchés, le teint très pâle, elle ressemblait à un fantôme de cinéma. Ou à une présentatrice-météo, à cause de sa prédilection pour les commentaires sur la pluie et le beau temps. Le silence semblait la gêner, en groupe ou en tête à tête, en consultation chez le médecin, lors d’un dîner… et si celui des chauffeurs de taxi l’oppressait sûrement, que dire du silence à plusieurs dans un ascenseur ? Elle cherchait toujours quelques banalités à échanger : « Ils ne devraient pas couper le chauffage si tôt cette année, il fait un froid glacial pour un mois d’avril, n’est-ce pas ?... » Bertrand acquiesçait, en fixant d’un air absent un prénom tagué sur la paroi, la bite gravée au canif par Michel, son meilleur ami depuis le CP, ou le cœur à côté de l’alarme.

Mais ce soir-là, Ziad l’aurait parié, son père ne regardait qu’elle. Ses yeux étaient rouges, elle reniflait encore un peu. L’ascenseur, bloqué dans les étages, tardait à arriver. Il remarqua aussitôt qu’elle avait pleuré. Face à sa confusion, il n’osait la questionner, elle s’excusait, bafouillait, s’excusait encore. Avant de fondre en larmes, elle parvint à lui expliquer d’une voix étranglée : « Ma mère a eu un accident. Avant-hier, elle me racontait ses projets, elle rêvait d’installer une véranda, une petite véranda dans son jardin, et deux jours plus tard, je me retrouve face à un légume, incapable de prononcer le moindre mot. Dès qu’elle essaie de parler, sa bouche se déforme, je vois bien qu’elle fait de son mieux, mais rien ne vient, à part des gémissements, de drôles de cris, une bouillie de sons incompréhensibles… Et il y a une heure à peine, l’hôpital m’appelle pour m’annoncer qu’elle est morte. Pourquoi tout va si vite ? On n’a même pas le temps de la nommer, de s’habituer à la maladie que c’est déjà fini. »
Bertrand l’écoutait, bouleversé. Il ne trouvait rien à dire. Il devait réagir, improviser quelque chose, tenter une parole, un geste, pour la rassurer… Mais comment la réconforter ? Il se prépara mentalement : dans deux étages, il essuierait la larme énorme qui coulait de son œil droit et rendait sa joue si brillante. Et au suivant, il la prendrait dans ses bras.

Ziad considéra cette nouvelle situation, laissant aux images le temps de se former dans sa tête… la voisine défaite, son père tétanisé, le regard triste, empli de compassion. Décidément, il préférait la version des tomates. Moins mélodramatique. Il n’aimait pas évoquer la mort, même si, en réalité, il y pensait tout le temps.

Il se concentra donc de nouveau sur la sauce tomate qui dégoulinait du pantalon de son père sur les dalles du hall d’entrée, aussi épaisse et rouge que le sang des Indiens d’un western-spaghetti.
Puis, il les imagina s’engouffrant tous les deux dans la cabine, collés contre les parois. Ils se tenaient à distance – comme on peut l’être dans un ascenseur qui ne tolère que trois personnes. Ils avaient toujours une forte envie de rire, mais faisaient de leur mieux pour se contenir, veillant à ne pas montrer leur joie. Dans un sursaut, l’ascenseur s’était arrêté au cinquième étage. La jeune femme l’avait fait entrer chez elle, et conduit directement dans la salle de bains. Elle l’avait invité à s’asseoir sur un tabouret minuscule pour s’emparer de ses chaussures. Bertrand l’avait observée les passer l’une après l’autre sous le robinet, se retenant de crier : « Attention, l’eau rentre à l’intérieur, vous êtes en train de les bousiller ! » Elle s’appliquait, voulait bien faire. Il ne restait aucune trace de sauce, mais elle avait continué à les frotter vigoureusement avec une éponge qui mousse. Demain, c’est sûr, le cuir sera cartonné.
L’air sérieux, concentrée, comme si elle était en train de mener un combat décisif, elle s’était ensuite attaquée aux taches d’eau avec un sèche-cheveux, alors il les lui avait retirées des mains, pour l’attirer doucement contre lui : « Je crois qu’elles sécheront mieux toutes seules. » Et la voisine était devenue aussi rouge que ses tomates écrasées, en se laissant embrasser.

Évidemment, c’était assez déroutant de voir son père séduire une autre femme, même en pensée. Mais Muriel Péan – c’était le nom qu’on pouvait lire sur sa boîte aux lettres – était belle. Et Ziad commençait à devenir réceptif à la beauté des femmes, la chose en lui s’était déclenchée au début du dernier trimestre, et ne cessait de grandir jusqu’à vouloir prendre toute la place.
Il avait, depuis lors, la désagréable impression d’être coupé en deux. Une partie de lui-même demeurait en colère – cette histoire le dégoûtait, le révoltait plus qu’il n’aurait su le dire – tandis qu’une autre prenait plaisir à se détacher du réel, pour mener sa propre vie. En classe, sur son lit, avant de s’endormir, les rêves se déployaient en 3D au-dessus de lui, pour l’emporter au loin… et c’était son tour alors de séduire toutes les femmes, les rousses surtout. C’était à lui, à présent, que s’adressaient leurs caresses, leurs mots d’amour… Il pouvait voir leurs corps, les toucher, il ne se lassait pas de sentir leur souffle, cette musique incomparable était si douce à son oreille…

Du côté des Indiens
Isabelle Carré

Grasset



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