samedi 31 octobre 2020

La 27ème retrouvailles de Willy Ronis


 

 

merci Dé du Chant du Merle

pour cette découverte !

Doux week-end à vous toutes, tous.

 

Den

 

Une histoire touchante  pour ces trois pélerines.

 

 

jeudi 29 octobre 2020

*L'échelle des Jacob

Couverture : Gilles Jacob, L’échelle des Jacob, Grasset 

 

À Jeannette

 

« Il est facile d’aimer les gens dans le souvenir ; la difficulté est de les aimer quand ils sont en face de vous. »

JOHN UPDIKE, 

 Les Larmes de mon père.

 

Prologue

Comment suis-je arrivé à être ce que je suis ? J’ai longtemps eu la résolution d’écrire un livre sur les miens, mes origines, ma relation avec mon père, ma mère, mais je n’étais pas prêt. Le temps s’est accéléré, les affres du doute se sont estompées et surtout un événement que rien ne laissait prévoir s’est produit. La découverte chez mon frère d’une mallette de documents familiaux dont j’ignorais l’existence. Le déclic se produisit. Je me lançai dans mon travail pour ne plus l’interrompre, même si mes parents ne sont plus là pour me souffler à l’oreille une précision ou un secret.

Le contenu de la boîte rouge en carton bouilli dépassa mes espérances et réveilla en moi des souvenirs profondément enfouis qui eux-mêmes en ranimèrent d’autres : calepins, notes, faux papiers pendant la guerre, photos dont l’une où je reconnais difficilement ma mère tant elle semble famélique, lettres qui marquèrent l’histoire de mes ancêtres dont une demande en mariage datée de 1901. Il y avait aussi le livret militaire de mon père : ses deux guerres, sa citation à l’ordre de l’armée, sa période de prisonnier en Allemagne. Et aussi son carnet d’artilleur dévoilant des calculs compliqués même si très vite, en 1939, les canons se sont tus… De quoi se plonger dans les différents théâtres d’opérations et transcrire une histoire familiale qui, autrement, ne s’appuierait que sur des réminiscences de récits recouverts par des strates d’autres récits, alors qu’ici, la vérité est palpable.

Des lettres parlent d’amour. D’autres s’adressent à de petits enfants, nous.

 

Est-ce que des documents de toute sorte qui ont traversé des dizaines d’années, survécu à des guerres, des déménagements, des séparations, permettent de retracer des vies, d’en comprendre les méandres, de rétablir une saga ? Sans doute insuffisamment. Mais ils offrent l’occasion de faire renaître des moments oubliés tant ils font figure de tire-mémoire. Et si par hasard ils induisent en erreur, ouvrant la voie à des scènes en partie supposées, aucune importance : nous ne sommes pas dans le travail de l’historien qui doit vérifier chaque élément, rassembler les preuves, citer ses sources ; nous sommes dans une opération de séduction : ma famille mérite-t-elle qu’on lui consacre tout ce temps, moi pour la décrire, vous pour en lire les aventures ? Et si je ne les raconte pas, qui d’autre le fera ?

Bref, c’est maintenant ou jamais.

 

Première partie

Le sous-lieutenant Jacob

(1914-1929)

Aucun de ceux qui l’ont vécue n’a oublié cette journée du 25 juillet 1918. Dès le matin, le vent d’est fait frissonner les arbres et pencher les luzernes de la rive gauche de l’Aisne. Il y eut d’abord deux obus avant-coureurs tombés trop loin. Des 170 ou des 245, en tout cas de gros calibres. Puis on n’entendit rien d’autre que le grondement sourd, continu et ouaté de l’artillerie allemande qui tonnait au loin derrière une boucle de la rivière. Quand un obus s’abattait sur les hommes, le chuintement sec de l’air fendu en deux par le projectile était perçu trop tard pour leur laisser le temps ne serait-ce que de courber la tête. À quoi du reste aurait servi aux nôtres de se baisser – on bourrait sa pièce, on faisait feu, on rechargeait. De temps en temps, sur l’ordre de l’officier, on ajustait. À l’inverse, quand on était salement touché, on mourait sans que personne puisse empêcher ce massacre.

Parce qu’elles étaient installées en retrait des lignes d’assaut qu’elles appuyaient, les batteries d’artillerie passaient pour moins exposées. Tirées par des chevaux, elles se déplaçaient la nuit afin d’éviter le pilonnage incessant des canons à longue portée et des tirs de l’aviation allemande qui, de jour, piquaient sur nos positions en des attaques miaulantes. Quand elles ne coupaient pas à travers champs, les batteries passaient par des villages abandonnés dont les trous de shrapnells et les pans de mur noircis disaient l’intensité des combats.

Le 17 juillet, suivant les ordres de l’état-major, la 8e compagnie du 8e régiment d’artillerie de campagne se porte en avant de Ressons-le-Long jusqu’au Chat embarrassé. La surprise des Boches est totale. Ils reculent. Dans la nuit du 17 au 18, à cinq heures, les batteries 3, 1 et 2 suivent l’infanterie sous le feu des mitrailleuses et des mortiers. Le 19, elle est en place à l’est de Fosse-en-Haut, le 20 à La Barre, puis à La Croix-Saint-Créaude et, le 25, au ravin de Pernant après avoir repris haleine.

 

C’est là, front stabilisé, que la chose va se produire.

La pluie tombe sans discontinuer sur la lisière des champs et des bois, fait patauger les chevaux déjà fourbus dans une fange qui n’épargne ni les pantalons rouges ni les capotes des artilleurs. De cette couche visqueuse, le pied doit se décoller à chaque pas. La position est dure à tenir, continuellement bombardée y compris par des tirs d’obus toxiques, dominée qu’elle est par les hauteurs de la rive droite de l’Aisne.

Évaluer les distances au télémètre, surveiller à la jumelle les contreforts d’où pourrait dévaler à tout moment l’ennemi n’est pas mince affaire, d’autant que les batteries voisines semblent par moment manquer de munitions alors que la contre-attaque nécessite un feu ininterrompu. À force de reculer ou d’avancer pour couvrir l’infanterie, les chevaux sont désorientés sous le fracas de la bataille et se cabreraient s’ils n’étaient couplés par deux et freinés par le poids des canons qu’ils traînent.

Tandis que se déroule la deuxième bataille de la Marne où une masse énorme de fantassins est engagée, la 2e batterie est soumise à des tirs roulants de gros calibre. L’aspirant qui la commande consulte sa carte. Ensuite, il inspecte à la jumelle un chemin qui serpente dans la colline sur la gauche avant de plonger puis de remonter vers un petit bois. Il perçoit comme un reflet lumineux sur un objet métallique. La sensation n’a duré qu’un instant mais suffisamment pour le mettre en alerte. Il voudrait confirmation de ce qu’il a cru voir. Soudain, un sifflement rapide juste devant lui : l’abri d’une des pièces de canon est écrasé sous un 150, ensevelissant dans la boue trois canonniers et blessant les trois autres. Le reste du personnel de la batterie se précipite dans l’entonnoir ainsi créé et commence à dégager les survivants qu’une gerbe de terre a entièrement recouverts.

L’aspirant, lui aussi, s’est précipité. Il soulève, sous un déluge de feu, le lieutenant Richard dont une balle a fracturé la cuisse. Mais une vive douleur le fait lâcher prise : il vient de recevoir à son tour un éclat d’obus qui lui a percé le flanc droit à quelques millimètres du foie. Aussitôt, sa vareuse se teinte de rouge. Il se croit fichu. Il se sent mal. Il est à moitié enseveli.

Les blessés sont dégagés à mains nues puis transportés par les servants survivants accomplissant un effort surhumain pour avancer dans la boue. Ensuite, lors d’une brève accalmie, ils sont évacués jusqu’à une tranchée protégée des balles de mitrailleuses, puis vers l’arrière, où on est soigné. Malgré la douleur, leur intention est simplement de survivre.

Cet acte de bravoure, un parmi des milliers d’autres de la guerre de 14, c’est mon père qui l’a accompli. Le futur lieutenant à deux galons Jacob, André, Robert, né à Nancy le 25 juin 1897 à quatre heures, avait vingt et un ans et il aimait la vie.

 

*

 

Après avoir reçu les premiers soins dans son hôpital de campagne – il avait perdu beaucoup de sang et la plaie s’était rouverte quand le chirurgien avait retiré le fragment d’obus –, André fut transporté à l’hôpital d’Orléans. La blessure se refermait lentement, les douleurs s’amenuisaient mais le médecin-major ne comprenait pas pourquoi la fièvre persistait. « C’est une autre pathologie », suggéra la bénévole qui lui était affectée. Abruti par les médicaments qu’on lui administrait, il ne se rappellera guère cette période quand je l’évoquerai avec lui beaucoup plus tard, mais il n’a pas oublié la jeune soignante. Son frère Pierre venu le visiter lors d’une permission envoya un câble à Jeanne et Auguste, leurs parents : « André tiré d’affaire stop infirmière te ressemble stop guérison en vue stop », soit douze mots, compta le préposé au bureau de poste. À Nancy, Auguste lit la dépêche à Jeanne qui soupire, les larmes aux yeux. Vivant, il est vivant !

Quoi qu’il en soit, André se remettait de jour en jour et une convalescence sur place fut décidée. Il pouvait marcher sans trop souffrir et la consigne était de ne pas faire d’effort. Paule l’infirmière l’escortait jusqu’au jardin où d’autres blessés se traînaient. C’est là qu’un colonel qu’on avait dû amputer d’une jambe lui apprit le bridge. Il lui trouva des dispositions mais André préférait les moments où Paule s’occupait de lui, le pansait, l’aidait pour la toilette. Il sembla à André qu’il ne lui était pas indifférent. Paule était vive, brune, bien proportionnée. André, de son côté, n’avait que peu d’expérience sentimentale. Son frère Simon l’avait emmené une fois au bordel de la rue des Loups à Nancy : l’affaire, d’un professionnalisme hygiénique, n’avait duré que quelques minutes et André n’y était pas retourné.

 

Août-septembre 1918. En attendant la victoire, les nôtres tiennent et les renforts, surtout les jeunes recrues américaines, montent au front pour remplacer les blessés et les morts.

André apprit avec délice sa citation à l’ordre du régiment et reçut des fleurs de l’officier qu’il avait sauvé, bouquet qu’il s’empressa d’offrir à Paule. Pendant sa convalescence, il alla voir ses parents sans évoquer la jeune femme. Elle était son jardin secret. Surtout, les millions de soldats tués, les familles stoïques mais décimées, les villes ravagées, bref la situation dramatique qui occupait les esprits n’incitait pas aux confidences. Il aurait voulu pouvoir retourner au front et voilà qu’il était pris au double piège d’une incapacité physique et d’un béguin d’étudiant pour sa prof. Mais justement, il n’était plus étudiant et elle pas sa prof, ou pas dans le sens où on l’entend. On n’en était pas à la communauté des destins. Leur idylle était problématique quels que soient leurs élans.

 

*

 

Leur aventure dura quelques semaines. Le sous-lieutenant Jacob avait été affecté dans un bureau du ministère de la Guerre et Paule n’avait guère de permissions pour se rendre à Paris. Bien sûr, aucun fardeau ne pesait sur leur relation mais André l’aidait par moments à oublier la présence de la souffrance et de la mort. Il avait déniché une chambre de bonne près du boulevard Saint-Germain. Quand elle pouvait s’échapper, ils restaient cloîtrés en cure de rattrapage, et maintenant qu’il était guéri, tous deux s’y aimèrent. La première vraie nuit qu’ils passèrent ensemble, André avait craint que son habileté ne soit mise à l’épreuve mais les femmes sont expertes à faire franchir ce passage, à plus forte raison une infirmière.

Il témoignait donc d’une double gratitude. Jamais Paule ne s’accrocha, jamais elle ne demanda quoi que ce soit comme d’être épousée par exemple. Quelle idée ! Simplement, un jour qu’il l’attendait, elle ne vint pas. Elle lui envoya un mot pour dire – vrai ou pas – qu’elle était mutée à Marseille et qu’elle lui souhaitait tout le bonheur du monde.

Il eut la sensation d’étouffer. Il ouvrit la fenêtre, se pencha : au loin, boulevard Saint-Germain, les passants se hâtaient.

La guerre allait s’achever, le retour à Nancy se profilait, la famille, une vie toute neuve… André peina à se convaincre qu’il n’y avait dans cette fuite rien que de très raisonnable. C’était si abrupt ! Ainsi vont les amours en temps de guerre, comme s’il s’agissait d’amourettes de vacances ; pourtant, la mort qui avait présidé à leur rencontre conférait à leur union un caractère sacré : même brièvement, la belle infirmière lui avait révélé sa virilité et procuré un trouble inexprimable. Il ne revit jamais Paule ni ne sut ce qu’elle était devenue. Mais plus tard, il lui arriva d’évoquer leur histoire avec une tendresse infinie. Et si ç’avait été elle, la meilleure femme dont il puisse rêver ?

 

 

 

Le 12 mars 1919, André est détaché au centre de préparation au concours des grandes écoles de Metz, promu lieutenant au Journal officiel du 11 juillet et mis en congé illimité de démobilisation le 22 septembre.

Devant le front des troupes, son colonel lui remet la croix de guerre avec palme. Pourtant, il avait agi sans réfléchir. Mais entre lui et Gaston Richard, ce fut à la vie à la mort, comme son ami eut l’occasion de le lui prouver des décennies plus tard. Cet épisode où il avait failli laisser sa peau lui avait appris à braver le danger, enseigné la satisfaction du travail accompli, et il se montra pour le reste de son existence – ou presque – un homme de devoir.

La famille a donc donné de son sang. Je repense au récit pudique que m’a fait mon père de son acte de bravoure. Je l’identifie à celui, non moins héroïque, de son neveu François, blessé lui aussi vingt-cinq ans plus tard à Mortain, dans la Manche, en prenant part à la libération de la France. Et aujourd’hui, des années et des années plus tard, je rapproche ces faits d’armes des nombreuses profanations de stèles dans des cimetières juifs. Découvrir les miasmes du présent à la lumière du passé est souvent source d’amertume et de colère.

 

*

 

Si j’acceptai, en 2018, l’invitation du salon du livre de Nancy à venir signer un de mes livres, c’est que je ressentis le besoin d’explorer la ville où mon père avait vécu jeune, et d’imaginer le jeune homme qui, à treize ans, déambulait place Stanislas. À quoi pensait-il ? Sûrement pas à la guerre toute proche. Quelles étaient ses aspirations, sa joie de vivre ou ses peurs secrètes, où courait-il de si bon matin ? Mes recherches furent vaines : je ne retrouvai ni la rue ni la maison, et ne réussis pas davantage à imaginer l’enfant qu’il avait pu être. Au Grand Hôtel de la Reine, ce jour-là, la présence de deux gardes armés, oreillette branchée, à deux pas de la chambre qui m’avait été assignée, témoignait d’une autre sorte de guerre : renseignements pris, c’était pour protéger d’une attaque terroriste un grand écrivain menacé, Salman Rushdie.

 

Il ne me serait jamais venu à l’idée de comparer nos itinéraires. Mon père était premier partout – en préparant Polytechnique, en s’engageant sous les drapeaux avant l’âge requis, dans le cœur de ma mère, dans les affaires plus tard, alors que j’étais l’éternel second pour ne pas dire pire, mais avec lui j’avais au moins un point commun : nous étions le dernier des enfants de notre génération.

Et puis lui et moi avions renoncé aux grandes écoles que nous avions préparées : moi, Normale sup, et lui, Polytechnique. Les quelques semaines qu’il passera au centre de préparation de Metz le convaincront qu’il n’est plus des leurs. À vrai dire, il ne pouvait que quitter le système universitaire, tant s’était installé en lui une sorte de déracinement. Désormais la vie ne sera jamais plus comme avant, il avait vécu trop de choses horribles, dramatiques ou pathétiques. Il avait passé un cap, grandi, vieilli. Il avait désormais envie de s’amuser, de rencontrer des filles de son âge, de flirter, de jouer au tennis. Avant de gagner la sienne, il était mûr pour la vraie vie. Peu d’hommes étaient rentrés, les survivants n’avaient souvent qu’un bras, une jambe. Raison de plus pour que les filles s’intéressent à lui : il était beau, sa cicatrice ne se voyait que lorsqu’il faisait l’amour, qu’importe alors s’il ne savait quelle direction donner à sa vie. Il n’avait que vingt et un ans, après tout.

 

 

Mais voici qu’Auguste lui propose de rejoindre son bureau où Simon et Pierre sont déjà au travail. Les affaires lui feront oublier la guerre, sa blessure, son héroïsme. Changer de carrière, pourquoi pas ? L’amusant, c’est qu’il en sera de mêmepour moi, cinquante-huit ans plus tard. Lui passe de futur ingénieur à marchand de biens, moi de secrétaire général dans l’industrie à directeur de festival de cinéma. Mais quand il prend sa décision, il a vingt ans, moi quarante-six ! Le fossé à franchir est bien plus large.

 

Pour une famille où la rage de réussir est chevillée au corps, Nancy ne suffit plus. Auguste l’avait prédit, c’est la capitale qu’il leur faut désormais : à nous cinq, Paris ! Les Rastignac de l’immobilier se mettent aussitôt en campagne : ils fondent la société « Auguste Jacob et fils » (A.J.F.) qu’ils installent boulevard Malesherbes, trouvant pour eux-mêmes un logement 21, rue du Colonel Moll, dans le dix-septième arrondissement.

Mais les Jacob déchantent vite : Paris appartient à des groupes peu disposés à partager. Ils seront plus à l’aise à la campagne où ils ne se limiteront pas à des ventes d’appartements et où ils respireront à pleins poumons.

Pas question, bien sûr, de retourner dans l’Est. La Normandie, en revanche, leur tend les bras : bois, châteaux, fermes, lourds pâturages, gros bourgs cossus nichés dans les vallées, la Seine que remontent péniches et oiseaux de mer. Pour un peu, Emma Bovary tendrait les bras au premier de ces messieurs.

 

La fratrie se répartit le territoire : Simon l’Eure dans un triangle Bernay, Evreux, Vernon ; André la Seine-Inférieure de Rouen jusqu’à Dieppe ; Pierre le Calvados, de Vire à Honfleur. Auguste restera pour tenir le bureau. Quel chemin parcouru depuis que le petit paysan décide d’acheter un champ, le coupe en deux, en revend la moitié au prix qu’il a payé le tout.

En Moselle, il a beaucoup travaillé, il s’octroie de souffler un peu.

 

Gilles Jacob

 

 

 

 

 

 

mercredi 28 octobre 2020

*Agapanthe-Amarante

 

 

Agapanthe, Bleue, Fleur, Floraison 

Belle agapanthe aux ombelles bleues

Reine de l'été

 

Amarante persistante

Vulpin, Jardin-Amarante, Amarante 

Tu évoques la terre cuite, l'argile

Ses tons terreux.

 Pourpre tu étales ton bordeau clair  au coin puissant et raffiné, 

 Glaiseux 

Tu te prêtes à de nombreux méli-mélo,

 Aussi classiques qu’originaux.

 Dans la ligne de tes grains comme la Terra cotta,

 Amarante immortelle parée  d’une touche de rose

A l'arrière de nos pas. 

 

Den

 

 

 

 Amarante : propriétés, valeurs nutritives et conseils de cuisine


 

 

jeudi 22 octobre 2020

*Merci

Lettre d’Albert Camus à son instituteur Monsieur Germain

Albert Camus 

 

Peu après avoir reçu le Prix Nobel de Littérature, Albert Camus écrit à son instituteur Louis Germain une lettre de remerciement :

 

19 novembre 1957

 

Cher Monsieur Germain,

J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève.

Je vous embrasse, de toutes mes forces.

 

Albert Camus

 

 

 

mardi 20 octobre 2020

*Dans l'air du temps !

Violon, Musique, Notes, Art, Résumé


Dans l'air de ce trop rempli d'émotion

Dans ce temps qui mêle l'ode et dit

 Vibre  tisse dégrade l'aimant   ébahi !

Crois-tu toujours au-delà de l'inimaginable

Laissant  sur la portée le tragique
 Le cil-anse pausé sans bruit qui ne réchauffe plus !

Soupire 

Tant

Triste

Dans son  mystère non  apaisé qui dépolit

Son étonnement  sa stupeur

Sa blessure.


  Peut-on faire confiance au temps quand l'harmonie  s'enfuit

Notes après notes en son choeur plus qu'ému

Mesure après mesure croqueront elles encore leurs rires accrochés ?

Qui donneront l'envie renaissante du miracle rassemblé

Dans l'infinitude solidaire

Soufflée

Lointaine sur les longs chemins

 .

Le point compte et fait durer l'instant dans un éclat de lune

L'accord ordonne les notes et les silences murmurés

En syncopes et espace fort

Le contretemps silence-cieux défile adossé au bout des mots sur ma page

Jusqu'au chant des anges quand l'ombre  s'égrène en parfum d'hommage

D'espoir et d'encore...


Den 

Le 20  octobre 2020

*****

 

 

 

samedi 17 octobre 2020

* à son ombre (2)

 

 

Marguerite, Frost, Froid, La Glace

 

 

- 4 -

Nos premières nuits ensemble, dans ma maison de campagne où nous nous protégions des regards, j’emmenais Kathleen dans la chambre à côté de la mienne, où rien n’avait changé. Je n’imaginais pas encore l’aimer dans mon lit. Je m’endormais contre elle mais j’étais aussi bien de l’autre côté. Je me devinais au-delà du mur et devinais Valérie. J’éprouvais le destin des marranes, que l’on brûlait sous l’Inquisition espagnole d’être restés juifs en leurs cœurs après leur conversion au catholicisme. Ils savaient simplement, je le sais désormais, que l’on peut être vrai dans deux mondes à la fois. Il faut apprendre à bien les dissocier, et autant que possible ne pas se rencontrer.

J’ai finalement changé mon lit de place et bougé une armoire en toile bleue, pour reprendre ma chambre et y conduire Kathleen. Réagencée, la pièce changeait-elle d’âme ? L’artifice m’autorisait un monde à construire. C’est dans une vieille maison en Eure-et-Loir que j’ai appris les ruses essentielles, et commencé à chérir toutes mes vérités.

Dans le tiroir de ma table de nuit reposent des tirages sur papier des quarante ans de Valérie. Je ne quitte jamais la campagne sans l’avoir entrouvert et caressé son image du bout de mon doigt. J’effleure et j’embrasse mon amour enfoui. J’appartiens à deux temps parallèles. Autrefois et aujourd’hui ont la même réalité.

Ma chambre est devenue celle de Kathleen. Nous y avons posé un tableau breton sur un meuble en bois clair que j’ai assemblé ; une route y ondule devant une mer froide dont on devine l’odeur. Elle m’est familière désormais. J’ai appris la Bretagne et puis Yeu de Kathleen. De Valérie j’avais su la Clape, le Minervois, les routes des Corbières, et je voudrais reprendre un café au bas de la rue piétonne, devant la mairie de Narbonne où je me suis marié, et traîner pour ne pas rentrer trop vite déjeuner. La chaleur me manque. Je nage désormais dans l’eau froide, j’aime et je vieillis dans un frisson salé.

Le rivage breton est signé Jean Duquoc. On l’expose à La Baule, à Saint-Malo. Kathleen et moi nous sommes aimés dans ses paysages. Le meuble qui le porte a remplacé l’armoire de toile. J’ai donné le pyjama en pilou que Valérie portait dans la Beauce, bleu clair et pelucheux, qui était resté après elle, en boule, sagement, dans l’armoire disparue.

 

- 5 -

Valérie morte, j’ai mal monté la garde devant nos mondes ; Kathleen voulait les siens ; je l’avais invitée ; elle ne pouvait pas vivre dans nos seuls décors. À Paris, j’ai laissé partir nos deux canapés, des fauteuils trop gros pour les déménagements, une table basse de bois et de verre que Valérie avait choisie. Les meubles disparus vivent en moi, comme la couleur grège des plinthes du salon de la rue Caulaincourt, dont nous moquions l’élégance avec les enfants : elle en était si fière, elle avait tout choisi.

Le grège, il n’y a pas mieux.

Dans son salon, Valérie repoussait ses tortures. Elle se couchait sur le grand canapé, sa tête prise dans un étau. Elle combattait la douleur en fumant. Je sens encore l’odeur de ses petits cigares. Elle fumait pantelante. Elle se levait d’un bond. Chaque jour, sans prévenir, le mal la saisissait, son crâne comme broyé jusqu’au vomissement. Elle avait dû sortir de sa voiture tellement elle avait mal, me disait-elle le soir. Elle se plongeait des heures dans un bain avant de s’endormir. Je ramassais près de la baignoire un magazine trempé. Je ne comprenais pas qu’elle fume en dépit de ses migraines. L’illogisme des autres m’agace. Je suis le procureur de ceux que j’aime, que je dois régenter.

Je cherche parfois la petite couverture plus douce que les autres, que Valérie posait sur elle quand elle n’en pouvait plus. Elle a disparu étrangement, comme le flacon rond de la maison Guerlain, Insolence, que j’avais conservé et que je respirais en cachette. Je me faufile dans les boutiques d’aéroport et les grands magasins pour sentir Valérie. Je garde dans ma poche le petit bout de carton blanc de la démonstration ; il me tient une heure, deux, rarement la journée ; je pense à le jeter pour ne pas blesser Kathleen.

J’ai sauvé un coussin du canapé de Valérie, et d’autres en soie noire, dont elle disait qu’il fallait prendre soin. Je les caresse. Kathleen me demande ce que je garderais d’elle si elle mourait avant moi. Je ne réponds pas, ou bien ceci : « Je partirai avant toi. »

Kathleen n’est que vivante. Je ne sais pas la sublimer en fantôme et je ne lui ai pas sacrifié tous nos meubles, est-ce moins l’aimer ?

Je conserve de Valérie un fromager de bois clair qui abrite nos assiettes précieuses, offertes à notre mariage, les miennes maintenant. Kathleen n’y touche pas. Nul ne les range que moi ; je ne les sors qu’aux fêtes et je les garde cachères dans ma maison désormais accueillante au jambon. Je n’ai pas cassé nos verres en cristal. Je ne les pose jamais sur une table de fête sans penser que Valérie serait triste si on les brisait. Je l’imagine trinquer à nos anniversaires.

Il me reste des meubles de bois brun qu’elle aimait, des bibelots dont je sais seul l’histoire, des tendresses, des cadeaux, un bouddah d’ivoire et de métal et une statuette copiée d’Afrique qui rit à pleines dents ; Théo l’avait choisie pour une fête des mères et Valérie aimait que l’objet soit rieur comme son petit garçon. Un tableau aux couleurs chaudes offert pour notre mariage contemple ma nouvelle vie ; je m’attarde sur la dédicace ; elle prouve que nous fûmes.

Je couve du regard un couteau à fromage, un autre à pain, je souris à une assiette commune venue d’Ikea, dont la couleur bleue atteste qu’autrefois elle n’était destinée qu’aux plats lactés ; elle accueille désormais des repas incongrus. Valérie avait rapporté de chez Tati des tasses à café de métal qui désormais sont des coquetiers. Je m’en sers parfois pour boire, et toucher de la langue leur saveur argentée. Des plateaux de plastique et de bois portent les petits déjeuners que je prépare à Kathleen les dimanches matin. (...)

 

Claude Askolovitch

A son ombre

 

 

vendredi 16 octobre 2020

*A son ombre (1)

 

Couverture : Claude Askolovitch À son ombre Grasset

 

« Et maintenant, vous voulez bien me passer Lara ? »

Sandro Veronesi, Chaos calme

 

« I’ll take you home again, Kathleen »

Thomas Westendorf

 

à Camille, Théo, Octave et Léon.

Et aux superlatifs.

 

 

UN

 

 

- 1 -

Vient demain la fête nationale, quand serai-je révélé ? Je sais ce que je vaux. Je paraderai, quelqu’un se lèvera. Il dira qui je suis et c’en sera fini. Je sortirai de scène défait et soulagé. On plaidera que je fus gentil, de bonnes intentions ; que je fus seulement lâche d’avoir tant accepté, j’imitai des péchés qui ne m’allaient pas ; que je pris ma part de larmes et parfois fis du bien de quelques paroles.

Cela fait dix ans que Valérie est morte ; elle était fière de moi et c’est plus triste encore si elle s’est trompée.

Qu’il est difficile de ne pas duper.

C’est demain la fête nationale. Me voilà, 13 juillet 2019, un homme gris et trop gros en mal de lui-même, dans le train de Bordeaux, correspondance pour Marmande, cela me laisse du temps. La même fièvre me vient à chaque solitude ; quand nul ne me regarde, je peux m’abandonner. Je mesure mes désastres et je nourris ma peur, elle est mon habitude. Je pense à mes femmes dont je ne guéris pas, l’absente qui m’accompagne et celle qui vit et partira. J’appréhende les châtiments mérités et devine les démons qui attendent leur heure. Je sais l’odeur de la perte et la panique de l’homme que l’on dépouille. Je la sens revenir. Je n’en laisse rien paraître. Je repousse la peur en évoquant mes visages aimés. J’avance dans ce sourire et je blague plus fort si je croise un ami, une connaissance, un témoin, un public. Je semble désormais un homme drôle et plaisant. Je suis ce que je montre, ou suis-je ce que je sais ?

On m’attend près de la Garonne dans un village nommé Couthures où ma profession débat. Je suis journaliste et m’intéresse aux autres quand je ne rumine pas. On s’intéresse à moi. C’est une étrangeté. Je vais intervenir dans des amphithéâtres de paille et de toile où sous l’égide du Monde, nous remuons nos scrupules et nos combats. L’époque s’égare dans les mensonges et le bruit mais nous gardons la vérité. Je masque encore la mienne. Avons-nous conscience, en ce temps ahuri, d’être bientôt défaits ?

J’espère le sort des vaincus estimables. Qu’on me laisse disparaître en noble compagnie.

On m’aborde au village. On connaît ici mon visage ou ma voix. Je suis les matins d’une radio aimable et le soir d’une télévision digne ; nous retardons les barbaries. On m’en remercie. J’ai appris à ne plus outrager ces gentillesses de rencontre. Je ne baisse plus les yeux ni ne ris bêtement, ni ne me détourne, cafard de fausse modestie. Je remercie à mon tour, je dis « c’est adorable », et le pense ; adorable mais indu, je ne mérite pas ça. Je salue et je claque des bises et je cherche Kathleen, puisqu’un jour elle ne m’attendra plus.

Qu’elle soit encore là est un bonheur, une peur sans fin.

Je suis un homme vieilli dont une femme est morte et qu’une autre quittera pour solde de tout compte, quand le moment viendra.

Je redoute Kathleen comme je la désire. Je pressens son regard après trois jours d’absence. L’habitude ne masquera plus mes formes sans angle, ma lèvre inférieure tombante, mes frisottis clairsemés, la mollesse du cou qui déborde à peine suis-je assis, qui s’étale si je baisse la tête, et le son aigrelet de ma voix sans volume – comment me supporter ?

J’ai de jolis yeux et elle des goûts étranges. Aimante, Kathleen dit que je suis sa brioche, je fonds alors dans ses bras plus longs que les miens, son corps plus ferme me berce. Elle s’amusera un jour de ne plus désirer ? Elle me mine d’un mot, d’un autre me relève, me reprend, son bassin me commande et son rire me pétrit. Je dors mal sous la couette. Mes chaleurs nocturnes prouvent mon andropause. Elle le répète à l’envi.

Quand je la rencontrai, je la portais sur mes épaules, six étages sans faillir, jusqu’à son appartement sous les toits qui sentait l’étudiante. Elle disait « tu es fort », elle était jeune et je n’étais pas vieux. Je la soulève à peine désormais. Pourrait-elle me porter ? Elle garde des délicatesses qu’elle ignore sans doute ; elle nage lentement et prétend préférer les vélos électriques quand je roule au mollet, me laissant l’illusion de la force virile ; elle abrite mes doutes érectiles sous une libido assoupie. Ces masques vont tomber.

Pourquoi l’ai-je rejointe ?

Trois jours sans moi à rire et travailler chez ses contemporains. Elle va me regarder dans mon incongruité, l’absurde de son couple sera une évidence. Que fais-je avec elle pour m’imposer cela ? « Que fais-je avec lui ? » me dira son rictus. Tu l’as voulu, George Dandin. Elle ne m’a sauvé que pour mieux me détruire.

La voici devant moi, j’aspire au coup de grâce. Il ne vient pas encore. Je m’accroche à Kathleen, aussi léger que possible, et puis m’éloigne pour qu’elle puisse respirer. Elle m’a embrassé, mais vite ; elle travaille, ce n’est pas le moment. Des confrères nous entourent, ses collègues, ses amis, esprits vivaces et corps encore frais, suis-je seulement dans leur paysage ?

Kathleen est journaliste, pas moins que moi sans doute et mieux dorénavant. Elle anime ici des tables rondes sur le sexisme : sujets pour notre temps et nos milieux. Comment élever des garçons qui ne soient pas des brutes ? Nous avons deux fils. Ce sont de gentils mâles. Ils ont quatre et six ans, des maillots de foot, l’aîné a une amoureuse que j’empêche parfois de dormir dans son lit. Octave se laisse aimer et laisse son amie rabrouer Léon qui lui pardonne tout.

Kathleen descend de scène quand elle me retrouve. Un homme l’accompagne, ils débattaient ensemble. Je le trouve beau et ils ont le même âge. Est-il trop mince pour elle ? Chaque jour la rend plus belle et ne m’arrange pas. Il nous offre à boire. Je parle un peu trop fort. Je l’épie. Elle rayonne. Il rit. Je ne l’aime pas. Je le montre si peu, il ne m’a rien fait. Je la déteste, je roulerais à ses pieds. A-t-il de la chance de ne pas être gros.

Nous nous baignons le soir dans la rivière. Nageant, j’ignore mon ventre. Je sors de l’eau démuni. Nous allons dîner, elle et moi, ses collègues. Kathleen veut un hamburger du Sud-Ouest farci d’oignons fondus. Plus loin cuisent des sandwichs au magret. Je vais vers eux. Elle ne me suit pas. Le jeune homme est près d’elle. Je retourne au stand du burger. À table, Kathleen s’éloigne vers une autre conversation. Je ne regrette rien.

Il y a le soir, il y a une nuit, de chaleur et de bruit dans la rue, une fête sous nos fenêtres, un bal où nous ne dansons pas, le sommeil qui fuit, le corps moite de Kathleen interdit de fatigue. Un matin épuisé d’avance nous sépare. Elle anime, je débats, nous faisons tréteaux séparés. Elle va séduire en étant elle-même. Je vais plaire en paroles, que croit-elle ?

Des lecteurs nous rencontrent. Une jeune Allemande explore la France dans une camionnette qu’elle a garée à l’entrée du village ; elle m’interroge avec sérieux sur l’avenir du pays ; je lui demande si elle se lave au fleuve. J’aurai envie cet été d’un corps à l’odeur de rivière. Des enfants me filment. Des adultes m’écoutent. Dans un amphithéâtre, je raconte ma carrière. Je porte un short rouge et une chemise en lin que Kathleen désapprouve à raison ; le bleu me va mieux que ce rose acheté pour faire rire une vendeuse et la fillette sérieuse qui nous regardait. Je verrai ma photo, assis sur l’estrade, les pieds dans le vide : un éléphant cramoisi le micro à la main.

Je tiens ma partie sans proclamer ma fraude. Ne la ressentent-ils pas ? On m’applaudit. J’ai les atours du sage et l’humour vétéran. L’âge m’y autorise et ce qu’est mon travail. J’en parle bien, dit-on. Je raconte des histoires qui arrivent aux autres, que je glane dans la presse, je la lis quand vous dormez encore ; je me lève la nuit pour vous. Je suis heureux dans cette vie étrange. J’aime les nuits blanches et j’aime les journaux, j’aime ceux qui les peuplent : ils m’ont sauvé du vide. J’aime la France et ses peu fréquentés. Je les ai côtoyés au temps du chômage. Je les préfère à ceux qui me ressemblent et que j’ai rattrapés. Mais pour combien de temps ?

Un bonhomme rose, au parcours cabossé. Il y a quatre ans j’étais transparent. Le ruisseau m’attend, nous nous retrouverons.

Je ne conteste rien de ce qui doit venir. J’ai tant démérité. Mon travail me rachète. J’y mets des efforts, des scrupules et des mémoires, mes peines et mes deuils. Les pauvres et les morts sont mes familles, les blessés sont mes frères, et aux vivants tels que moi, je ne passe pas la honte d’être encore.

La honte est mon secret, ma saveur, mon ingrédient précieux. Elle est en moi, me creuse et me nourrit, ce que j’ai de plus vrai.

Je n’écris que de honte d’avoir gaspillé.

 

- 2 -

 

Valérie est seule et sourit sur le marbre. Sa photographie orne notre tombeau. Elle rayonne d’une joie de fillette au cœur de sa fête, des plis imperceptibles au coin des yeux. Le sourire entrouvre sa bouche qu’elle gardait souvent fermée. Valérie vient de souffler ses bougies. Elle avait quarante ans et deux jours, le 12 juin 2005 dans notre maison de campagne ; elle avait quatre ans devant elle encore et quelques jours d’été.

En juillet 2009, au cimetière parisien de Bagneux, j’ai fait ouvrir le caveau de pierre de ma famille pour ma femme âgée de quarante-quatre ans. Nous avons posé Valérie au sommet d’une pile de vieux morts dont je suis issu. « Prenez soin d’elle », leur ai-je demandé.

Elle n’avait connu, de tous ces juifs de l’Est, qu’une petite tante Olga à l’accent parigot, qui avait traversé la guerre sans que les nazis remarquent son corps minuscule décoré d’une étoile. Olga avait assez vécu pour rencontrer ma jeune épouse, avant de partir sans bruit, pas loin de Daumesnil où elle vivotait. J’imaginais Valérie perdue chez mes vieillards, comme si vivante elle n’avait pas suffisamment donné.

Six ans après, un tout petit matin, nous avons exhumé le cercueil de Valérie pour la changer de tombe afin qu’elle soit chez elle. J’ai fait creuser un nouveau caveau, neuf et profond, pour accueillir sa solitude, en attendant d’autres pleurs où je la rejoindrai, et nos enfants s’ils le veulent et qui encore voudra.

C’est ici que Kathleen me visitera, rendu à Valérie. Ce futur que je lui prépare, l’assignant à mon deuil sur la tombe d’une autre, justifierait qu’elle renonce à m’aimer.

Ce n’est que par force que j’ai déménagé Valérie ; l’exhumation était une violence de plus mais je la perdais autrement. La vieille tombe familiale saturait : s’installant à Bagneux pour leur éternité, les Askolovitch n’avaient pas deviné qu’ils seraient si nombreux à mourir à Paris et qu’un trou n’y suffirait pas. Mon oncle allait partir après un beau combat. Il se nommait Adolphe, ce fut sa première blague d’être un juif né en 1936 et de porter ce nom ; nous l’appelions Félix. Il aimait les livres et le théâtre et puis embarrasser son monde d’une plaisanterie. Il avait la voix gouailleuse et traînante. Sa mort toute proche nous encombrait. Il fallait agir avant que son cercueil ne recouvre Valérie et ne m’interdise de la rejoindre un jour. J’ai fait signer des papiers à Camille et Théo. Ils étaient assez grands. Il dépendait d’eux qu’on dérange leur maman.

Un matin de juin 2015, nous avons donc revu cette boîte dans laquelle nous l’avions laissée à l’été 2009, le 28 juillet, simplement enroulée d’un drap blanc qui laissait deviner son corps, et au toucher son crâne, l’arête de son nez, que ma main suivait une dernière fois. À la morgue de la Pitié-Salpêtrière, j’avais caressé Valérie à travers l’étoffe. J’en garde la sensation.

Dans son cercueil, nous avions glissé des photos auprès d’elle : des photos de nous quatre, hilares et beaux lors d’un anniversaire. Camille et Théo, Valérie et Claude. Nous avions posé l’appareil sur la cheminée devant nous ; Valérie avait appuyé sur le déclencheur automatique et elle avait couru rire au milieu de nous.

Quand le cercueil est ressorti de terre, le bois était fendillé. L’espérais-je brisé ? Attendais-je un miracle, Valérie ressuscitée ? La boîte était bien fermée. Je ne l’ai pas revue. Nous avons prié comme au premier enterrement.

Nous sommes heureux désormais de son nouveau repos. Camille y a planté un rosier. Mon père, Roger, n’est pas bien loin, paisible dans sa tombe dont la photo est tendre, soutenue de ce vers qu’il déclamait au cabaret quand il avait vingt ans : « Je suis poète messieurs-dames ! » Papa attend Evelyn, ma mère, comme Valérie m’attend.

Nous nous asseyons sur une tombe voisine à la croix fourbue, pierre sans nom que nul ne vient plus voir, elle est comme une amie. J’embrasse sa photo. Des cailloux s’accumulent que le vent balaiera. J’ai planté des jouets de plastique dans la terre. Je regarde ma femme qui n’est plus que patience. Je parle ou je murmure ou médite de nous et je ne sais ce que je comprends moins, de l’absence ou de ma vie.

Chaque jour depuis dix ans, je dis Valérie, je la chante et je la psalmodie, je l’emprisonne et me serre de pensées, je la souris souvent et je la pleure. Quand les larmes résistent mais pourtant je les sens, je vais seul à Bagneux les trouver, ce n’est pas si loin, sans attendre les jours que me propose le calendrier : notre rencontre, son anniversaire, Kippour, son décès, la fête des mères. Je remplace les fleurs desséchées de ma dernière visite. J’achète pour Valérie des roses, ou bien ces bouquets ronds de jolies fleurs communes qu’elle doit encore aimer. Ce sont nos rendez-vous.

Je me lave les mains en sortant du cimetière et retourne fiévreux dans Paris où Kathleen me reprend, puisque je suis à elle. Je dois tromper quelqu’un mais je ne sais pas qui.

 

 

- 3 -

 

Valérie morte à peine, je dévorais Kathleen et la nuit respirais son sommeil. Valérie morte, je pleurais en moi en cachette et aussi sans pudeur, dans la rue, dans des spasmes et des sanglots. Je hurlais quelquefois. Valérie morte, j’ai regardé Kathleen comme personne avant elle et j’ai cru que sans elle je partirais aussi. Valérie vivante, je la regardais comme jamais personne. Elle me bouleversait. Vingt ans entre les deux. J’ai reçu Valérie en ne doutant de rien. J’ai saisi Kathleen après avoir perdu, j’étais nu désormais.

Qui a deux femmes perd son âme. Qui a deux maisons perd sa raison.

J’habite maintenant et mes maisons passées.

Je me souviens des nuits où Valérie dormait, et Camille et Théo, et j’étais leur gardien. J’écrivais la nuit. Je regardais les enfants dormir, leurs pyjamas se ressemblaient ; nous jouions aux dominos dans leur chambre ; une partie de plus pour tromper maman était notre seul vice. Valérie et moi avions monté leurs lits superposés, une fin de vacances, juste avant leur retour de chez les grands-parents ; nous avions déplié pour Camille des posters de Disney et collé des étoiles au plafond de la chambre. J’étais heureux et je le suis encore. Il suffit à mon bonheur que des enfants reposent sous mon toit.

Après Valérie me sont venus deux garçons. J’ai quatre enfants désormais. Octave et Léon dorment dans des lits parallèles ; la lampe au plafond de leur chambre a la forme d’un poisson. Je leur lis des histoires. J’embrasse le soir leurs corps assoupis.

Les repos s’entremêlent à vingt ans de distance et les douceurs dialoguent. J’avais gardé les livres de Camille et Théo que je lis désormais à Octave et Léon. Ils ont aussi les leurs. Parfois, une phrase d’un vieux bouquin fait résonner en moi la voix de Valérie. Les vacances, c’est fait pour se reposer. Elle aimait bien leur lire La Famille mot à mot, dont un personnage portait un nom juif un peu rare, Corcos : elle connaissait des Corcos et elle s’en amusait. Nul ne sait, quand je rouvre des livres, à quoi je peux penser.

Octave dort près d’une pile de livres et de cartes Pokémon et d’un loup de chiffon ; Camille triturait un lange froissé, le Nin-nin, dont la texture et l’odeur étaient irremplaçables ; Théo tenait un poussin nommé Piou, et tapotait des lèvres le dos de son pouce enrobé d’un coin de pyjama. Dodo Piou Théo comme Stou. Léon a renoncé à ses tétines sur lesquelles on pouvait lire « fan de papa », « fan de maman » mais continue de serrer l’ours Doudou blanc, son ami Doudou rouge et leurs congénères ; un tigre géant nommé Glaton veille au pied de son lit. Léon veut parfois que l’on s’endorme avec lui. J’accompagnais ainsi Théo dans son sommeil.

Je suis celui qui regarde dormir, et qui, réveillés, chatouille ses enfants. Trentenaire puis quinquagénaire, je suis resté un papa du songe, du bruit et des jeux. Mon père m’a tout appris. Roger avait les yeux bleus et le don du conteur, il savait mettre les enfants en transe quand il venait les chercher à l’école. « C’est Pépé, c’est Pépé », chantaient les amis de Camille et Théo, qui désormais sont adultes et un jour feront de moi un pépé.

Octave et Léon n’ont pas connu les farces de Roger. Il est mort avant leur naissance. Je leur dis ce qu’ils ont manqué.

Il aurait bien ri avec nous, pas vrai ?

Papa est, comme Valérie, l’astre d’un monde accompli. Il reste aux garçons, du grand-père inconnu, un culot génétique et le goût de la blague. Léon a dessiné sa famille à l’école. Kathleen et moi, Octave, Camille et Théo. Et au-dessus de nous, flottant dans le ciel, il a ajouté Pépé et puis notre chat, Shtreimel, ainsi nommé en hommage au chapeau de fourrure de Rabbi Jacob. Il ne miaule plus depuis le printemps dernier.

Je ne veille désormais que rarement pour écrire, mais me lève la nuit pour aller travailler quand ma famille dort. Je ne me couche pas assez tôt. Je lis aux garçons des histoires plus tard que raisonnable ou parfois je renonce tant je suis fatigué. Sans le gris de mon teint, le blanc de mes cheveux, quelqu’un pourrait croire que je n’ai pas changé.

Octave et Léon sont bavards et sérieux comme le sont mes enfants. Je dors le nez planté dans le dos de leur mère et me love contre elle pour trouver le sommeil.

Camille et Théo ignoraient dans leur sommeil d’enfants qu’un malheur peut venir. Valérie dormait une jambe sur la mienne. Ses cheveux me chatouillaient le nez quand je l’embrassais. J’étais plus large qu’elle. Je pouvais l’enrober. Aurais-je pu la sauver en l’abritant en moi.

J’ai changé de côté dans le lit. Je dors désormais où Valérie dormait. Kathleen est à mon ancienne place. Cela dit bien des choses. À tout confondre je la perdrai aussi.

Claude Askolovitch

A son ombre

 

mercredi 14 octobre 2020

*eau-forte

 


par Kerevel

***

J'ai redécouvert cette photo avec tendresse. Elle me rappelle ma fille petite, toute offerte à l'objectif, un bonheur disparu, et à la regarder de plus près, je me laisse séduire par elle, par l'univers de l'enfance.
Dans ses traits se cachent les éclats essentiels de la beauté de ses trois garçons à venir. Faby.
Je déguste ce jeu passé-présent lumineux.
Là où le bras se plie, là où  la main effleure par la douceur le menton volontaire.
En attente.
J'aime retrouver ses traits oubliés, lisses comme l'enfance sait l'être, éternellement jeune ; juste un regard d'enfant, et le regard fixe aime jouer dans un instant fraîchement cueilli, juste un peu.
Mes mots se glissent sur la photo peignée par un souffle léger, comme un voyageur anonyme aime se projeter en passager discret, distant du groupe, à l'écoute pourtant. Je cueille sans excès les fleurs le long des heures renversées cousues au fil d'or, m'invitent à la rêverie.
Guetteuse surprise, étonnée. Séduite.

Le crayon a dessiné prestement les traits délicats révélés par la gravure en creux, en taille-douce. L'eau-forte a ombré de noirs-gris l'éclat de son regard, suspendu à l'image, là où elle se découvre comme les petits chemins se déshabillent pour mieux nous surprendre.
Il a peut-être fallu du temps pour fixer ce regard, avant de l'apprivoiser la petite, pudique à se montrer, à allonger la vie à coup de traits méticuleux, soulignent sa beauté, ses reliefs !

Den

***

mardi 13 octobre 2020

*Le froid

 
Le froid dans le repli du ciel et du temps 
Evente mon coeur sensible
 
Mon âme qui se pare des trésors égarés
Dans le livre-vert d'octobre nourrissant
 Creuse et plane le lent du haut 
 Dans son ventre laiteux 
 
 Je me saoûle de brume et de larmes ridées 
Et ma voix s'emmitouffle éraillée 
Des charpes tricotées dans le cycle né 
 Sur le pôle du vent
 
 Tant 
 
Et j'étire et tend et enfile l'alourdissante étoffe
 Qui colore mon coeur accroché à la feuille transie 
 
 En attendant ton pas galbé le rai du soleil et son voyage 
 Qui jaspera la harpe des mots aimants,
 
 Sonnets flûtes quatrains, le chant 
 
 Dans la grâce du mât-teint, son choeur au miroir aux émois aux fleurs 
 
 Aux diamants caressants. 
 
 
 Den 
 
 
💖
 
 
 

dimanche 11 octobre 2020

Patrick Fiori - Florent Pagny - J'y vais - Lyrics


LE GRAND CAHIER : BANDE ANNONCE OFFICIELLE VOSTF


*l'analphabète

 

 

 

« Le ciel est un immense chagrin bleu

et les arbres éclatent en sanglots à chaque éclosion de fleurs »

« Le soir arrive avec ses bras de sapin noir

pour embrasser la ville ».

 

*

 

"Les villes, comme les montagnes, comme les forêts, les arbres, ont leur autonomie, elles vivent leur vie de ville, qui n’est pas exaltante, ni bonne pour l’entourage".

 

« Les villes lentement étranglent leurs chétifs

jardins le corps des paysages

les routes le déchirent. »


"Dans ce contexte, le « je » devient aussi un personnage de conte, Petit Poucet errant sur les routes des forêts, chassé de sa maison natale, chaussé des bottes volées à l’ogre",

« À présent inconnue parmi les ombres

furtives de la vitesse je ne sais plus

d’où je suis partie peu importe

la route sera aussi longue que la vie »,

"interrogeant les arbres sur le sort des oiseaux mais ils demeurent muets, la forêt tout entière est muette et elle « s’en fut plus loin ». Les voix, les couleurs, les senteurs du printemps sont elles aussi muettes", « elles se sont échappées au loin dans le silence ».

"Le conte est le mode d’expression de l’enfant, de celui qui ne maîtrise pas bien les mots, qui ne sait pas encore où s’arrête son corps, où commence le reste, il a le pouvoir d’aller dans les nuages mais parfois ce sont les nuages qui viennent jusqu’à lui et alors « leurs genoux pourpres ont été souillés de boue ». L’enfant que fut Agota Kristof demeure dans l’adulte un nuage humilié. Après le dernier matin", « le reste n’a pas d’importance ». " L’enfant sait aller dans le ciel et se transformer en oiseau. Tantôt il est libre mais il vole de travers, tantôt il ne parvient pas à prendre son envol, et tantôt il est grand et lourd comme s’il ressemblait lui-même à ce qu’il est en train de fuir, comme s’il était un avion larguant des bombes" :

« En été les danseurs flottaient

sous les réverbères

ils avaient peur lorsque mon ombre tombait sur eux. »

"Les contes, on le sait, sont la plupart du temps d’une grande cruauté. La mort y est présente, le meurtre (« pour l’heure j’aimerais la mort des autres / et pas la mienne »), la disparition de ceux qu’on aime" (« je revenais planer longtemps/au-dessus des fosses et des morts »).

Agota Kristof, L’analphabète, Zoé & Clous

Agota Kristof


"Je sais que je n'écrirai jamais le français comme l'écrivent les écrivains français de naissance, mais je l'écrirai comme je le peux, du mieux que je le peux.

Cette langue, je ne l'ai pas choisie. Elle m'a été imposée par le sort, par le hasard, par les circonstances.

Écrire en français, j'y suis obligée. C'est un défi.

Le défi d'une analphabète"

 

 

*

"J'aurai encore deux enfants. Avec eux, j'exercerai la lecture, l'orthographe, les conjugaisons.

Quand ils me demanderont la signification d'un mot, ou son orthographe, je ne dirai jamais:

- Je ne sais pas.

Je dirai:

- Je vais voir.

Et je vais voir dans le dictionnaire, inlassablement, je vais voir. Je deviens une passionnée du dictionnaire".

 

*

 

 "Je lis. C'est comme une maladie. Je lis tout ce qui me tombe sous la main, sous les yeux: journaux, livres d'écoles, affiches, bouts de papier trouvés dans la rue, recette de cuisine, livres d'enfant. Tout ce qui est imprimé."

 


"Il faut tout d'abord écrire, naturellement.

Ensuite, il faut continuer à écrire. Même quand cela n'intéresse personne. Même quand on a l'impression que cela n'intéressera jamais personne. Même quand les manuscrits s'accumulent dans les tiroirs et qu'on les oublie, tout en en écrivant d'autres."  

 

 *

 

"A l'usine, tout le monde est gentil avec nous. On nous sourit, on nous parle, mais nous ne comprenons rien.

C'est ici que commence le désert. Désert social, désert culturel. A l'exaltation des jours de la révolution et de la fuite se succèdent le silence, le vide, la nostalgie des jours où nous avions l'impression de participer à quelque chose d'important, d'historique peut-être, le mal du pays, le manque de famille et des amis."

 

*

 

 

"C'est ainsi que, très jeune, sans m'en apercevoir et tout à fait par hasard, j'attrape la maladie inguérissable de la lecture"

 

*

 

 

"J'ai laissé en Hongrie mon journal à l'écriture secrète, et aussi mes premiers poèmes. J'y ai laissé mes frères, mes parents, sans prévenir, sans leur dire adieu ou au revoir. Mais surtout, ce jour-là, ce jour de fin novembre 1956, j'ai perdu définitivement mon appartenance à un peuple. "

 

*

 

 

 "Pour écrire des poèmes, l'usine est très bien. Le travail est monotone, on peut penser à autre chose, et les machines ont un rythme régulier qui scande les vers."

 

*

 

 

"J'ai un peu mauvaise conscience de m'installer à la table de la cuisine pour lire les journaux pendant des heures, au lieu de ... de faire le ménage ou de laver la vaisselle d'hier soir, d'aller faire les courses, de laver et de repasser le linge, de faire de la confiture ou des gâteaux...

Et surtout, surtout! Au lieu d'écrire"

 

*

 

 

"Mars 1953. Staline est mort. Nous le savons depuis hier soir. La tristesse est obligatoire à l'internat". .  

 

 

*

 

"Quand séparée de mes parents et de mes frères, j'entrerai à l'internat dans une ville inconnue, où, pour supporter la douleur de la séparation, il ne me restera qu'une solution; écrire".  

 

 

extraits d'Agota Kristof

"l'Analphabète"

 

*

 

Agota Kristof est née en 1935 en Hongrie, à Csikvand. Elle arrive en Suisse en 1956, où elle travaille en usine. Puis elle apprend le français et écrit pour le théâtre. L’Analphabète est son seul récit autobiographique.

Onze chapitres pour onze moments de sa vie, de la petite fille qui dévore les livres en Hongrie à l’écriture des premiers romans en français. L’enfance heureuse, la pauvreté après la guerre, les années de solitude en internat, la mort de Staline, la langue maternelle et les langues ennemies que sont l’allemand et le russe, la fuite en Autriche et l’arrivée à Lausanne, avec son bébé.

Ces histoires ne sont pas tristes, mais cocasses. Phrases courtes, mot juste, lucidité carrée, humour, le monde d’Agota Kristof est bien là, dans son récit de vie comme dans ses romans.

biographie

Née en 1935 à Csikvand, Agota Kristof fuit la Hongrie en 1956 après une enfance marquée par la guerre mais aussi par la personnalité de son père instituteur et par les jeux avec ses deux frères. Le hasard veut qu’elle s’installe en Suisse à Neuchâtel, où elle travaille tout d’abord en usine. Elle y apprend le français, puis écrit pour le théâtre et réussit à faire jouer ses pièces. En 1986, Le Seuil publie son premier roman, Le Grand cahier, qui lui vaut un succès mondial. Agota Kristof est décédée en 2011.

autres titres du même auteur aux éditions ZOE

Où es-tu Mathias?L'Analphabète (livre audio)Clous

 




vendredi 9 octobre 2020

*Doux sommeil

 2014-04-22 2204142.jpg Ô doux sommeil, ô nuit heureuse ! plaisant repos plein de tranquillité, continuez toutes les nuits mon songe. 
Citation de Louise Labé ; Sonnets, VIII (1556)

jeudi 8 octobre 2020

*L'Homme aux trois lettres

 L'homme aux trois lettres

 

 

CHAPITRE PREMIER

J’aime les livres. J’aime leur monde. J’aime être dans la nuée que chacun d’eux forme, qui s’élève, qui s’étire. J’aime à en poursuivre la lecture. J’éprouve de l’excitation à en retrouver le poids léger et le volume dans l’intérieur de la paume. J’aime vieillir dans leur silence, dans la longue phrase qui passe sous les yeux. C’est une rive bouleversante, à l’écart du monde, qui donne sur le monde, mais qui n’y intervient en aucune façon. C’est un chant solitaire que seul celui qui lit entend. L’absence de son externe, l’absence totale de tapage, de gémissement, de huée, l’éloignement maximum de la vocalisation et de la foule des humains que les livres permettent, ramènent une très profonde musique qui a commencé avant que le monde apparaisse. La vraie musique peut-être la relaie elle aussi dès lors qu’elle est écrite. Amo litteras. J’aime les lettres. Musique silencieuse des styles des écrivains que l’on préfère : ils sont comme autant de nudités, bouleversantes, particulières, intimes, touchantes, incomparables. L’eau de Nerval dans les forêts pleines d’étangs et de sources qui entourent Chantilly et sa vaste lumière transparente. La baie de Chateaubriand et son bruit incessant, éclaboussant, violent, de ressac dans les roches de granit noir jusqu’à la presqu’île de Saint-Malo, jusqu’à l’embouchure de la Rance et ses algues infinies. Les voyages de Montaigne à cheval sur les chemins de Suisse et d’Italie, secs, sinueux, poussiéreux, urineux, soudain désarçonné près de sa tour, au plus fort des guerres perpétuelles, civiles, religieuses. L’écho violent des coups de mousquet de la Fronde qui se répercute sur les murs des rues resserrées de Paris, les barricades qu’on dresse avec des barriques, avec des tonneaux, avec des futailles qu’on a remplies de pierres, avec des cris rauques et abrupts, des cris terribles, des cris d’égorgés dans La Rochefoucauld. Les haies et les fossés, les chênes, les animaux, les héros, les oiseaux de La Fontaine dans les bois et les collines qui entourent Soissons, Villers-Cotterêts, La Ferté-Milon. Les Alpes sublimes de Rousseau aux crêts couverts de neige.

 

*

Croc-Blanc, au début du merveilleux roman de Jack London, est un tout petit chiot délicieux et humide. Il vient de naître. On ne peut pas vraiment dire qu’il ait « vu le jour » en naissant car la louve a mis bas tout au fond d’une grotte. Petit à petit, en l’absence de sa mère, il explore l’espace qui l’entoure à l’intérieur de la cavité tellement obscure. Le louveteau minuscule voit soudain, au fond de la caverne, comme un rectangle blanc dans la pénombre. Il se dirige vers ce « mur de lumière ». Il ne sait pas que ce « mur de lumière » s’ouvre. Que cette page de lumière permet de sortir dans la beauté du monde. Il découvre dans l’exaltation que cette paroi de lumière est un espace libre, qui se traverse, qui donne accès à un tout autre royaume que cette poche si étroite et si sombre où il était à vivre jusque-là dans la faim et le confinement. Il avance prudemment sa patte sur le rectangle de lumière.

Le mur lumineux s’ouvre.

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Le livre s’ouvre.

Lire réécarquille le passage vers la vie, le passage par où la vie passe, la brusque lumière qui naît avec la naissance.

Lire découvre la nature, explore, fait surgir l’expérience dans la pâleur de l’air, comme si on naissait.

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Le livre codex ouvre deux pages. C’est un angle, dans l’espace, où le visage s’introduit, où la vue plonge.

Dans la chambre, c’est un coin ou un recoin ou une encoignure, ou un grand dossier matelassé, ou deux énormes oreillers superposés où le corps de celui qui lit se cale, s’isole, se replie, se détend, s’abandonne, s’absorbe.

L’angle des murailles où se rencoigne le lecteur et l’angle que configurent les pages qu’il entrouvre sous ses yeux composent un monde.

C’est une fissure où gagner silencieusement « l’autre monde » du monde où on vit.

 

 

L’âme s’enfonce dans cette fissure.

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« Le Saint Esprit habite dans les fentes des rochers. » Le Père dominicain Jacques de Voragine a glosé le passage « Le Saint Esprit habite dans les fentes des rochers » par « Les fentes des rochers sont les plaies de Notre Seigneur Jésus-Christ ». L’auteur de la Légende dorée dit qu’il faut glisser sa main dans les plaies des dieux et dans les fentes des grottes des déesses afin d’entrer en contact avec la force agissante, expansive, orageuse, fulgurante dont elles sont les images dans l’espace après en avoir été les fruits dans la genèse du monde.

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« Che silenzio ! » s’exclama le Bernin quand on dévoila sous ses yeux deux grandes bacchanales qu’on venait d’apporter du Poussin.

Il arrive que le silence des tableaux ajoute son silence au silence des livres.

Mais, plus encore que ces deux silences particuliers qui s’additionnent – et l’étrange paix qu’ils induisent à l’intérieur même du désir qu’ils éveillent l’un dans le monde de l’image, l’autre dans le monde du symbole –, il y a quelque chose de fascinant à voir quelqu’un lire en silence.

Saint Augustin resta bouche bée en contemplant saint Ambroise lisant sans que ses lèvres bougent dans le chœur de la cathédrale.

On est à Milan. La municipalité a mis au concours une chaire de rhétorique. Augustin n’est pas encore chrétien, il n’a pas trente ans, il postule. Le jeune rhéteur africain, après avoir noté son nom sur le rôle municipal, entre dans l’ancienne basilique.

Au fond de l’ombre de la nef, dans le chœur, derrière la grille d’or, dans sa grande chaise cathédrale, l’évêque de la cité de Milan, saint Ambroise, est assis.

Il est de profil, il regarde devant lui, dans une espèce de vide. Il ne regarde rien de précis.

Il ne regarde pas en vérité ce qu’il voit, ni véritablement le livre qu’il tient entre ses mains.

Il regarde, devant lui, dans le vide.

Vidimus tacite… « Nous l’avons vu ainsi lire, tacitement, et jamais autrement, et pendant un très long temps, assis. Sa voix et sa langue se tenaient dans le plus complet repos. » Vox autem et lingua quiescebant. Durant une longue durée de silence (in diuturno silentio), à l’intérieur de son livre, saint Ambroise échappait à la basilique ; il s’évadait entièrement du murmure de la foule des fidèles ; il se retirait du monde publique dans sa lecture silencieuse.

Ce que saint Augustin voit, au-delà de l’évêque de Milan bouche close, c’est un silence de siècles successifs qui s’amasse et se contracte dans la pénombre de la basilique ancienne. C’est un silence de siècles d’écrits qui continue d’engloutir l’évêque qui suit simplement du regard les lignes, dont le visage ne bouge pas, mais dont le corps n’est plus vraiment là, dont l’âme s’est égarée très loin du lieu où se tient le corps.

Augustin se fait baptiser le 25 avril 387 pour avoir vu un homme lire.

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Pour le plaisir de la traduction, je m’attarde sur cette sublime scène. Je cite Aemar Hennequin, évêque de Rennes en Bretagne, l’année 1509, au coin de la rue Ferraudière, à l’Horloge. Il traduit de la manière suivante le passage qui concerne l’évêque Ambroise dans la basilique de Milan et qui rapporte l’extase qu’éprouve Augustin en train de le regarder lire : « Sa façon de vivre estoit telle que, quand il estoit retiré de l’audience qu’il donnoit, laquelle duroit fort long temps, il prenoit un livre de l’escriture saincte, et, quand il estudioit, il avoit les yeux tout fichez sur son livre, sans le tourner ny çà ny là, et ne disoit pas un mot, donnant repos à sa langue et à sa voix, pour le grand travail qu’il avoit eu le reste du jour de parler, et recherchoit soigneusement en son cœur l’interprétation et connoissance des difficultez qu’il trouvoit en lisant. Souventes fois, lors que nous estions présens en sa chambre, nous l’avons veu lire en ceste façon, c’est à dire sans remuer les lèvres, se tenant en grand silence et requoy, et presque jamais je ne l’ay veu lire autrement. »

J’aime ce mot de « requoy » dont use l’évêque de Rennes. J’aime ce mot qui s’est perdu au fond de son livre, au fond de la Bretagne. Il est peut-être le mot clé du livre que j’écris. Il définit si précisément la lecture car il mêle le silence (la lecture coite) et le recoin, le retrait, le repos (le requiem, le requoy).

Et saint Augustin ajoute :

« Pourquoi est-ce que je rapporte ce récit ? Simplement dans le dessein que quiconque le lira et moi-même nous mesurions la profondeur de l’abîme d’où nos cris doivent provenir afin de s’élever vers toi. »

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Il en va des humains qui lisent comme des oiseaux qui migrent dans le chant qu’ils élèvent.

Qu’est-ce qui pousse des compagnies sans nombre de vieux serpents, de petits oiseaux, soudain, à s’envoler, toutes affaires cessantes, sans aucune pause, sans manger, pendant des milliers de kilomètres, dans une direction dont l’objet est invisible ?

Les visages des petits nourrissons anorexiques ressemblent souvent à ceux des oiseaux. Aux yeux attentifs des rapaces. Aux yeux immenses des chouettes effraies.

Tels sont les yeux disproportionnés des lecteurs.

Un homme placé dans les circonstances de la détresse peut trouver un refuge dans l’hallucination.

Pendant quelque temps ce refuge lui permet de survivre.

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Noli abscondere a me faciem tuam !

Ne me dérobez pas votre face ! Cette face est la page du livre.

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Monsieur de Pontchâteau faisait office de jardinier dans le monastère de Port-Royal-des-Champs. Il jardinait, il prenait sa binette, il poussait sa brouette à deux roues (sa berouette), il revenait de l’étang avec la cruche ou l’arrosoir ou le seau – mais il aimait plus que tout lire. Il a écrit, en 1678, dans son journal : « Je n’ai pas vu d’autre clarté aujourd’hui que celle qui se tient sur la mèche de ma lampe. » Il penche son visage vers cette lueur. Il approche la joue de la flamme et c’est ainsi qu’il y réchauffe son regard. Et face à sa face, dans l’ombre de sa cellule, la face de la page s’éclaire en tremblant sous ses yeux. Monsieur de Pontchâteau avait toujours ce mot de L’Imitation de Jésus-Christ à la bouche : Quaesivi in omnibus requiem et nusquam inveni nisi in angulo cum libro. J’ai cherché partout dans ce monde le repos (le requiem, le requoy) et je ne l’ai nulle part trouvé que dans un coin avec un livre.

Dans un angle que forment deux pages, qui elles-mêmes reflètent le rayonnement de la flamme, qui le répercutent sur le nez et le front de celui qui les parcourt, qui illumine les lettres écrites.

[…]

 

Pascal Quignard