jeudi 8 octobre 2020

*L'Homme aux trois lettres

 L'homme aux trois lettres

 

 

CHAPITRE PREMIER

J’aime les livres. J’aime leur monde. J’aime être dans la nuée que chacun d’eux forme, qui s’élève, qui s’étire. J’aime à en poursuivre la lecture. J’éprouve de l’excitation à en retrouver le poids léger et le volume dans l’intérieur de la paume. J’aime vieillir dans leur silence, dans la longue phrase qui passe sous les yeux. C’est une rive bouleversante, à l’écart du monde, qui donne sur le monde, mais qui n’y intervient en aucune façon. C’est un chant solitaire que seul celui qui lit entend. L’absence de son externe, l’absence totale de tapage, de gémissement, de huée, l’éloignement maximum de la vocalisation et de la foule des humains que les livres permettent, ramènent une très profonde musique qui a commencé avant que le monde apparaisse. La vraie musique peut-être la relaie elle aussi dès lors qu’elle est écrite. Amo litteras. J’aime les lettres. Musique silencieuse des styles des écrivains que l’on préfère : ils sont comme autant de nudités, bouleversantes, particulières, intimes, touchantes, incomparables. L’eau de Nerval dans les forêts pleines d’étangs et de sources qui entourent Chantilly et sa vaste lumière transparente. La baie de Chateaubriand et son bruit incessant, éclaboussant, violent, de ressac dans les roches de granit noir jusqu’à la presqu’île de Saint-Malo, jusqu’à l’embouchure de la Rance et ses algues infinies. Les voyages de Montaigne à cheval sur les chemins de Suisse et d’Italie, secs, sinueux, poussiéreux, urineux, soudain désarçonné près de sa tour, au plus fort des guerres perpétuelles, civiles, religieuses. L’écho violent des coups de mousquet de la Fronde qui se répercute sur les murs des rues resserrées de Paris, les barricades qu’on dresse avec des barriques, avec des tonneaux, avec des futailles qu’on a remplies de pierres, avec des cris rauques et abrupts, des cris terribles, des cris d’égorgés dans La Rochefoucauld. Les haies et les fossés, les chênes, les animaux, les héros, les oiseaux de La Fontaine dans les bois et les collines qui entourent Soissons, Villers-Cotterêts, La Ferté-Milon. Les Alpes sublimes de Rousseau aux crêts couverts de neige.

 

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Croc-Blanc, au début du merveilleux roman de Jack London, est un tout petit chiot délicieux et humide. Il vient de naître. On ne peut pas vraiment dire qu’il ait « vu le jour » en naissant car la louve a mis bas tout au fond d’une grotte. Petit à petit, en l’absence de sa mère, il explore l’espace qui l’entoure à l’intérieur de la cavité tellement obscure. Le louveteau minuscule voit soudain, au fond de la caverne, comme un rectangle blanc dans la pénombre. Il se dirige vers ce « mur de lumière ». Il ne sait pas que ce « mur de lumière » s’ouvre. Que cette page de lumière permet de sortir dans la beauté du monde. Il découvre dans l’exaltation que cette paroi de lumière est un espace libre, qui se traverse, qui donne accès à un tout autre royaume que cette poche si étroite et si sombre où il était à vivre jusque-là dans la faim et le confinement. Il avance prudemment sa patte sur le rectangle de lumière.

Le mur lumineux s’ouvre.

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Le livre s’ouvre.

Lire réécarquille le passage vers la vie, le passage par où la vie passe, la brusque lumière qui naît avec la naissance.

Lire découvre la nature, explore, fait surgir l’expérience dans la pâleur de l’air, comme si on naissait.

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Le livre codex ouvre deux pages. C’est un angle, dans l’espace, où le visage s’introduit, où la vue plonge.

Dans la chambre, c’est un coin ou un recoin ou une encoignure, ou un grand dossier matelassé, ou deux énormes oreillers superposés où le corps de celui qui lit se cale, s’isole, se replie, se détend, s’abandonne, s’absorbe.

L’angle des murailles où se rencoigne le lecteur et l’angle que configurent les pages qu’il entrouvre sous ses yeux composent un monde.

C’est une fissure où gagner silencieusement « l’autre monde » du monde où on vit.

 

 

L’âme s’enfonce dans cette fissure.

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« Le Saint Esprit habite dans les fentes des rochers. » Le Père dominicain Jacques de Voragine a glosé le passage « Le Saint Esprit habite dans les fentes des rochers » par « Les fentes des rochers sont les plaies de Notre Seigneur Jésus-Christ ». L’auteur de la Légende dorée dit qu’il faut glisser sa main dans les plaies des dieux et dans les fentes des grottes des déesses afin d’entrer en contact avec la force agissante, expansive, orageuse, fulgurante dont elles sont les images dans l’espace après en avoir été les fruits dans la genèse du monde.

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« Che silenzio ! » s’exclama le Bernin quand on dévoila sous ses yeux deux grandes bacchanales qu’on venait d’apporter du Poussin.

Il arrive que le silence des tableaux ajoute son silence au silence des livres.

Mais, plus encore que ces deux silences particuliers qui s’additionnent – et l’étrange paix qu’ils induisent à l’intérieur même du désir qu’ils éveillent l’un dans le monde de l’image, l’autre dans le monde du symbole –, il y a quelque chose de fascinant à voir quelqu’un lire en silence.

Saint Augustin resta bouche bée en contemplant saint Ambroise lisant sans que ses lèvres bougent dans le chœur de la cathédrale.

On est à Milan. La municipalité a mis au concours une chaire de rhétorique. Augustin n’est pas encore chrétien, il n’a pas trente ans, il postule. Le jeune rhéteur africain, après avoir noté son nom sur le rôle municipal, entre dans l’ancienne basilique.

Au fond de l’ombre de la nef, dans le chœur, derrière la grille d’or, dans sa grande chaise cathédrale, l’évêque de la cité de Milan, saint Ambroise, est assis.

Il est de profil, il regarde devant lui, dans une espèce de vide. Il ne regarde rien de précis.

Il ne regarde pas en vérité ce qu’il voit, ni véritablement le livre qu’il tient entre ses mains.

Il regarde, devant lui, dans le vide.

Vidimus tacite… « Nous l’avons vu ainsi lire, tacitement, et jamais autrement, et pendant un très long temps, assis. Sa voix et sa langue se tenaient dans le plus complet repos. » Vox autem et lingua quiescebant. Durant une longue durée de silence (in diuturno silentio), à l’intérieur de son livre, saint Ambroise échappait à la basilique ; il s’évadait entièrement du murmure de la foule des fidèles ; il se retirait du monde publique dans sa lecture silencieuse.

Ce que saint Augustin voit, au-delà de l’évêque de Milan bouche close, c’est un silence de siècles successifs qui s’amasse et se contracte dans la pénombre de la basilique ancienne. C’est un silence de siècles d’écrits qui continue d’engloutir l’évêque qui suit simplement du regard les lignes, dont le visage ne bouge pas, mais dont le corps n’est plus vraiment là, dont l’âme s’est égarée très loin du lieu où se tient le corps.

Augustin se fait baptiser le 25 avril 387 pour avoir vu un homme lire.

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Pour le plaisir de la traduction, je m’attarde sur cette sublime scène. Je cite Aemar Hennequin, évêque de Rennes en Bretagne, l’année 1509, au coin de la rue Ferraudière, à l’Horloge. Il traduit de la manière suivante le passage qui concerne l’évêque Ambroise dans la basilique de Milan et qui rapporte l’extase qu’éprouve Augustin en train de le regarder lire : « Sa façon de vivre estoit telle que, quand il estoit retiré de l’audience qu’il donnoit, laquelle duroit fort long temps, il prenoit un livre de l’escriture saincte, et, quand il estudioit, il avoit les yeux tout fichez sur son livre, sans le tourner ny çà ny là, et ne disoit pas un mot, donnant repos à sa langue et à sa voix, pour le grand travail qu’il avoit eu le reste du jour de parler, et recherchoit soigneusement en son cœur l’interprétation et connoissance des difficultez qu’il trouvoit en lisant. Souventes fois, lors que nous estions présens en sa chambre, nous l’avons veu lire en ceste façon, c’est à dire sans remuer les lèvres, se tenant en grand silence et requoy, et presque jamais je ne l’ay veu lire autrement. »

J’aime ce mot de « requoy » dont use l’évêque de Rennes. J’aime ce mot qui s’est perdu au fond de son livre, au fond de la Bretagne. Il est peut-être le mot clé du livre que j’écris. Il définit si précisément la lecture car il mêle le silence (la lecture coite) et le recoin, le retrait, le repos (le requiem, le requoy).

Et saint Augustin ajoute :

« Pourquoi est-ce que je rapporte ce récit ? Simplement dans le dessein que quiconque le lira et moi-même nous mesurions la profondeur de l’abîme d’où nos cris doivent provenir afin de s’élever vers toi. »

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Il en va des humains qui lisent comme des oiseaux qui migrent dans le chant qu’ils élèvent.

Qu’est-ce qui pousse des compagnies sans nombre de vieux serpents, de petits oiseaux, soudain, à s’envoler, toutes affaires cessantes, sans aucune pause, sans manger, pendant des milliers de kilomètres, dans une direction dont l’objet est invisible ?

Les visages des petits nourrissons anorexiques ressemblent souvent à ceux des oiseaux. Aux yeux attentifs des rapaces. Aux yeux immenses des chouettes effraies.

Tels sont les yeux disproportionnés des lecteurs.

Un homme placé dans les circonstances de la détresse peut trouver un refuge dans l’hallucination.

Pendant quelque temps ce refuge lui permet de survivre.

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Noli abscondere a me faciem tuam !

Ne me dérobez pas votre face ! Cette face est la page du livre.

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Monsieur de Pontchâteau faisait office de jardinier dans le monastère de Port-Royal-des-Champs. Il jardinait, il prenait sa binette, il poussait sa brouette à deux roues (sa berouette), il revenait de l’étang avec la cruche ou l’arrosoir ou le seau – mais il aimait plus que tout lire. Il a écrit, en 1678, dans son journal : « Je n’ai pas vu d’autre clarté aujourd’hui que celle qui se tient sur la mèche de ma lampe. » Il penche son visage vers cette lueur. Il approche la joue de la flamme et c’est ainsi qu’il y réchauffe son regard. Et face à sa face, dans l’ombre de sa cellule, la face de la page s’éclaire en tremblant sous ses yeux. Monsieur de Pontchâteau avait toujours ce mot de L’Imitation de Jésus-Christ à la bouche : Quaesivi in omnibus requiem et nusquam inveni nisi in angulo cum libro. J’ai cherché partout dans ce monde le repos (le requiem, le requoy) et je ne l’ai nulle part trouvé que dans un coin avec un livre.

Dans un angle que forment deux pages, qui elles-mêmes reflètent le rayonnement de la flamme, qui le répercutent sur le nez et le front de celui qui les parcourt, qui illumine les lettres écrites.

[…]

 

Pascal Quignard

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