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Nos premières nuits ensemble, dans ma maison de campagne où nous nous protégions des regards, j’emmenais Kathleen dans la chambre à côté de la mienne, où rien n’avait changé. Je n’imaginais pas encore l’aimer dans mon lit. Je m’endormais contre elle mais j’étais aussi bien de l’autre côté. Je me devinais au-delà du mur et devinais Valérie. J’éprouvais le destin des marranes, que l’on brûlait sous l’Inquisition espagnole d’être restés juifs en leurs cœurs après leur conversion au catholicisme. Ils savaient simplement, je le sais désormais, que l’on peut être vrai dans deux mondes à la fois. Il faut apprendre à bien les dissocier, et autant que possible ne pas se rencontrer.
J’ai finalement changé mon lit de place et bougé une armoire en toile bleue, pour reprendre ma chambre et y conduire Kathleen. Réagencée, la pièce changeait-elle d’âme ? L’artifice m’autorisait un monde à construire. C’est dans une vieille maison en Eure-et-Loir que j’ai appris les ruses essentielles, et commencé à chérir toutes mes vérités.
Dans le tiroir de ma table de nuit reposent des tirages sur papier des quarante ans de Valérie. Je ne quitte jamais la campagne sans l’avoir entrouvert et caressé son image du bout de mon doigt. J’effleure et j’embrasse mon amour enfoui. J’appartiens à deux temps parallèles. Autrefois et aujourd’hui ont la même réalité.
Ma chambre est devenue celle de Kathleen. Nous y avons posé un tableau breton sur un meuble en bois clair que j’ai assemblé ; une route y ondule devant une mer froide dont on devine l’odeur. Elle m’est familière désormais. J’ai appris la Bretagne et puis Yeu de Kathleen. De Valérie j’avais su la Clape, le Minervois, les routes des Corbières, et je voudrais reprendre un café au bas de la rue piétonne, devant la mairie de Narbonne où je me suis marié, et traîner pour ne pas rentrer trop vite déjeuner. La chaleur me manque. Je nage désormais dans l’eau froide, j’aime et je vieillis dans un frisson salé.
Le rivage breton est signé Jean Duquoc. On l’expose à La Baule, à Saint-Malo. Kathleen et moi nous sommes aimés dans ses paysages. Le meuble qui le porte a remplacé l’armoire de toile. J’ai donné le pyjama en pilou que Valérie portait dans la Beauce, bleu clair et pelucheux, qui était resté après elle, en boule, sagement, dans l’armoire disparue.
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Valérie morte, j’ai mal monté la garde devant nos mondes ; Kathleen voulait les siens ; je l’avais invitée ; elle ne pouvait pas vivre dans nos seuls décors. À Paris, j’ai laissé partir nos deux canapés, des fauteuils trop gros pour les déménagements, une table basse de bois et de verre que Valérie avait choisie. Les meubles disparus vivent en moi, comme la couleur grège des plinthes du salon de la rue Caulaincourt, dont nous moquions l’élégance avec les enfants : elle en était si fière, elle avait tout choisi.
Le grège, il n’y a pas mieux.
Dans son salon, Valérie repoussait ses tortures. Elle se couchait sur le grand canapé, sa tête prise dans un étau. Elle combattait la douleur en fumant. Je sens encore l’odeur de ses petits cigares. Elle fumait pantelante. Elle se levait d’un bond. Chaque jour, sans prévenir, le mal la saisissait, son crâne comme broyé jusqu’au vomissement. Elle avait dû sortir de sa voiture tellement elle avait mal, me disait-elle le soir. Elle se plongeait des heures dans un bain avant de s’endormir. Je ramassais près de la baignoire un magazine trempé. Je ne comprenais pas qu’elle fume en dépit de ses migraines. L’illogisme des autres m’agace. Je suis le procureur de ceux que j’aime, que je dois régenter.
Je cherche parfois la petite couverture plus douce que les autres, que Valérie posait sur elle quand elle n’en pouvait plus. Elle a disparu étrangement, comme le flacon rond de la maison Guerlain, Insolence, que j’avais conservé et que je respirais en cachette. Je me faufile dans les boutiques d’aéroport et les grands magasins pour sentir Valérie. Je garde dans ma poche le petit bout de carton blanc de la démonstration ; il me tient une heure, deux, rarement la journée ; je pense à le jeter pour ne pas blesser Kathleen.
J’ai sauvé un coussin du canapé de Valérie, et d’autres en soie noire, dont elle disait qu’il fallait prendre soin. Je les caresse. Kathleen me demande ce que je garderais d’elle si elle mourait avant moi. Je ne réponds pas, ou bien ceci : « Je partirai avant toi. »
Kathleen n’est que vivante. Je ne sais pas la sublimer en fantôme et je ne lui ai pas sacrifié tous nos meubles, est-ce moins l’aimer ?
Je conserve de Valérie un fromager de bois clair qui abrite nos assiettes précieuses, offertes à notre mariage, les miennes maintenant. Kathleen n’y touche pas. Nul ne les range que moi ; je ne les sors qu’aux fêtes et je les garde cachères dans ma maison désormais accueillante au jambon. Je n’ai pas cassé nos verres en cristal. Je ne les pose jamais sur une table de fête sans penser que Valérie serait triste si on les brisait. Je l’imagine trinquer à nos anniversaires.
Il me reste des meubles de bois brun qu’elle aimait, des bibelots dont je sais seul l’histoire, des tendresses, des cadeaux, un bouddah d’ivoire et de métal et une statuette copiée d’Afrique qui rit à pleines dents ; Théo l’avait choisie pour une fête des mères et Valérie aimait que l’objet soit rieur comme son petit garçon. Un tableau aux couleurs chaudes offert pour notre mariage contemple ma nouvelle vie ; je m’attarde sur la dédicace ; elle prouve que nous fûmes.
Je couve du regard un couteau à fromage, un autre à pain, je souris à une assiette commune venue d’Ikea, dont la couleur bleue atteste qu’autrefois elle n’était destinée qu’aux plats lactés ; elle accueille désormais des repas incongrus. Valérie avait rapporté de chez Tati des tasses à café de métal qui désormais sont des coquetiers. Je m’en sers parfois pour boire, et toucher de la langue leur saveur argentée. Des plateaux de plastique et de bois portent les petits déjeuners que je prépare à Kathleen les dimanches matin. (...)
Claude Askolovitch
A son ombre
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