samedi 3 octobre 2020

 Couverture

 

 « Ce qu’il m’aura fallu de temps pour tout comprendre.[...] Comment ce que je sais le dire de mon mieux. » 

ARAGON

 Le Roman inachevé

 

Sur le sable blanc, dans cette marge dure et souple qui se situe entre la mer et le sol plus sec, le petit être vient vers vous.Lorsqu’une enfant, deux fois dans la même journée, vous dit :— Protège-moi.Il ne faut pas s’arrêter à l’idée égoïste qu’elle veut vous exprimer son amour, sa dépendance à votre égard, son envie de caresses. En elle, insidieusement, est venu s’infiltrer le germe d’un virus, et son corps, tout aussi subtilement, a envoyé un premier appel :— Protège-moi !Elle a répété cet appel une fois. Deux heures plus tard, il a fallu quitter la plage, elle avait de la fièvre, 38,3, elle est malade, et tu n’avais rien compris ! Elle avait reconnu l’arrivée de la maladie plus tôt que toi, qui n’as vu dans ta certitude que son besoin d’affection. Faudrait-il interpréter le moindre mot, être aux aguets du moindre signe ? Les mots, si l’on sait les percevoir, ont un sens plus précis qu’en apparence : « Protège-moi »n’était pas une formule innocente.Il n’y a guère de phrases innocentes, il faut savoir écouter plutôt que se contenter d’entendre. Leçon de vie donnée à un père, sur une plage, par une petite fille âgée de six ans. Des leçons, on en reçoit toute sa vie : « Ce qu’il m’aura fallu  de temps pour tout comprendre. [...] Comment ce que je sais le dire de mon mieux » (Aragon). Il y a plusieurs façons de revoir certaines leçons de vie. Mes carnets moleskine contiennent des expériences, nombre de citations et de notes qui, au fil du temps, m’ont donné de quoi sourire et réfléchir. Suivons-les ensemble, comme on suit une rivière.

1« Quoi qu’il arrive, j’apprends » 

 Rainer Maria Rilke : 

Pour écrire les premiers mots, il faut avoir beaucoup de souvenirs.Un écrivain français qui connaît, lui aussi, la valeur de chaque mot (sa Guerre du goût est une manière de chef-d’œuvre), Philippe Sollers, raconte que le prince Charles-Joseph de Ligne (1735-1814) disait qu’il ne voulait pas mourir : « Nous verrons si cela réussira », écrivait-il avec morgue et humour. Un témoin rapporte qu’à la fin le prince de Ligne se mit à chanter, puis il dit :— 

C’est fait. 

Et il s’éteignit. 

Un homme qui meurt en chantant nous intéresse, un homme qui dit« c’est fait » est quelqu’un qui nous intéresse. Car avec son « c’est fait », Ligne dit tout : nous avons fait ce que nous devions faire, ce que nous pouvions faire, nous avons vécu, aimé, échoué, réussi, travaillé, pleuré, trébuché, gagné et perdu.

 Henry James : 

Nous faisons ce que nous pouvons. On travaille dans le noir. On fait ce que l’on peut. On donne ce que l’on a.

 Il n’est aucune femme, aucun homme qui ne puisse dire « c’est fait » sans voir défiler les épreuves et les combats, les joies et les bonheurs. Cela n’a aucun rapport avec l’âge. L’apprenti artisan, l’assistante sociale, le stagiaire derrière son bureau, le môme qui nettoie votre pare-brise au feu rouge, vous avez quelques difficultés à l’en empêcher, la chanteuse dix fois recalée à toutes les compétitions télévisuelles et qui continue de se porter candidate, les gens qui attendent devant Pôle emploi, ceux qui défilent dans les rues des villes, le solitaire dans un bistrot en train d’écrire une carte postale, et dans ce même établissement, le jeune Slovaque qui essuie les verres sans s’arrêter. (Édith Piaf : « Moi, j’essuie les verres au fond du café, j’ai bien trop à faire pour pouvoir rêver. ») Le handicapé qui ne trouve pas de rampe car, en France, on ne construit pas assez de rampes pour ceux qui se déplacent en fauteuil roulant. (Cela finira par arriver,quelqu’un aura enfin aidé cet homme, à un moment, on trouve toujours quelqu’un qui tend la main, n’est-ce pas), les gens, les adultes, les gamins,quoi, toutes et tous qui à la fin d’une journée peuvent dire : « C’est fait. »J’ai fait ce que j’ai pu. Mais je l’ai fait parce que je l’ai voulu.Romain Rolland : 

 « En voulant, on se trompe souvent. Mais en ne voulant pas, on se trompe toujours. » Marguerite Yourcenar a tout résumé dans une phrase que je vais souvent citer : « Quoi qu’il arrive, j’apprends.Je gagne à tout coup. » 

Elle était très forte, Yourcenar, dupe de rien ni de personne. Elle disait : « Je suis toujours gênée quand j’entends parler de succès. Il y a dans la vie des moments plus ou moins beaux, plus ou moins heureux. »

 Jean d’Ormesson m’avait appris que Marguerite Yourcenar, qui n’avait aimé que les femmes, avait, cependant, aimé un homme, un seul. Il s’appelait André Fraigneau. Elle lui avait consacré un poème :  

Que la beauté du monde a pris votre visage, 

Qu’un peu de votre voix est passé dans mon chant.

 À sa manière aussi, Jean d’Ormesson exerçait une grande maîtrise des mots. Il écrivait limpide et clair, il écrivait comme le bleu de ses yeux. Sa mémoire stupéfiait ceux qui le rencontraient. Il écrivait toujours le même livre, certes, mais ce n’était jamais tout à fait le même et il respectait le principe émis par Colette : « Il faut, avec les mots de tout le monde, écrire comme personne. »

 Les mots de tout le monde, et les écrire comme personne ? La plus forte illustration se trouve dans chaque page, chaque vers, chaque fable de La Fontaine, la seule lecture qui devrait être indispensable, obligatoire,dans les écoles. Les adultes peuvent se reconnaître en chaque loup, lion,chèvre ou Perrette, et y trouver une « morale », et si les enfants n’ont pas forcément tout compris, ils auront tout enregistré, ces leçons susciteront leur réflexion.

 La Fontaine sait tout voir et faire voir. Il visualise. Il met en images :

 Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,

Et de tous les côtés au soleil exposé, 

Six forts chevaux tiraient un coche. 

Tout est là. On a tout vu, tout saisi, la difficulté due à un terrain friable, le soleil accablant, l’effort des chevaux qui remontent la pente, ils sont six, on imagine l’attelage et la scène tout entière, on souffle et on sue,on entend le bruit des roues. La Fontaine possède le talent de décrire faiblesses humaines et faiblesses nationales :

Se croire un personnage est fort commun en France.On y fait l’homme d’importance,

 Et l’on n’est souvent qu’un bourgeois :

 C’est proprement le mal françois.

 La sotte vanité nous est particulière.

 Dans ces deux mots, « sotte vanité », on trouve la synthèse des observations qu’il a pu faire à la Cour ou ailleurs. En se promenant avec lui, nous saisissons ce qu’exprimait Colette. Il emploie les mots les plus courants mais il le fait « comme personne », avec fluidité. Telle est la force de sa poésie.

 Lorsque des amis étrangers vous interrogent sur la langue française, il suffit de leur citer Apollinaire : Je passais au bord de la Seine,

 Un livre ancien sous le bras, 

Le fleuve est pareil à ma peine,

Il s’écoule et ne tarit pas,

Quand donc finira la semaine.

Et leur dire que c’est de la musique, avec des mots de tout le monde.Toute vraie poésie se met aisément en musique. Ferrat l’a fait avec Aragon, Ferré avec Rimbaud, Brassens avec Paul Fort (« La Marine »,petite merveille méconnue). La poésie, c’est un chant.

 

2 Le petit garçon

 Chez le dentiste, son assistante vient interrompre la séance : « On vous demande au téléphone, c’est urgent. »Il s’agit de ma secrétaire à RTL, cette radio dont je dirige les programmes à l’époque. Elle explique :— Votre fils est à la gendarmerie de Villers-sur-Mer, il vous y attend. Il ne veut plus retourner chez vos amis.Nous avions en effet convenu que Jean, dix ans et demi, invité par son ami de classe Bruno, aille passer la journée et la nuit chez ses parents. Je préviens Françoise et parle aux gendarmes, puis à Jean. Il est calme, seule question :— Tu viens me chercher ?— Oui, oui, qu’est-ce qui se passe ?— Je te raconterai.Nous partons pour Villers-sur-Mer, à deux heures de route de Paris. À la gendarmerie, Jean, debout et droit comme un petit soldat, visage résolu devant des gendarmes muets et souriants, fait son récit :— On tapait des balles au tennis. On s’est disputés sur l’une qui n’était pas ligne. Bruno s’est énervé et il m’a insulté. J’ai quitté le court.— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?— Il m’a traité de « fils de pute », et je lui ai dit qu'il avait insulté ma mère  et que je ne retournerais pas chez lui.

 

 Le garçon tourne le dos et se retrouve dans la rue d’une petite ville dont il ne connaît rien. Il aurait pu se plaindre auprès des parents de Bruno, mais il décide d’aller ailleurs, son orgueil l’emporte sur tout le reste, il est déterminé. Il n’a pas du tout d’argent sur lui. Pas question de prendre un train. Il demande à un passant où se trouve la gendarmerie,elle n’est pas très loin de la maison des parents de Bruno et il s’y rend seul. Il n’a pas choisi le commissariat de police, j’ignore pourquoi. Le gendarme de service, un homme d’une quarantaine d’années, visage benoît et jovial, ajoute :— Il est arrivé comme ça, il m’a donné son nom, il m’a seulement demandé s’il pouvait s’asseoir chez nous pour qu’on appelle son père. Il a ajouté : « Je ne viens pas porter plainte, mais je pourrais le faire. »Dans sa fierté, sa sensibilité, son amour pour sa mère, le petit garçon avait rejeté le sens cru de ces mots, subi leur violence. Il avait interprété l’apostrophe impulsive du copain comme quelque chose de grave et d’impardonnable. « Fils de pute » : il avait accordé au poids des mots leur importance et signification originelles, leur vérité. Cela se passait il y a déjà quelque temps, quand les rois du rap ne dévastaient pas encore les halls des aérogares, lorsque cette expression n’était pas devenue aussi familière qu’un simple « bonjour ». La question des différences abyssales dans l’usage des mots entre hier et aujourd’hui importe peu. Ce qu’il faut retenir, en dehors de la pureté rigoureuse de l’enfance, c’est que l’on doit toujours aller à la racine, à la source. Qu’avez-vous vraiment voulu dire ?Croyez-vous vraiment à ce que vous dites ? L’enfant vénère la vérité et s’il va voir les gendarmes après avoir été insulté, c’est qu’il croit à la force de la loi autant qu’à la force des mots. Son copain « croyait-il vraiment » à ce qu’il disait ? Non, bien sûr, mais, dans l’instant, le poids des mots avait tout emporté.

 *

 

Paul Valéry

 

 J’ai beau faire, tout m’intéresse.

 

*

 

 

4 commentaires:

  1. Oui, les mots de tout le monde, mais n'écrire comme personne..Que cet article est beau. Merci Den!
    Moi aussi, tout m'intéresse!
    Bon dimanche à toi!

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    1. C'est ce que je ressens aussi.... bel article qui réchauffe le coeur en ces temps si difficiles pour le moral. Dur.
      de gros bisous à toi Anne.

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  2. Merci Den. De quoi mettre en appétit et lire la suite :-)
    Bises :-)

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    1. Ce que je te souhaite. Un bien fou dans notre monde devenu fou !
      allez, faut reprendre le moral.
      De gros bisous à toi.
      Merci pour ta fidélité.

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Par Den :
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