À Jeannette
« Il est facile d’aimer les gens dans le souvenir ; la difficulté est de les aimer quand ils sont en face de vous. »
JOHN UPDIKE,
Les Larmes de mon père.
Prologue
Comment suis-je arrivé à être ce que je suis ? J’ai longtemps eu la résolution d’écrire un livre sur les miens, mes origines, ma relation avec mon père, ma mère, mais je n’étais pas prêt. Le temps s’est accéléré, les affres du doute se sont estompées et surtout un événement que rien ne laissait prévoir s’est produit. La découverte chez mon frère d’une mallette de documents familiaux dont j’ignorais l’existence. Le déclic se produisit. Je me lançai dans mon travail pour ne plus l’interrompre, même si mes parents ne sont plus là pour me souffler à l’oreille une précision ou un secret.
Le contenu de la boîte rouge en carton bouilli dépassa mes espérances et réveilla en moi des souvenirs profondément enfouis qui eux-mêmes en ranimèrent d’autres : calepins, notes, faux papiers pendant la guerre, photos dont l’une où je reconnais difficilement ma mère tant elle semble famélique, lettres qui marquèrent l’histoire de mes ancêtres dont une demande en mariage datée de 1901. Il y avait aussi le livret militaire de mon père : ses deux guerres, sa citation à l’ordre de l’armée, sa période de prisonnier en Allemagne. Et aussi son carnet d’artilleur dévoilant des calculs compliqués même si très vite, en 1939, les canons se sont tus… De quoi se plonger dans les différents théâtres d’opérations et transcrire une histoire familiale qui, autrement, ne s’appuierait que sur des réminiscences de récits recouverts par des strates d’autres récits, alors qu’ici, la vérité est palpable.
Des lettres parlent d’amour. D’autres s’adressent à de petits enfants, nous.
Est-ce que des documents de toute sorte qui ont traversé des dizaines d’années, survécu à des guerres, des déménagements, des séparations, permettent de retracer des vies, d’en comprendre les méandres, de rétablir une saga ? Sans doute insuffisamment. Mais ils offrent l’occasion de faire renaître des moments oubliés tant ils font figure de tire-mémoire. Et si par hasard ils induisent en erreur, ouvrant la voie à des scènes en partie supposées, aucune importance : nous ne sommes pas dans le travail de l’historien qui doit vérifier chaque élément, rassembler les preuves, citer ses sources ; nous sommes dans une opération de séduction : ma famille mérite-t-elle qu’on lui consacre tout ce temps, moi pour la décrire, vous pour en lire les aventures ? Et si je ne les raconte pas, qui d’autre le fera ?
Bref, c’est maintenant ou jamais.
Première partie
Le sous-lieutenant Jacob
(1914-1929)
Aucun de ceux qui l’ont vécue n’a oublié cette journée du 25 juillet 1918. Dès le matin, le vent d’est fait frissonner les arbres et pencher les luzernes de la rive gauche de l’Aisne. Il y eut d’abord deux obus avant-coureurs tombés trop loin. Des 170 ou des 245, en tout cas de gros calibres. Puis on n’entendit rien d’autre que le grondement sourd, continu et ouaté de l’artillerie allemande qui tonnait au loin derrière une boucle de la rivière. Quand un obus s’abattait sur les hommes, le chuintement sec de l’air fendu en deux par le projectile était perçu trop tard pour leur laisser le temps ne serait-ce que de courber la tête. À quoi du reste aurait servi aux nôtres de se baisser – on bourrait sa pièce, on faisait feu, on rechargeait. De temps en temps, sur l’ordre de l’officier, on ajustait. À l’inverse, quand on était salement touché, on mourait sans que personne puisse empêcher ce massacre.
Parce qu’elles étaient installées en retrait des lignes d’assaut qu’elles appuyaient, les batteries d’artillerie passaient pour moins exposées. Tirées par des chevaux, elles se déplaçaient la nuit afin d’éviter le pilonnage incessant des canons à longue portée et des tirs de l’aviation allemande qui, de jour, piquaient sur nos positions en des attaques miaulantes. Quand elles ne coupaient pas à travers champs, les batteries passaient par des villages abandonnés dont les trous de shrapnells et les pans de mur noircis disaient l’intensité des combats.
Le 17 juillet, suivant les ordres de l’état-major, la 8e compagnie du 8e régiment d’artillerie de campagne se porte en avant de Ressons-le-Long jusqu’au Chat embarrassé. La surprise des Boches est totale. Ils reculent. Dans la nuit du 17 au 18, à cinq heures, les batteries 3, 1 et 2 suivent l’infanterie sous le feu des mitrailleuses et des mortiers. Le 19, elle est en place à l’est de Fosse-en-Haut, le 20 à La Barre, puis à La Croix-Saint-Créaude et, le 25, au ravin de Pernant après avoir repris haleine.
C’est là, front stabilisé, que la chose va se produire.
La pluie tombe sans discontinuer sur la lisière des champs et des bois, fait patauger les chevaux déjà fourbus dans une fange qui n’épargne ni les pantalons rouges ni les capotes des artilleurs. De cette couche visqueuse, le pied doit se décoller à chaque pas. La position est dure à tenir, continuellement bombardée y compris par des tirs d’obus toxiques, dominée qu’elle est par les hauteurs de la rive droite de l’Aisne.
Évaluer les distances au télémètre, surveiller à la jumelle les contreforts d’où pourrait dévaler à tout moment l’ennemi n’est pas mince affaire, d’autant que les batteries voisines semblent par moment manquer de munitions alors que la contre-attaque nécessite un feu ininterrompu. À force de reculer ou d’avancer pour couvrir l’infanterie, les chevaux sont désorientés sous le fracas de la bataille et se cabreraient s’ils n’étaient couplés par deux et freinés par le poids des canons qu’ils traînent.
Tandis que se déroule la deuxième bataille de la Marne où une masse énorme de fantassins est engagée, la 2e batterie est soumise à des tirs roulants de gros calibre. L’aspirant qui la commande consulte sa carte. Ensuite, il inspecte à la jumelle un chemin qui serpente dans la colline sur la gauche avant de plonger puis de remonter vers un petit bois. Il perçoit comme un reflet lumineux sur un objet métallique. La sensation n’a duré qu’un instant mais suffisamment pour le mettre en alerte. Il voudrait confirmation de ce qu’il a cru voir. Soudain, un sifflement rapide juste devant lui : l’abri d’une des pièces de canon est écrasé sous un 150, ensevelissant dans la boue trois canonniers et blessant les trois autres. Le reste du personnel de la batterie se précipite dans l’entonnoir ainsi créé et commence à dégager les survivants qu’une gerbe de terre a entièrement recouverts.
L’aspirant, lui aussi, s’est précipité. Il soulève, sous un déluge de feu, le lieutenant Richard dont une balle a fracturé la cuisse. Mais une vive douleur le fait lâcher prise : il vient de recevoir à son tour un éclat d’obus qui lui a percé le flanc droit à quelques millimètres du foie. Aussitôt, sa vareuse se teinte de rouge. Il se croit fichu. Il se sent mal. Il est à moitié enseveli.Les blessés sont dégagés à mains nues puis transportés par les servants survivants accomplissant un effort surhumain pour avancer dans la boue. Ensuite, lors d’une brève accalmie, ils sont évacués jusqu’à une tranchée protégée des balles de mitrailleuses, puis vers l’arrière, où on est soigné. Malgré la douleur, leur intention est simplement de survivre.
Cet acte de bravoure, un parmi des milliers d’autres de la guerre de 14, c’est mon père qui l’a accompli. Le futur lieutenant à deux galons Jacob, André, Robert, né à Nancy le 25 juin 1897 à quatre heures, avait vingt et un ans et il aimait la vie.
*
Après avoir reçu les premiers soins dans son hôpital de campagne – il avait perdu beaucoup de sang et la plaie s’était rouverte quand le chirurgien avait retiré le fragment d’obus –, André fut transporté à l’hôpital d’Orléans. La blessure se refermait lentement, les douleurs s’amenuisaient mais le médecin-major ne comprenait pas pourquoi la fièvre persistait. « C’est une autre pathologie », suggéra la bénévole qui lui était affectée. Abruti par les médicaments qu’on lui administrait, il ne se rappellera guère cette période quand je l’évoquerai avec lui beaucoup plus tard, mais il n’a pas oublié la jeune soignante. Son frère Pierre venu le visiter lors d’une permission envoya un câble à Jeanne et Auguste, leurs parents : « André tiré d’affaire stop infirmière te ressemble stop guérison en vue stop », soit douze mots, compta le préposé au bureau de poste. À Nancy, Auguste lit la dépêche à Jeanne qui soupire, les larmes aux yeux. Vivant, il est vivant !
Quoi qu’il en soit, André se remettait de jour en jour et une convalescence sur place fut décidée. Il pouvait marcher sans trop souffrir et la consigne était de ne pas faire d’effort. Paule l’infirmière l’escortait jusqu’au jardin où d’autres blessés se traînaient. C’est là qu’un colonel qu’on avait dû amputer d’une jambe lui apprit le bridge. Il lui trouva des dispositions mais André préférait les moments où Paule s’occupait de lui, le pansait, l’aidait pour la toilette. Il sembla à André qu’il ne lui était pas indifférent. Paule était vive, brune, bien proportionnée. André, de son côté, n’avait que peu d’expérience sentimentale. Son frère Simon l’avait emmené une fois au bordel de la rue des Loups à Nancy : l’affaire, d’un professionnalisme hygiénique, n’avait duré que quelques minutes et André n’y était pas retourné.
Août-septembre 1918. En attendant la victoire, les nôtres tiennent et les renforts, surtout les jeunes recrues américaines, montent au front pour remplacer les blessés et les morts.
André apprit avec délice sa citation à l’ordre du régiment et reçut des fleurs de l’officier qu’il avait sauvé, bouquet qu’il s’empressa d’offrir à Paule. Pendant sa convalescence, il alla voir ses parents sans évoquer la jeune femme. Elle était son jardin secret. Surtout, les millions de soldats tués, les familles stoïques mais décimées, les villes ravagées, bref la situation dramatique qui occupait les esprits n’incitait pas aux confidences. Il aurait voulu pouvoir retourner au front et voilà qu’il était pris au double piège d’une incapacité physique et d’un béguin d’étudiant pour sa prof. Mais justement, il n’était plus étudiant et elle pas sa prof, ou pas dans le sens où on l’entend. On n’en était pas à la communauté des destins. Leur idylle était problématique quels que soient leurs élans.
*
Leur aventure dura quelques semaines. Le sous-lieutenant Jacob avait été affecté dans un bureau du ministère de la Guerre et Paule n’avait guère de permissions pour se rendre à Paris. Bien sûr, aucun fardeau ne pesait sur leur relation mais André l’aidait par moments à oublier la présence de la souffrance et de la mort. Il avait déniché une chambre de bonne près du boulevard Saint-Germain. Quand elle pouvait s’échapper, ils restaient cloîtrés en cure de rattrapage, et maintenant qu’il était guéri, tous deux s’y aimèrent. La première vraie nuit qu’ils passèrent ensemble, André avait craint que son habileté ne soit mise à l’épreuve mais les femmes sont expertes à faire franchir ce passage, à plus forte raison une infirmière.
Il témoignait donc d’une double gratitude. Jamais Paule ne s’accrocha, jamais elle ne demanda quoi que ce soit comme d’être épousée par exemple. Quelle idée ! Simplement, un jour qu’il l’attendait, elle ne vint pas. Elle lui envoya un mot pour dire – vrai ou pas – qu’elle était mutée à Marseille et qu’elle lui souhaitait tout le bonheur du monde.
Il eut la sensation d’étouffer. Il ouvrit la fenêtre, se pencha : au loin, boulevard Saint-Germain, les passants se hâtaient.
La guerre allait s’achever, le retour à Nancy se profilait, la famille, une vie toute neuve… André peina à se convaincre qu’il n’y avait dans cette fuite rien que de très raisonnable. C’était si abrupt ! Ainsi vont les amours en temps de guerre, comme s’il s’agissait d’amourettes de vacances ; pourtant, la mort qui avait présidé à leur rencontre conférait à leur union un caractère sacré : même brièvement, la belle infirmière lui avait révélé sa virilité et procuré un trouble inexprimable. Il ne revit jamais Paule ni ne sut ce qu’elle était devenue. Mais plus tard, il lui arriva d’évoquer leur histoire avec une tendresse infinie. Et si ç’avait été elle, la meilleure femme dont il puisse rêver ?
Le 12 mars 1919, André est détaché au centre de préparation au concours des grandes écoles de Metz, promu lieutenant au Journal officiel du 11 juillet et mis en congé illimité de démobilisation le 22 septembre.
Devant le front des troupes, son colonel lui remet la croix de guerre avec palme. Pourtant, il avait agi sans réfléchir. Mais entre lui et Gaston Richard, ce fut à la vie à la mort, comme son ami eut l’occasion de le lui prouver des décennies plus tard. Cet épisode où il avait failli laisser sa peau lui avait appris à braver le danger, enseigné la satisfaction du travail accompli, et il se montra pour le reste de son existence – ou presque – un homme de devoir.
La famille a donc donné de son sang. Je repense au récit pudique que m’a fait mon père de son acte de bravoure. Je l’identifie à celui, non moins héroïque, de son neveu François, blessé lui aussi vingt-cinq ans plus tard à Mortain, dans la Manche, en prenant part à la libération de la France. Et aujourd’hui, des années et des années plus tard, je rapproche ces faits d’armes des nombreuses profanations de stèles dans des cimetières juifs. Découvrir les miasmes du présent à la lumière du passé est souvent source d’amertume et de colère.
*
Si j’acceptai, en 2018, l’invitation du salon du livre de Nancy à venir signer un de mes livres, c’est que je ressentis le besoin d’explorer la ville où mon père avait vécu jeune, et d’imaginer le jeune homme qui, à treize ans, déambulait place Stanislas. À quoi pensait-il ? Sûrement pas à la guerre toute proche. Quelles étaient ses aspirations, sa joie de vivre ou ses peurs secrètes, où courait-il de si bon matin ? Mes recherches furent vaines : je ne retrouvai ni la rue ni la maison, et ne réussis pas davantage à imaginer l’enfant qu’il avait pu être. Au Grand Hôtel de la Reine, ce jour-là, la présence de deux gardes armés, oreillette branchée, à deux pas de la chambre qui m’avait été assignée, témoignait d’une autre sorte de guerre : renseignements pris, c’était pour protéger d’une attaque terroriste un grand écrivain menacé, Salman Rushdie.
Il ne me serait jamais venu à l’idée de comparer nos itinéraires. Mon père était premier partout – en préparant Polytechnique, en s’engageant sous les drapeaux avant l’âge requis, dans le cœur de ma mère, dans les affaires plus tard, alors que j’étais l’éternel second pour ne pas dire pire, mais avec lui j’avais au moins un point commun : nous étions le dernier des enfants de notre génération.
Et puis lui et moi avions renoncé aux grandes écoles que nous avions préparées : moi, Normale sup, et lui, Polytechnique. Les quelques semaines qu’il passera au centre de préparation de Metz le convaincront qu’il n’est plus des leurs. À vrai dire, il ne pouvait que quitter le système universitaire, tant s’était installé en lui une sorte de déracinement. Désormais la vie ne sera jamais plus comme avant, il avait vécu trop de choses horribles, dramatiques ou pathétiques. Il avait passé un cap, grandi, vieilli. Il avait désormais envie de s’amuser, de rencontrer des filles de son âge, de flirter, de jouer au tennis. Avant de gagner la sienne, il était mûr pour la vraie vie. Peu d’hommes étaient rentrés, les survivants n’avaient souvent qu’un bras, une jambe. Raison de plus pour que les filles s’intéressent à lui : il était beau, sa cicatrice ne se voyait que lorsqu’il faisait l’amour, qu’importe alors s’il ne savait quelle direction donner à sa vie. Il n’avait que vingt et un ans, après tout.
Mais voici qu’Auguste lui propose de rejoindre son bureau où Simon et Pierre sont déjà au travail. Les affaires lui feront oublier la guerre, sa blessure, son héroïsme. Changer de carrière, pourquoi pas ? L’amusant, c’est qu’il en sera de mêmepour moi, cinquante-huit ans plus tard. Lui passe de futur ingénieur à marchand de biens, moi de secrétaire général dans l’industrie à directeur de festival de cinéma. Mais quand il prend sa décision, il a vingt ans, moi quarante-six ! Le fossé à franchir est bien plus large.
Pour une famille où la rage de réussir est chevillée au corps, Nancy ne suffit plus. Auguste l’avait prédit, c’est la capitale qu’il leur faut désormais : à nous cinq, Paris ! Les Rastignac de l’immobilier se mettent aussitôt en campagne : ils fondent la société « Auguste Jacob et fils » (A.J.F.) qu’ils installent boulevard Malesherbes, trouvant pour eux-mêmes un logement 21, rue du Colonel Moll, dans le dix-septième arrondissement.
Mais les Jacob déchantent vite : Paris appartient à des groupes peu disposés à partager. Ils seront plus à l’aise à la campagne où ils ne se limiteront pas à des ventes d’appartements et où ils respireront à pleins poumons.
Pas question, bien sûr, de retourner dans l’Est. La Normandie, en revanche, leur tend les bras : bois, châteaux, fermes, lourds pâturages, gros bourgs cossus nichés dans les vallées, la Seine que remontent péniches et oiseaux de mer. Pour un peu, Emma Bovary tendrait les bras au premier de ces messieurs.
La fratrie se répartit le territoire : Simon l’Eure dans un triangle Bernay, Evreux, Vernon ; André la Seine-Inférieure de Rouen jusqu’à Dieppe ; Pierre le Calvados, de Vire à Honfleur. Auguste restera pour tenir le bureau. Quel chemin parcouru depuis que le petit paysan décide d’acheter un champ, le coupe en deux, en revend la moitié au prix qu’il a payé le tout.
En Moselle, il a beaucoup travaillé, il s’octroie de souffler un peu.
Gilles Jacob
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