mercredi 2 septembre 2020

*Des rêves à tenir

Couverture : Nicolas Deleau, Des rêves à tenir, Bernard Grasset Paris 


 À Anne, Lise et Armelle.
Merci aux Partisans de la Langouste,
à Jeannette et à Louise Michel.



 Je n’ai pas rêvé l’histoire qui va suivre. Je ne l’ai pas inventée ; tout y est vrai. D’autres que moi pourraient la raconter, aujourd’hui encore ; mais ils sont rares, et personne ne s’y décide.

À Job. Au théâtre du monde.
À toute absence.
À tous ceux qui partent chercher Dimitri.
Aux Partisans de la Langouste.

À l’amour, enfin : c’est bien, avec le rire, la seule chose qui vaille la peine qu’on lutte.


I

"C’est donc à moi de raconter cette histoire.
Alors, on y va.

Quand Job est revenu, ceux qui se souvenaient encore de lui ne l’ont pas reconnu : on ne l’attendait plus depuis longtemps. D’ailleurs, il n’avait jamais parlé de revenir ; et il avait tellement maigri qu’on pouvait se demander si c’était bien lui. Trente ans, c’est long. Qui l’aurait vu alors – je veux dire : qui l’aurait vraiment vu, observé avec beaucoup d’attention – aurait peut-être noté qu’il émanait de lui une étrange clarté. C’était comme si la lumière du jour, au lieu de rebondir sur sa peau, entrait dans son corps et y restait piégée, à peine plus dense qu’ailleurs. Le jour mourait quand il avait traversé la Grand-Place jusqu’à la rue de la Cale. C’était l’hiver : un vent glacial balayait l’eau du port et les flaques blafardes des quais ; de petits lambeaux de goémon dansaient, soulevés par les rafales. Autour, le village s’allumait de lueurs orange ; un néon verdâtre éclairait pour rien l’entrée de la coopérative maritime, les viviers et le silo à glace.
Tout sommeillait.
C’était dimanche.
Dans les maisons, on jouait aux cartes, on épluchait les légumes pour une grosse soupe ; et à part la taille des écrans et les baies vitrées, Job se disait sans doute que rien n’avait vraiment changé.

Alors que la nuit tombe tout à fait, il se dirige jusqu’à une ruelle obscure, parallèle au front de mer. Il y a là une petite maison de pêcheur parmi d’autres, à croupetons, fermée depuis des lustres. Tout le monde la connaît comme « la cabane », ou « chez Armel ». Armel, pourtant, a disparu il y a des années. Il faut croire que quelque chose de lui a subsisté ici. On raconte qu’il avait dit, un soir, que quelque chose se passait au nord et qu’il voulait en être. Au matin, il n’était plus au mouillage. On ne l’avait plus revu. Peu de temps après, Job était parti lui aussi, sans qu’on sache vraiment si c’était au même endroit.

Et voici qu’il revient, donc.
Il fouille dans ses poches, en extirpe un vieux trousseau, choisit une clé, se ravise, en essaie une autre. Ça bloque un peu, bien sûr. Ça coince. Ça crouille. C’est tout grippé ; mais dans un claquement mat, ça finit par céder.
À la lumière d’une torche, Job contemple l’unique pièce. Il se souvient. Tout est en l’état. Tout. Il reste même du gaz. Il faut imaginer la lenteur dans chacun de ses gestes, la précaution – comme quand on ouvre un carton rempli de jouets de gosse. Il époussette un ou deux bibelots, nettoie la table, une chaise, s’assied ; soupèse une lampe à huile, l’allume.
Ça prend. Ça vacille un peu, au début ; puis ça se stabilise, et l’odeur de l’huile et du laiton bientôt surchauffés recouvre peu à peu celle du moisi.
Dehors, le vent piaule et siffle dans les huisseries. Au loin, les drisses cliquettent contre les mâts.
Dans la petite pièce, éclairée par la flamme, l’échelle de meunier fait un éventail d’ombre tremblante contre le mur. Il grimpe jusqu’à l’étage, sous les combles. Là non plus, rien n’a changé. Tout est là, tous les trésors d’estran : des œufs de raie, des madrépores, des galets ; le diodon, des boîtes de coquillages ; et, contre la poutre centrale, la dent de narval. Pas un trésor d’estran, celle-là. Elle avait été rapportée par le père d’Armel, après une campagne en mer de Behring.

Lorsque Job redescend, les goélands gueulent déjà ; dans le port, les moteurs chauffent et crachotent ; mais en lui, il sent grandir un très profond silence.
Il sort de son sac un bout de ferraille – un cylindre inégal et fondu, découpé au chalumeau sans doute –, le pose sur le rebord de la fenêtre et lui parle. Il a dû lui murmurer que c’était la fin du voyage, quelque chose comme ça.

Moi qui le connais, c’est en tout cas comme ça que j’imagine la scène.

C’est quelques jours plus tard que je l’ai rencontré pour la première fois. On était entre nous ; on faisait notre réunion de la semaine, au bar du Vorlen. D’ailleurs on dit juste « le Vorlen » : il n’y a qu’un bar au Vorlen, un bar et un trognon de quai couleur de pierre flanqué d’une volée de marches – des marches raides et glissantes qui descendent jusqu’à l’eau. Le bar, c’est une simple cahute chahutée par les vents de sud-est – et qui résiste, forte de ceux qui viennent trouver là une chaleur qu’ils apportent eux-mêmes, finalement. Trois tables en tout, noires d’usage, quatre chaises de bistrot pour chacune, plus les trois tabourets du comptoir. Et tout autour, partout, sur des planches, des caisses de vin et des étagères branlantes, la bibliothèque. Le trésor du Vorlen. Il n’y a pas de place pour davantage.
La cahute, elle avait eu une vie avant celle-ci : elle était née au milieu des rochers parce que depuis la petite terrasse qui la prolongeait, on pouvait contempler la baie et le dauphin qui venait là ; je parle d’il y a des années, du temps des touristes et des crêpes. Mais à la mort de Jean-Louis (Jean-Louis, c’était le nom du dauphin, qui était en fait une femelle), les gens n’étaient plus venus, sans doute parce que c’était trop loin de tout. Après quelques mois d’ensommeillement, le bar avait été repris par Jeff, et avait commencé à vivre la vie qu’il a encore aujourd’hui, à peu de choses près. Des visages ont vieilli, d’autres ont disparu, bien sûr – mais les poses, les soirées, les bouteilles et les poèmes qu’on beugle sont restés les mêmes. Des photos en témoignent, que Jeff a punaisées derrière le comptoir et que chacun peut voir. C’est vrai qu’à part moi, et encore, personne ne les regarde plus depuis longtemps.
On était, donc, en plein débat quand il avait poussé la porte ; il avait salué la compagnie – un bonsoir à la cantonade, timide, presque inaudible ; puis il était resté longtemps sur le seuil, en nous regardant.

C’était très étrange, presque gênant. Lentement, nos gestes à nous aussi s’étaient suspendus d’eux-mêmes ; on avait dû sentir quelque chose. Gwen seule, qu’il ne quittait pas des yeux, lui avait rendu son « bonsoir », et il avait répété « bonsoir » – un bonsoir rien qu’à elle cette fois, comme s’il ne se rappelait même pas qu’il venait de saluer tout le monde.

Il avait l’air foudroyé.
Elle, sous ses boucles noires, elle avait l’air de se demander pourquoi il la regardait comme ça. Le visage de Gwen est très expressif – et tout son corps. Elle ressemble à une petite fille ; elle est menue, vive et sans filtre ; mais il ne faut pas s’y fier, à cette apparence enfantine : Gwen est une guerrière, et un cerveau en marche.

Les gestes, aussi doucement qu’ils s’étaient suspendus, avaient fini par reprendre leur cours. L’homme, toujours sur le seuil, ne découvrait pas l’endroit, ça se voyait tout de suite : il semblait scruter avec attention ce qui avait changé. Il n’était même pas surpris par les murs couverts de livres : en un coup d’œil il les avait reconnus. Ces livres, c’était la fierté de Jeff, et un trésor dans lequel je venais souvent piocher. Lui et la vieille Régina en apportaient des nouveaux, de temps en temps. Nous aussi, à l’occasion.

Jeff, derrière son comptoir, avait juste dit : « Alors, te voilà revenu. » Job était resté là, silencieux et immobile ; son regard était comme resté accroché du côté de Gwen, je ne savais pas s’il la regardait vraiment ou s’il s’était perdu plus loin. Jeff avait répété : « Alors, te voilà revenu » ; et Job, cette fois, avait répondu « Tu vois » en faisant un pas, puis un autre. Au troisième, Jeff était sorti de sa tanière de bouteilles et ils s’étaient serrés dans les bras l’un de l’autre, longuement, avec chaleur. Le patron avait dit : « Comme dans le temps ? » et sans attendre la réponse, il avait servi un verre de Paddy, qu’il avait fait chauffer fort avec le robinet de vapeur du percolateur. Un Paddy chaud ! C’était bien la première fois que je voyais quelqu’un commander un truc pareil. On s’en souvient, d’un breuvage comme celui-là ; normal qu’un patron de bar n’ait pas oublié. L’homme avait pris le verre, remercié d’un signe de tête et s’était installé à la table près de la fenêtre. Dehors, la nuit fouettait la vitre.
Je dis « l’homme » parce qu’on ne le connaissait pas encore, à l’époque. Après cette soirée, un paquet de gens au village l’appelaient juste « le revenant ». Moi, je l’ai connu mieux que d’autres. C’est différent. C’est pour ça que je l’appelle Job.
Une fois les effusions passées, on était retournés à nos affaires. Je le regardais du coin de l’œil boire son whisky, à petites gorgées prudentes. Il jouait de l’autre main avec une espèce de pantin, une figurine d’acrobate – une petite bonne femme peinte accrochée par les bras à une ficelle entre deux lattes de bambou. Quand on pressait la base des montants, la ficelle se tendait d’un coup et la petite acrobate faisait des soleils. Il semblait jouer machinalement, en regardant dehors ; mais moi, j’ai bien vu qu’il contemplait le reflet de sa petite danseuse sur la vitre. C’est un truc qu’on utilise parfois, quand on est timide, pour que la personne qu’on observe croie qu’on regarde ailleurs".

 Nicolas Deleau

Des rêves à tenir

chez Grasset


DU MÊME AUTEUR

La dent d’orque et autres voyages autour de mes bibelots, Glénat, 2006.
Les Rois d’ailleurs, Rivages, 2012.
Jeunesse
Maskime et les petites choses, éditions des Éléphants, 2019.

 Biographie
"Aujourd’hui à Pondichery, où il est enseignant au lycée français, Nicolas Deleau a parcouru le monde et travaillé aux îles Kerguelen, en Éthiopie et en Angola. En 2006, il publie un premier ouvrage au titre énigmatique, La dent d’orque et autres voyages autour de mes bibelots, un récit à la fois intimiste et universel, dans lequel il ouvre au lecteur son cabinet de curiosités, pour une promenade entre les objets, les textes et les souvenirs.
En 2012, Nicolas Deleau publie son premier roman".

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