Présentation de la Vierge au Temple par Titien
(Accademia-Venise)
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La beauté ? Une idée, un sentiment, un plaisir, une émotion.
Et à nouveau un mystère.
La beauté, comme le temps, nous ne savons pas ce que c'est.
Les hommes ont souvent essayé de l'expliquer par la mathématique.
Par des calculs savants par le nombre d'or. Sans résultat décisif.
A propos d'une boisson plutôt forte dans un film français d'il y a un demi-siècle figure une réplique devenue célèbre : "Il y a de la pomme - mais il n'y a pas que de la pomme...." Dans la beauté aussi, il y a de la mathématique, mais il n'y a pas que de la mathématique. Michel-Ange et Bach, Pascal et Bramante sont mathématiciens. Mais autre chose encore que mathématiciens. Le charme, la grâce, l'invention, la surprise, la sensibilité, le paradoxe, l'immobilité et le mouvement, l'équilibre, l'harmonie, la symétrie et l'asymétrie.... Aucune définition ne suffira jamais à cerner la beauté.
Un visage est beau - non pour tous peut-être, mais pour quelques-uns. Et nul ne sait pourquoi. Un coucher de soleil est beau. Une voiture est belle. Un livre est beau - c'est-à-dire qu'il nous plaît. Et il fait plus que nous plaire : il nous enrichit, il nous élève, il nous transporte ailleurs. Un pont, une cathédrale, une mosquée, un échangeur d'autoroute sont beaux. Une cicatrice est belle aux yeux du chirurgien. La Présentation de la Vierge au Temple par Titien dans un coin plutôt perdu de l'Académie de Venise est belle. La solution d'un problème, une formule, une équation sont belles. Le Concerto n° 21 de Mozart, et surtout son andante, déchirant et si gai, est d'une beauté à tomber. La légèreté est belle quand elle s'unit à la profondeur.
La beauté n'existe pas par elle-même, en l'absence des phénomènes ou des objets que nous jugeons beaux. Surgissant à l'origine dans un monde sans beauté, dans un monde au moins où la beauté, déjà présente, reste encore cachée, les hommes la font jaillir du vide de l'univers. Ils injectent de la beauté dans un monde aveugle et muet. Comme l'univers en général, elle est liée à l'homme, à ses sens, à son imagination, à son cerveau. D'une façon ou d'une autre, il n'y a pas de beauté sans spectacle et il n'y a pas de spectacle sans perception du spectacle. Il n'y a pas de beauté sans pensée, sans oreilles et sans yeux.
La beauté est trompeuse, menteuse, parfois décevante, toujours discutable et toujours équivoque. Elle entretient des liens étroits, chacun le sait, avec les entraînements d'une mode qui ne cesse de se démoder. Elle change avec le temps. Elle varie selon les individus. Elle divise autant qu'elle rapproche. Elle est une promesse de bonheur et souvent de malheur. Les sirènes sont belles et leur chant est très beau. Méduse a une espèce de beauté. Et Lucifer est beau.
La beauté est éphémère et inconstante comme le temps. Ce qui paraissait beau hier -l'art, les moeurs, le langage, toutes les formes d'expression, la manière d'être et de sentir, les vêtements, les visages... - semble risible aujourd'hui. Et ce qui nous plaît aujourd'hui sera ridicule demain.
Ce ne sont pas seulement les modalités de la beauté qui ne cessent d'être contestées et d'être menacées par le temps qui passe - mais l'idée même de beauté. Durant des siècles et des siècles, la beauté s'est confondue avec les arts, avec la peinture, la sculpture, la musique, l'architecture. Elle en était le but, la condition, la matière et le sens. Une bonne partie, et la plus bruyante, de l'art d'aujourd'hui s'est détournée de la beauté. Une oeuvre d'art a encore le droit d'être belle. Elle peut aussi nourrir des ambitions différentes. Au lendemain de deux guerres mondiales et de la crise économique, avec les progrès de la science et la crainte de l'avenir, après Rimbaud, Joyce, Picasso, Charlie Chaplin d'un côté, Barnum, la radio, le cinéma, la télévision de l'autre, le rejet, le combat, la fureur, une éthique parfois inversée ont pris la place de l'admiration, inséparable de la beauté. Les médias et l'argent ont détrôné la reconnaissance par les pairs et la gloire. Les metteurs en scène l'ont emporté sur les auteurs. Le commentaire sociologique s'est emparé de l'art.
Si longtemps adulée, il arrive à la beauté non seulement d'être négligée et oubliée, mais de se voir dénoncée, vilipendée et moquée.
"Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux - Et je l'ai trouvée amère - Et je l'ai injuriée."Elle ne s'inquiète pas beaucoup de ces rebuffades ni de ses mésaventures. Elle reste calme dans son coin. Elle sait qu'elle reviendra en souveraine, différente et semblable. En dépit de tant de malheurs, il y a chez elle et en elle quelque chose d'obstiné et peut-être d'éternel.
"Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux - Et je l'ai trouvée amère - Et je l'ai injuriée."Elle ne s'inquiète pas beaucoup de ces rebuffades ni de ses mésaventures. Elle reste calme dans son coin. Elle sait qu'elle reviendra en souveraine, différente et semblable. En dépit de tant de malheurs, il y a chez elle et en elle quelque chose d'obstiné et peut-être d'éternel.
Il n'est pas tout à fait sûr que la beauté suffise à sauver le monde de la folie des hommes et de leur génie. Elle le rend en tout cas supportable.
Elle le change en bonheur.
Jean d'Ormesson
de l'Académie française
Guide des égarés
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C'est un magnifique texte, Den. souvent, chez moi, on parle d'art, de beauté, et on a du mal à définir ces termes; Jean d' Ormesson y arrive; c'est son génie brillant!
RépondreSupprimerBien sûr, la Beauté est indéfinissable, "éternelle",.... elle est subjective, "du mal à la définir".... mais comme tu le dis si bien, Jean d'Ormesson qui est un génie habité, y parvient merveilleusement... son esprit est encor' bien clair pour son âge avancé... je l'aime beaucoup... il possède une sagesse plus que raisonnée...un personnage....
SupprimerDe gros bisous ma chère Anne...
Den
J'aime beaucoup ce vieux monsieur qui est si jeune dans sa façon d'aborder les choses. La beauté est pour moi subjective et heureusement. Elle permet à chacun de voir les choses différemment de confronter ses points de vue avec les autres. Je te souhaite de "belles fêtes de Noël".
RépondreSupprimerC'est ce que j'écrivais à Anne... un monsieur à l'esprit alerte, Grand, une belle personne... toujours habité par son génie.... rutilant de beauté... toujours étonné d'être là, et de continuer à exprimer ses questionnements...
SupprimerMerci Dédé.... je te souhaite un bon bout d'an, dans la joie et la sérénité.
Je t'embrasse.
Den
Un auteur extraordinaire, et très particulier, que j'apprécie beaucoup, merci
RépondreSupprimerUne belle personne... aux idées très définies... et pourtant toujours dans le questionnement et ses réponses, peut-être... "la beauté sauvera-t-elle la folie des hommes, leur monde, leur génie ?"... merci Marine..
Supprimerdouce journée à toi.
BISOU.
Den