"Alors viens, fais-moi confiance. Ne te pose pas trop de questions. Je t'emmène ailleurs." -Tatiana de Rosnay
Tatiana De Rosnay est romancière. Depuis "Elle s'appelait
Sarah", elle a acquis une renommée mondiale. Dans cette lettre adressée à
sa voisine, elle invoque les pouvoirs du souvenir et de l'imagination
comme remparts à l'angoisse.
Paris, le 28 avril 2020
Je sais que tu ne dors pas non plus, chère voisine insomniaque. Vers trois heures du matin, quand je vais chercher un verre d'eau dans la cuisine, je constate que de l'autre côté de la rue, ta lumière est toujours allumée. Difficile de dormir par ces temps bouleversés. Alors viens, fais-moi confiance. Ne te pose pas trop de questions. Je t'emmène ailleurs. Tu n'auras pas besoin de ton attestation, ton masque, ni de tes gants. Il te suffit de caler tes deux mains sur mes épaules. Oui, comme ça. Tu vois, je suis là, sur le rebord de ta fenêtre. Nous voilà partis. Il fait un peu frais, je sais. Mais à cette heure-ci, au cœur de la nuit, personne ne nous verra. Regarde comme nous filons à toute vitesse dans le ciel bleu d’encre, direction le sud. Accroche-toi.
Je t'emmène sur les traces de l'enfance. Le confinement possède cette vertu étrange et charmante : ouvrir la boîte à souvenirs. N'aie pas peur, chère voisine. Le voyage est rapide. Là en bas, l'océan. Déjà ! Oui, déjà. Nous allons nous poser là, doucement, sur cette plage. Le soleil brille. Marée basse sur la Côte des Basques. C'est un jour d'été. Regarde les surfeurs glisser sur les vagues. Tu vois celui qui a les cheveux noirs ? Une combinaison rouge et bleu ? C'est mon père. Il passera son après-midi sur sa planche. Cette jolie trentenaire avec un grand chapeau de paille qui attend sur le sable, et qui attendra longtemps que son mari sorte de l'eau, c'est ma mère. Et la gamine qui joue au Frisbee avec sa copine Sylvie, c'est moi.
Plus haut, au-dessus des marches, il y a l'échoppe de la marchande de glaces, Emilia. Avec son accent anglais, ma mère commande "deux boules dans une cône". Sa façon de prononcer le mot "cône" prête à confusion. Tout le monde se marre. Je ne comprends pas pourquoi, ma mère non plus. Je m'en fiche. J'ai dix ans, et les vacances d'été viennent de commencer. Et le reste n’a plus d’importance.
Tu vois, ce sont ces images là qui me reviennent, alors que nous sommes confinés en ville, ce sont celles-là que je vais chercher la nuit quand je ne dors pas et que l’angoisse gagne du terrain. Savoure cette glace vanille chocolat. Écoute le bruit des rouleaux. Respire les embruns. Mais fais vite. Nous allons devoir repartir. Il y a des sentinelles qui rôdent . Il vaut mieux être prudents. Les sentinelles du passé sont perfides, elles font remonter la nostalgie d'une façon trop violente.
Cap sur Paris. Pardon pour mes cheveux qui flottent dans ta figure. La prochaine fois je les attacherai. Je n'avais pas prévu de t’embarquer.
Viens, je te dépose à ta fenêtre.
Crois-tu qu'on arrivera à dormir cette nuit ? Depuis que le virus s'est insinué dans notre vie, il a sapé notre sommeil. Il a tout sapé, le salaud. Notre moral, notre santé, notre joie de vivre. Tout ?
Presque. Il n’aura ni nos souvenirs, ni notre monde imaginaire.
Tatiana de Rosnay
Mince ! j'étais certaine que ce texte était de toi...
RépondreSupprimerMerveilleuse évocation en tout cas.
Bisous ma Den
•.¸¸.•*`*•.¸¸✿
Ce texte est superbe dans ses mots et son idée onirique en pleine nuit déconfinée... j'aurais bien aimé l'écrire. J'adore Tatiana de Rosnay, sa particularité qui fait d'elle une belle personne ; "viens je t'emmène" ! nous la rejoignons ainsi sur la page, elle et sa coéquipière, invité(e)s que nous sommes à un monde merveilleux au-delà du réel, un peu beaucoup oublié ...
Supprimermerci à toi Céleste.
Bisous aussi.