vendredi 15 mai 2020

*Lettres d'intérieur d'auditeurs







Textes, poèmes,et lettres d’intérieur d’auditeurs (semaine 7)

 

 

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LETTRE A MON VOISIN DU QUAI D’EN FACE

Ce soir, comme toi mon voisin du quai d’en face, j’ai ouvert ma fenêtre et j’ai applaudi tous ces héros qui pour nous sortir de cet effroyable cauchemar prennent chaque jour tant de risques.

Ce soir, comme tous les soirs j’ai résisté à l’idée de me saisir d’une casserole et d’une cuiller. Je ne sais pas ce qu’il en est pour toi mais moi j’applaudis longtemps. Et tant pis pour cette dérisoire douleur qui me picote le creux des mains…

Si comme moi tu es confiné seul, alors ces quelques minutes sont peut-être le temps d’un échange attendu, quoique furtif. A ma fenêtre de droite habite A. une violoniste. Depuis des mois je ne l’entendais plus jouer… et puis ce soir des sons se sont échappés de chez elle. Elle est venue applaudir à son tour. C’est accoudés aux balustrades que nous nous sommes rencontrés, avec mon voisin de gauche. Mais la distance qui nous sépare ne nous permet pas de nouer un dialogue. Alors nous nous faisons des signes, des sourires… rapides. Mais sincères. C’est curieux qu’habitant si près nous ne nous sommes jamais croisés. Les autres ont déserté l’immeuble.

Quant à toi, et tous ceux du quai d’en face je ne peux que vous imaginer. Le canal nous sépare. A première vue je dirais qu’à vol d’oiseau nous sommes à environ six cents mètres… Mais je vous entends. Et après des heures de solitude, de s’entendre les uns les autres, siffler, frapper, tambouriner, ça réchauffe.

Aimes-tu comme moi le bruit des cornes des péniches qui tous les soirs, à 20 h, lancent le coup d’envoi ? Elles enveloppent cet instant d’une tonalité particulière nous rappelant la présence singulière, marginale, de ceux qui vivent sur l’eau…

As-tu comme moi, un court instant le cœur serré tandis qu’à nos fenêtres nous nous rassemblons, faisant entendre nos vies battre, malgré nos solitudes.

As-tu remarqué que ce soir les applaudissements se sont faits plus courts ? La plupart des fenêtres se sont refermées, les mains se sont tues, moi je suis restée à regarder, à écouter. Ce soir on entend moins les sirènes des ambulances résonner dans la ville. Même si de temps en temps passent des camions sanitaires aux lumières bleues… Apprécies-tu ce retour du silence ? Après tant d’années où nous avons été envahis par tant de bruit… pour rien ?

De chaque côté du quai, nous avons la chance de pouvoir contempler ce bassin qui déploie une vie d’une richesse à chaque instant renouvelée.. Comme celle de cette famille de cygnes ou de canards qui glissent sur l’eau. Ou celle des mouettes dansant avec le vent…

Regrettes-tu toi aussi les va-et-vient de la petite navette fluviale qui embarquait il y a quelques semaines encore, les cinéphiles ou simples spectateurs d’une rive à l’autre ?

Réchauffais-tu parfois ta solitude aux reflets des néons des cinémas et des cafés, tandis que des foules se précipitaient à ces séances nocturnes ? Au scintillement du soleil ou au crépitement argentés de la lune pleine, sur l’eau ? A ces ciels d’Ile de France qui s’étalent dans l’écran géant de mes fenêtres, semblables à des visions en cinémascope…
Entends-tu le métro aérien qui traverse le ciel, et prend la nuit surtout, un air surréaliste, avec les striures lumineuses de ses wagons suspendus ?

Es-tu comme moi agacé par tous ces gens qui malgré le confinement grouillent sur les quais ? Joggeurs, promeneurs, gymnastes suspendus à des barres plantés dans le sol…, auxquels s’ajoutent ceux qui, sur les pistes cyclable, pédalent, patinent, roulent, glissent…

Tu ne peux percevoir puisqu’elle se déroule sur le quai où tu te tiens, la poésie de cette vision fugace. Je vais tenter de te la décrire de la pointe de mon stylo. Un homme arpente nonchalamment le quai quand il accélère brusquement comme mû par une volonté précise.

Il se dirige droit vers la maison des canaux, et je me demande ce qu’il peut bien avoir en tête,
quand, s’approchant du buisson de roses qui la borde, il approche sa main vers une de ces fleurs épineuses, la sent délicatement, et repart tout aussi nonchalamment.

Toujours à la fenêtre, j »entends, sans bien pouvoir définir d’où viennent ces sons, un chant d’anniversaire… J’invente, tâtonnant à l’oreille : trois convives, le visage éclairé de bougies allumées sur un gâteau. Mais tout à coup comme une bande-son qui s’éraille ma vision se distord à la vue de celle ou de celui qui va souffler… Te paraît-elle à toi aussi insouciante, cette coutume ? Presque barbare ! Comment avons-nous pu pendant tant d’années projeter ainsi nos miasmes à la figure de tout un chacun… ? Voilà une habitude qui pour sûr va changer. De ta fenêtre tu ne peux voir non plus tous ces pauvres hères, massés à l’abri du vent qui s’est mis à souffler.

Ils sont rassemblés autour de matelas alignés sur un des côtés du cinéma. Leurs cigarettes brillent comme des signaux incandescents que nul ne veut voir. Là, une tente d’un bleu insolemment gai campe, solide, posée sur le bitume. Je me disais que la misère rapproche ces pauvres âmes, les condamnant à se contaminer, quand pour d’autres, le virus ancre un peu plus l’éloignement. Oui, le dire encore une fois : il éclaire de façon aigüe nos inégalités. Il y a ceux qui peuvent se confiner chez eux et ceux qui n’ont que la rue. Ceux qui ont de l’espace et ceux qui vivent les uns sur les autres. Ceux que l’on entend hurler sous la violence d’un prédateur à proximité. Ceux qui ont un travail, ceux qui n’ont d’autre choix que d’être en première ou deuxième ligne. Ceux qui sont confinés à plusieurs et ceux qui ont la solitude pour compagne, ceux qui ont des balcons, des jardins, qui vivent dans des immeubles de musiciens…

De ma fenêtre je les vois, ceux-là qui n’ont rien que la chaleur de l’autre. Ils se tiennent serrés, malgré la mort qui rôde.

J’ai lu récemment que les vendeurs de drogue ne trouvaient plus à se réapprovisionner depuis la fermeture des frontières. Nourris-tu comme moi des pensées inquiètes ? Comme la crainte de croiser un homme saisi d’un vent mauvais par la violence du manque hurlant dans ses viscères.

Laisse-moi te raconter l’étrange rêve que j’ai fait la nuit dernière : La nuit était tombée et malgré l’heure tardive, presque matinale, je me retrouvai soudainement propulsée dehors. Il faisait froid. Autour de moi des hommes marchaient, tête baissée. Ils semblaient tourner en rond, les yeux rivés au sol. A un mètre de distance quatre traits épais tracés à la craie à même le bitume délimitaient chaque lit. Les hommes se pressaient pour rejoindre le leur… Comme dans le jeu des chaises musicales, la plupart tournaient autour de ces rectangles vides et petit à petit, pour chacun, se dessinait un espace où passer la nuit. Ils le signaient jalousement d’une couverture ou d’un tissu… De cette ronde nocturne j’essayais de m’enfuir, mais chaque pas esquissé, me ramenait dans ce labyrinthe infernal avec l’intime conviction que je n’y avais aucune place… J’aurais dû me méfier. Ne pas sortir. Et toi, quel âge as-tu ? Es-tu une « personne à risque »

D’ici je les vois, installés sur leurs campements de fortune. Peut-être jettent-ils leurs yeux vers les fenêtres d’en face, celles de mon immeuble, s’inventant dans la noirceur de leur nuit, des jours meilleurs, se projetant aux côtés de ces familles, de ces chanceux qui possèdent un toit, de ceux qui sont bénis par le sort et ne le savent même pas. Ils sont heureux de ne pas avoir à marcher dans la nuit, solitaires, exposés à la folie d’autres qui comme eux n’ont rien, excepté leur colère et qui injustement la retournent vers leurs frères d’infortune. Mais qu’en sera-t-il pour eux demain ?

La nuit s’écoule et mes pensées vagabondent. Je me revois, il y a une quinzaine d’années, plantée dans une file d’attente du cinéma situé sur le quai où tu habites, attendant la projection d’« In the mood for love ». Serrée frileusement contre mon ami d’alors, je lui désignai l’immeuble du quai d’en face, précisément celui où je vis aujourd’hui, pointant peut-être même la fenêtre où je me tenais il y a quelques instants, habitée de ces visions cauchemardesques. Je lui soufflais, sans croire un seul instant qu’il en serait un jour ainsi « Comme j’aimerais habiter… là ! ». Tu vois, je suis exaucée aujourd’hui d’un vœu que j’osais à peine former…

Je remarque soudain alors que je te confie ce souvenir, que dans l’embrasure de ma fenêtre allumée, une femme se tient. De son stylo elle tente d’attraper l’instant fugace qui se déroule sous ses yeux. Et tandis qu’elle reste captive dans cet enclos, mon esprit lui, s’est envolé. Peut-être rejoindra-t-il le tien, voguant par-delà le canal ?


Michèle

4 commentaires:

  1. Talentueuse écriture pour saisir et traduire la vie collective et personnelle en ces jours compliqués et inattendus pour nous tous.
    Merci Den !
    Belle journée à toi !

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  2. Oui une très belle écriture qui exprime nos mots, nos maux en ces temps inconnus.
    Croyons en demain qui sera, je l'espère, meilleur.
    Merci à toi ma chère Fifi.

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  3. Un beau message.
    De l'espoir.
    Pourtant, dans la prison du confinement, les chaines sont bien là.
    Que sera demain?

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    1. Oui letienne, et tentons de desserrer les liens qui nous nouent ; demain sera ce que nous en ferons, ou que l'on nous imposera, sans toutefois oublier les mesures qui nous frapperont,... sanitairement obligatoires. Enfin, s'habituer à vivre avec le virus.... dur.... car nos rapports distanciés ne seront jamais plus les m'aime...

      Gardons l'espoir préoccupé quand même !
      doux week-end dans la tranquillité de ce jour.

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Par Den :
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