Jeudi 14 mai 2020
"Tu me chuchotes que c’est toi qui est vivant et que je suis devenu ton reflet dérisoire" - Alain Damasio
Alain Damasio est né à Lyon. Il est écrivain. On le connait
surtout pour ses romans d'anticipation. Dans cette lettre de rupture
adressée à son écran, il explique comment les écrans nous privent, à
notre insu, d'une partie de notre existence, de notre âme, et de notre
humanité.
Mon cher écran,
Longtemps j’ai cru que tu étais l’écrin où vient se loger le monde — et que tu me l‘offrais. Qu’à travers ta fenêtre, je pouvais voyager plus loin, plus profond et plus vite qu’avec mes trains et mes pieds. Avec toi, j’ai découvert que la lumière pouvait être carrée, devenir surface, tableau qui flue, film qui file. Que je n’avais plus besoin de papier pour lire, d’encyclopédie pour savoir, plus besoin de sortir de ton cadre pour accéder à tout ce qui se pense, se joue, bouge, se dit, se crie — que j’avais juste besoin de toi, dix heures par jour, d’un drôle d’animal que tu appelles souris, d’un drôle de clavier qui ne produit aucune note… Puis même plus : juste besoin désormais de ta peau que j’effleure de ma pulpe, juste besoin de ta vitre aussi petite que ma main, aussi sensible qu’un visage, pour pouvoir t’emmener partout avec moi, tout partager ensemble désormais, en amoureux tactiles.
Tu as fixé dans tes yeux de pixel tout ce qui compte pour moi, tu as fait de ma mémoire un diaporama, de mes filles des souvenirs qui courent bord à bord dans cinquante centimètres carrés. Tu as fait de ma femme un sourire qui me rappelle qu’aucun sourire n’est aussi beau que lorsque du balcon, si je pars, elle me hèle. Tu as fait de mes rires des smileys, de mes lettres d’encre des mails sans caractère autre que la police qui les dresse, toujours impeccable. Tu as fait de ma voix un message capté par tes oreilles qui ne sont que deux trous, puis restitué par tes lèvres qui dessinent un rectangle. Et j’ai trouvé ça fascinant. Et j’ai trouvé ça triste.
De toi, cher écran, j’ai longtemps espéré que tu retiennes ma vie qui coule. Que tu la cristallises dans tes entrailles de silice, dans ton piège à lucioles. Que tu en recadres les flous, en orpailles les pépites, en filtres les mètres cubes de boue claire qui font nos quotidiens.
J’ai cru que tu me libérerais, bel écran, mais après vingt ans, je mesure que je regarde moins le dehors que tes dedans, moins le ciel que tes logiciels qui fabriquent le ciel et y laisse en filigrane mes traces, que tu n’appelles plus nuages, mais cloud.
Une vie passée à caresser une vitre. Une vie nassée dans ce cocon d’ondes dont chaque tremblement de surface fait croire à un mouvement du monde. Une vie cassée à graisser ta peau lisse, mon écran, à y chercher le toucher perdu d’une bouche, la chaleur courbe et rêche d’une écorce, le tramé d’un chèche.
Le soir, après trois heures passées en ta seule compagnie, parfois je t’éteins et je reste face à toi, assis sur ma chaise. Tu souffles, c’est bref, et tu ne dis plus rien. Je te regarde alors et je me vois, indécis, imprécis, à ta surface — presque sans contour, ombre parmi tes nombres. Alors il n’y a plus de fenêtres qui poppe, plus de magie blanche. Il y a juste la vérité de ton miroir noir, qui me montre en creux le fantôme qui hante tes surfaces. Tu me chuchotes que c’est toi qui est vivant et que je suis devenu ton reflet dérisoire : un mime, un gif, un mème, moins que ça…
Ce miroir noir que tu es, sans doute que je devrais le baptiser un minoir. Et te chanter. En la, tiens : la’minoir. Ou en do, allez : do’minoir.
Ce matin, j’ai décidé de te quitter.
Tu trouveras mon âme derrière ta vitre. Mon corps, lui, est déjà dehors…
— Alain Damasio
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Par Den :
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