"Tu disparaissais pour aller là. Là où est ta vie, là où tu es et d’où il ne faut pas te sortir." - Enki Bilal
Enki Bilal est né à Belgrade. Il est auteur de bandes
dessinées. Dans cette lettre adressée à Christophe, il retrace
l'histoire de leur amitié, et rend hommage à un homme passé maître dans
l'art de disparaître. Il nous a confié quelques dessins projetés lors
d'une série de concerts de Christophe à la salle Pleyel.
Cher C.
Il y a erreur. Ça n’aurait jamais dû se passer comme ça.
Celui qui t’a déconnecté est indigne.
Nous nous connaissions depuis longtemps, et de loin. Moi, j’aimais tes chansons et ta musique, toi, mes dessins… de femmes surtout, les dessins…
Nous nous rencontrons pour la première fois à Deauville. Nous sommes tous les deux membres du jury du Festival du Cinéma Américain… Nous regardons des films, et à la sortie de chaque séance je vois dans tes yeux bleus une lumière qui se passe de mots, et qui t’emmène ailleurs, un endroit où on est heureux. Toi, en tout cas…
Tu apparais et tu disparais. C’est comme ça que tu… m’apparais et me disparais.
Un soir, au moment du bar finissant, des notes sorties d’un piano…
Nous sommes quelques-uns à être restés. Nous t’entourons. Ce qui me frappe, et là je te découvre et, je pense, te comprends pour de bon, c’est la manière dont tu fais corps avec le piano. Un piano que tu ne connais pas. Les pianos sont comme les chevaux, on peut les dompter ? Celui-là ne résiste pas, bien qu’il paraisse grand pour toi, et toi, petit pour lui. Vous ne faites qu’un. Les chansons anciennes et nouvelles nous sont confiées dans une respiration qui vous est commune… Mode unplugged, avec élégance et pudeur.
À un moment, ta voix qu’on entend peu hors musique, lâche un mot : poker !
Et nous voici à quatre, dans ta chambre. Nous-mêmes, disparus sans nous en rendre compte, et réapparus avec toi, là, autour d’une table improvisée et des verres.
Ton art de la disparition-réapparition nous aurait contaminés ?
Plus tard, quelques années, nous nous retrouvons. Tu me disais "grand dessinateur" et j’étais flatté. Ce jour-là, tu me dis « grand joueur de poker ». Cette mémoire affective, déformeuse de vérité, me touche bien plus.
Plus tard encore, notre chemin, à ta demande, deviendra commun pour un temps : une série de concerts Salle Pleyel. Quelques-unes de mes femmes dessinées t’entourent discrètement, projetées ici et là sur la scène.
Le soir, tard, la nuit, chez toi, ce fameux chez toi, je découvre et comprends enfin ta démesure. Tu es connecté à une machinerie musicale électro-indicible, un vaisseau imprenable qui fend le boulevard Montparnasse. Quelque chose qui est une part de toi. Une partie même, et grande. C’est vers ça que ton regard filait à la sortie des séances de Deauville.
Tu disparaissais pour aller là. Là où est ta vie, là où tu es, et d’où il ne faut pas te sortir.
Cher Christophe, celui qui t’a déconnecté de ton vaisseau imprenable est indigne.
Mais je sais, et lui pas. Tu disparais, et tu réapparais…
Enki Bilal
Musique
- Christophe - Daisy
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