mardi 2 juin 2020

*Il suffit d'un lecteur !

vendredi 29 mai 2020
par Augustin Trapenard
France Inter

Lettre d'Intérieur


"Il suffit d’un lecteur, d’un seul, pour qu’un livre se relève d’entre les morts" - Claro

 

Claro est écrivain et traducteur. Dans cette lettre adressée à son prochain livre, il interroge l'acte d'écrire, célèbre la magie de la phrase ainsi que le pouvoir, parfois terrifiant, du langage.



Des livres anciens trônent dans une bibliothèque
 
Des livres anciens trônent dans une bibliothèque © Getty / Juan Jacobo Zanella Gonzalez
 



Lamothe-en-Blaisy, le 28 mai 2020
Au livre à venir,
A écrire une lettre, je me casserai je crois les ongles, car une lettre n’est-ce pas se veut envol, décochée la voilà qui file, fend l’air mental, l’air géographique, c’est bel et bien une adresse, au sens rhétorique, et qui profitant des vents intimes de la pensée est adressée à quelqu’un, au sens physique, un autre qui a pareillement une adresse, ainsi l’adresse va à l’adresse, la bonne adresse, et pour cela il faut dit-on aussi s’armer d’un soupçon de grâce, il faut cette qualité que désigne également le mot adresse, il faut à tout le moins être adroit si l’on veut que la flèche de la lettre atteigne sa cible, si l’on veut qu’elle ne la manque ni ne la déchire – hélas, mon travail à moi est tout entier acquis à la maladresse, la mauvaise adresse, c’est mon pain quotidien, mon charbon comestible, et quand j’écris je sais que je ne m’adresse pas, je sais il n’y a pas de point de chute, pas de chute à l’extrémité du trajet entrepris par le texte, pas de destinataire caché dans les herbes, je n’écris pas pour, je n’écris pas à, je ne suis même pas sûr que c’est un « je » qui écrit, ou plutôt je suis sûr que je ne veux pas d’un « je » entre ce qui me jette dans l’écriture et ce que j’écris, je préfère imaginer que la phrase fait son travail de phrase, sourde et lente, qu’elle rampe à son rythme et n’espère rien en contrepartie, qu’elle veille juste à conserver une infime longueur d’avance sur la mort, mais ça n’a rien de morbide, c’est juste une forme de magie ordinaire, de magie bête et têtue, je pense ici à ce qu’a écrit Franck Venaille dans Chaos : « Je ne souhaite exprimer rien d’autre que cela : avoir éprouvé la peur du langage » ; je pense aussi à que ce dit Dominique Fourcade dans ce livre intitulé magdaléniennement qui vient de paraître aux éditions P.O.L :  
Voulez-vous être les ongles qui poussent aux mains cérébralement mortes et qu’on chante ensemble ;
Fourcade, dans le même livre, nous dit aussi : 
En vérité si, non sans nausée, je regarde en arrière, il me semble que je n’étais pas là quand mes livres sont arrivés.
Voilà. Quand j’écris, je n’y suis pour personne, à la lettre je suis absent, tout entier absent, passé passant dans autre chose, tout autre chose, je suis au mieux le vide agacé qui secoue la matière de mon livre – en ces temps où l’isolement est la dernière chose à pouvoir nous rapprocher, il se trouve qu’un de mes livres s’est retrouvé en cale sèche, hors de portée des mains et des yeux, confiné lui aussi : la belle affaire ! vivra-t-il vivra-t-il pas ? Si j’en avais le souci à quoi bon me servirait la peur du langage ? Ce n’est qu’un livre, un enfant perdu de plus dans cette étrange forêt que conchient jour et nuit des bûcherons aveugles, un simple organe de papier qu’un rien toutefois peut réanimer à sa guise, puisqu’il suffit d’un lecteur d’un seul pour qu’un livre se relève d’entre les morts, il existe en librairie ce qu’on appelle un « rayon poésie » : miel et soleil réunis.
Longue vie aux abeilles
Claro

 

 

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