mercredi 17 juin 2020

*Je cherche une adresse

 

 

vendredi 5 juin 2020
par Augustin Trapenard
France Inter

lettre d'intérieur

 

"Un jour on va mourir. On ne se sera jamais reparlé. Je pense qu’on a des choses à se dire."- Christine Angot

 

Christine Angot est écrivain. Dans cette lettre elle lance un appel bouleversant à son demi-frère. Un frère perdu de vue, dont elle ne connait ni l'adresse, ni le numéro de téléphone. Un frère qu'elle aimerait revoir. 


"Je voulais que tu saches que depuis des années je cherche une adresse, ou un numéro où te joindre. J’aimerais te voir." : Christine Angot cherche à retrouver son frère
 
"Je voulais que tu saches que depuis des années je cherche une adresse, ou un numéro où te joindre. J’aimerais te voir." : Christine Angot cherche à retrouver son frère © Getty / 
 
 
Paris, le 3 juin 2020

Cher Philippe,

On m’a dit que tu habitais toujours à Strasbourg. Tu es mon demi-frère. Nous avons le même père. J’avais vingt-huit ans quand je t’ai rencontré. Tu devais en avoir vingt-deux. On s’est croisé quelques fois. On s’est raté. L’inceste que j’ai subi de treize à seize ans est le motif principal de ce ratage.

Mon père, qui est aussi le tien, et que j’ai rencontré l’année de mes treize ans comme tu le sais, ne souhaitait pas que je vous rencontre quand vous étiez petits. La première chose que j’ai demandé à mon père, à treize ans quand j’ai fait sa connaissance, malheureusement huit jours après il s’est permis de m’embrasser sur la bouche, et de me dire que son sexe était dur quand il me parlait au téléphone, mais la phrase que je lui ai dite le plus souvent, c’est : quand est-ce que je pourrais rencontrer tes enfants ? Vous ne connaissiez pas mon existence. Ta mère et lui ont eu peur que ça vous perturbe et que ça perturbe vos études. Ils ont attendu que vous passiez le bac.

Philippe, je ne veux pas raconter toute l’histoire, c’est pour que les gens qui nous écoutent comprennent. Ce que je veux te dire à toi, c’est que je regrette qu’on se soit raté. Je sais que tu as été désireux d’avoir des liens avec moi, tu as essayé, tu es venu me voir à Nice et je ne t’ai pas répondu, je sais qu’on s’est croisé une fois à Paris et que ça s’est mal passé. Je sais tout ça.

Ensuite, quand mon père est mort, notre père, tu n’avais pas ma nouvelle adresse, j’habitais Montpellier, tu as téléphoné à Paris chez mon éditeur. Je t’ai rappelé. Tu m’as dit qu’il était mort le matin. Je ne le voyais plus déjà depuis longtemps. Cette année-là, justement, je publiais mon livre, L’Inceste. Je veux te remercier de m’avoir appelée ce jour-là. Tu m’as proposé de venir à l’enterrement, je regrette de ne pas être venue. Je n’avais pas la force d’y aller seule. Et je n’ai trouvé personne pour m’accompagner. Je t’ai donné mon numéro de téléphone. Tu m’as rappelée le soir à mon hôtel. Tu avais envie qu’on se revoie. J’étais d’accord. Mais j’ai ajouté que c’était compliqué parce que j’avais quand même vécu des choses très graves avec mon père qui est aussi le tien. Et là, tu m’as dit quelque chose que je n’ai pas pu supporter. « Toi, tu dis ça. Mais lui, il disait que c’était faux. » J’ai répondu : « Si tu penses ça, on ne pourra pas se voir Philippe. »

Maintenant, le temps a passé. J’espère que tu vas bien. Je voulais que tu saches que depuis des années je cherche une adresse, ou un numéro où te joindre. J’aimerais te voir. Une amie journaliste a même fait des recherches. Récemment, je suis allée à Strasbourg à l’invitation du TNS. Dans les rues, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que j’allais peut-être te croiser. Un grand jeune homme blond. Je ne sais pas quel est ton visage d’adulte.

Un jour on va mourir. On ne se sera jamais reparlé. Je pense qu’on a des choses à se dire. Tu es mon frère.

Je t’embrasse,


Christine

 

6 commentaires:

  1. C'est le cri d'une triple souffrance: avoir subi ce qu'elle a subi de la part de son père, entendre que son frère ne la croit pas, et ne plus voir son frère pour faire la paix...
    Je compatis à cette souffrance. Et je ne parle pas de ce qu'elle endure avec le jugement des gens...
    •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

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  2. L'inceste, est l'interdit, la pire des choses, un acte terrible qui saccage... Christine Angot finit par en parler en toute "confidence"..exprimée dans ses livres,sous forme de "roman" c'est bien socialement lui a-t-on dit... le livre, ses livres,l' éloignent mais la ramènent toujours à la même histoire, son histoire personnelle.... même si l'inceste ne se parle pas à la 1ère personne du singulier. Un livre qui va loin, vite et fort ne craignant nullement de choquer. Elle écrit avec son corps, son souffle, sa douleur, sa souffrance sa colère, son humour, sa folie – muselée par l’écriture –
    oui, triple souffrance : cette lettre adressée à son demi-frère qu' elle ne peut pas rencontrer, avec qui parler.... et le jugement à vif des autres. Elle aime choquer, dire ce qui habituellement ne se dit pas... aime la marginalité.... démarrer fort...Christine Angot se marque par sa singularité.

    Dans cette lettre qui paraît sincère, son auteur parle d'elle-même et dit plus que dans ses romans autobiographiques (?) ... peut-être ! contradictions ? difficile de se faire une réelle idée.

    merci à toi.

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  3. Comme le dit Célestine, c'est une souffrance multiple. Il y a des personnes qui subissent tellement de choses qu'on se demande comment c'est possible. Si seulement le frère pouvait sortit de l'ombre, ce serait déjà un baume sur quelques blessures. Bises alpines.

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  4. Je n'ai rien lu de Christine Angot. Je ne la connais donc que de très loin, dans ce j'ai pu en lire çà et là.
    La lettre évoque bien toute l'ambiguïté de cette quête de rencontre, rendue impossible. Dès lors qu'est révélé l'inceste la rupture s'installe dans une fratrie/famille, qu'il s'agisse de demi-frères/sœurs ou des familles « classiques ».
    La lettre montre une certaine volonté réciproque de rencontre manifestée lors du décès du père incestueux. Se trouve mis en lumière et exacerbé ce côté tragique : chacun fait « quelque chose » pour rencontrer l'autre, mais au final c'est absolument impossible parce que en même temps chacun fait tout pour que cela ne se produise pas… c'est une sorte de dynamique quelque peu mortifère de « désir/refus ».
    Dans mon métier de thérapeute j'ai rencontré beaucoup de situations incestueuses. Il y a des résolutions impossibles et tout le monde en souffre durablement. Qui plus est lorsqu'une volonté de médiatiser l'événement, c'est installée chez un des protagonistes comme moyen de résolution, c'est généralement un résultat bien pire, par échec.
    Pauvres enfants, Philippe et Christine…

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  5. J'ai lu "Un amour impossible" et 'Une semaine de vacances", je connais donc Christine Angot par ces deux ouvrages. L'inceste brise des vies, et il est bien difficile ensuite de recoller les morceaux. Une histoire un peu différente, mais j'ai une amie qui a vécu cela. Elle a décidé de pardonner mais elle n'oubliera jamais...
    Bon week-end à toi, chère Den. Je t'embrasse.

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  6. Merci Dédé, Alain, Françoise...tant de choses à rajouter...
    Je vous embrasse.
    Bon après-midi...

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Par Den :
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