jeudi 11 janvier 2018

*Une vie sans fin..................



Le nouveau Frédéric Beigbeder


Bonjour,


"  La vie est une hécatombe. 59 millions de morts par an. 1,9 par seconde. 158 857 par jour. Depuis que vous lisez ce paragraphe, une vingtaine de personnes sont décédées dans le monde – davantage si vous lisez lentement. L’humanité est décimée dans l’indifférence générale.
Pourquoi tolérons-nous ce carnage quotidien sous prétexte que c’est un processus naturel  ? Avant je pensais à la mort une fois par jour. Depuis que j’ai franchi le cap du demi-siècle, j’y pense toutes les minutes.

Ce livre raconte comment je m’y suis pris pour cesser de trépasser bêtement comme tout le monde. Il était hors de question de décéder sans réagir.  "
                                                                                     Frédéric  Beigbeder

Contrairement aux apparences, ceci n’est pas un roman de science-fiction.



-=-=-=-=


1.

MOURIR N’EST PAS UNE OPTION


« La mort, c’est stupide. »
Francis Bacon à Francis Giacobetti
(septembre 1991)



Si le ciel est dégagé, on peut voir la mort toutes les nuits. Il suffit de lever les yeux. La lumière des astres défunts a traversé la galaxie. Des étoiles lointaines, disparues depuis des millénaires, persistent à nous envoyer un souvenir dans le firmament. Il m’arrive de téléphoner à quelqu’un que l’on vient d’enterrer, et d’entendre sa voix, intacte, sur sa boîte vocale. Cette situation provoque un sentiment paradoxal. Au bout de combien de temps la luminosité diminue-t-elle quand l’étoile n’existe plus ? Combien de semaines met une compagnie téléphonique à effacer le répondeur d’un cadavre ? Il existe un délai entre le décès et l’extinction : les étoiles sont la preuve qu’on peut continuer de briller après la mort. Passé ce light gap, arrive forcément le moment où l’éclat d’un soleil révolu vacille comme la flamme d’une bougie sur le point de s’éteindre. La lueur hésite, l’étoile se fatigue, le répondeur se tait, le feu tremble. Si l’on observe la mort attentivement, on voit que les astres absents scintillent légèrement moins que les soleils vivants. Leur halo faiblit, leur chatoiement s’estompe. L’étoile morte se met à clignoter, comme si elle nous adressait un message de détresse… Elle s’accroche.





Ma résurrection a commencé à Paris, dans le quartier des attentats, le jour d’un pic de pollution aux particules fines. J’avais emmené ma fille dans un néo-bistrot nommé Jouvence. Elle mangeait une assiette de saucisson de bellota et je buvais un Hendrick’s tonic concombre. Nous avions perdu l’habitude de nous parler depuis l’invention du smartphone. Elle consultait ses WhatsApp pendant que je suivais des top-models sur Instagram. Je lui ai demandé ce qu’elle aimerait le plus comme cadeau d’anniversaire. Elle m’a répondu : « Un selfie avec Robert Pattinson. » Ma première réaction fut l’effarement. Mais à bien y réfléchir, dans mon métier d’animateur de télévision, je réclame aussi des selfies. Un type qui interroge des acteurs, des chanteurs, des sportifs et des hommes politiques devant des caméras ne fait rien d’autre que de longues prises de vue à côté de personnalités plus intéressantes que lui. D’ailleurs, quand je sors dans la rue, les passants me réclament une photo en leur compagnie sur leur téléphone, et si j’accepte volontiers, c’est parce que je viens d’accomplir exactement la même démarche sur mon plateau entouré de projecteurs. Nous menons tous la même non-vie ; nous voulons briller dans la lumière des autres. L’homme moderne est un amas de 75 000 milliards de cellules qui cherchent à être converties en pixels.
Le selfie exhibé sur les réseaux sociaux est la nouvelle idéologie de notre temps : ce que l’écrivain italien Andrea Inglese appelle « l’unique passion légitime, celle de l’autopromotion permanente ». Il existe une hiérarchie aristocratique édictée par le selfie. Les selfies solitaires, où l’on s’exhibe devant un monument ou un paysage, ont une signification : je suis allé dans cet endroit et pas toi. Le selfie est un curriculum visuel, une e-carte de visite, un marchepied social. Le selfie à côté d’une célébrité est plus lourd de sens. Le selfiste cherche à prouver qu’il a rencontré quelqu’un de plus connu que son voisin. Personne ne demande de selfie à un anonyme, sauf s’il a une originalité physique : nain, hydrocéphale, homme-éléphant ou grand brûlé. Le selfie est une déclaration d’amour mais pas seulement : il est aussi une preuve d’identité (« the medium is the message », avait prédit McLuhan sans imaginer que tout le monde deviendrait un medium). Si je poste un selfie à côté de Marion Cotillard, je n’exprime pas la même chose que si je m’immortalise avec Amélie Nothomb. Le selfie permet de se présenter : regardez comme je suis beau devant ce monument, avec cette personne, dans ce pays, sur cette plage, en plus je vous tire la langue. Vous me connaissez mieux à présent : je suis allongé au soleil, je pose le doigt sur l’antenne de la tour Eiffel, j’empêche la tour de Pise de tomber, je voyage, je ne me prends pas au sérieux, j’existe parce que j’ai croisé une célébrité. Le selfie est une tentative pour s’approprier une notoriété supérieure, pour crever la bulle de l’aristocratie. Le selfie est un communisme : il est l’arme du fantassin dans la guerre du glamour. On ne pose pas à côté de n’importe qui : on veut que la personnalité de l’autre déteigne sur soi. La photo avec un « people » est une forme de cannibalisme : elle engloutit l’aura de la star. Elle me fait entrer dans une orbite nouvelle. Le selfie est le langage nouveau d’une époque narcissique : il remplace le cogito cartésien. « Je pense donc je suis » devient « Je pose donc je suis ». Si je fais une photo avec Leonardo DiCaprio, je suis supérieur à toi qui poses avec ta mère au ski. D’ailleurs, ta mère aussi ferait volontiers un selfie à côté de DiCaprio. Et DiCaprio à côté du pape. Et le pape avec un enfant trisomique. Cela signifie-t-il que la personne la plus importante du monde est un enfant trisomique ? Non, je m’égare : le pape est l’exception qui confirme la règle de la maximisation de la célébrité par la photographie portable. Le pape a cassé le système du snobisme ego-aristocratique initié par Dürer en 1506 dans La Vierge de la fête du rosaire, où l’artiste s’est peint au-dessus de Sainte Marie Mère de Dieu.
(...)

Cette année, ma mère a fait un infarctus et mon père est tombé dans un hall d’hôtel. J’ai commencé à devenir un habitué des hôpitaux parisiens. J’ai ainsi appris ce qu’était un stent vasculaire et découvert l’existence des prothèses du genou en titane. J’ai commencé à détester la vieillesse : l’antichambre du cercueil. J’avais un emploi surpayé, une jolie fille de dix ans, un triplex dans le centre de Paris et une BMW hybride. Je n’étais pas pressé de perdre tous ces bienfaits. En revenant de la clinique, Romy est entrée dans la cuisine avec un sourcil plus haut que l’autre.
— Papa, si je comprends bien, tout le monde meurt ? Il va y avoir grand-père et grand-mère, puis ce sera maman, toi, moi, les animaux, les arbres et les fleurs ?
Romy me regardait fixement comme si j’étais Dieu, alors que je n’étais qu’un père de famille mononucléaire en stage de formation accélérée à la fréquentation des services de chirurgie cardiovasculaire et orthopédique. Il fallait que je cesse de dissoudre des pilules de Lexomil dans mon Coca matinal afin de proposer une issue à son angoisse. J’ai un peu honte de l’admettre, mais jamais je n’avais envisagé que mon père et ma mère seraient un jour octogénaires, et qu’ensuite ce serait mon tour, puis celui de Romy. J’étais nul en maths et en vieillesse. Sous la chevelure jaune de petite poupée parfaite, deux sphères bleues commençaient de se remplir d’eau entre le four à micro-ondes et le réfrigérateur bourdonnant. Je me suis souvenu de sa révolte le jour où sa mère lui avait appris que le Père Noël n’existait pas : Romy déteste le mensonge. Elle ajouta alors une phrase très aimable :
— Papa, j’ai pas envie que tu meures…
Comme il est délectable de retirer sa carapace… Cette fois c’était moi qui m’embuais en réfugiant mon nez dans la douceur de son shampooing à la mandarine et au citron vert. Je ne comprenais toujours pas comment un homme aussi laid avait pu enfanter une fille aussi jolie.
— T’inquiète pas chérie, lui ai-je répondu, à partir de maintenant, plus personne ne meurt.
Nous étions beaux à voir, comme souvent les gens tristes. Le malheur embellit le regard. Toutes les familles heureuses se ressemblent, écrit Tolstoï au début d’Anna Karénine, mais il ajoute que chaque malheur est unique. Je ne suis pas d’accord : la mort est un malheur banal. Je me suis éclairci la gorge comme le faisait mon grand-père militaire quand il sentait qu’il était temps de rétablir l’ordre dans sa maison.
— Mon amour, tu te trompes complètement : certes, les gens, les animaux et les arbres mouraient pendant des millénaires, mais à partir de nous, c’est terminé.
Il ne me restait plus qu’à tenir cette promesse inconsidérée.



UNE VIE SANS FIN 


(Roman)
Bernard Grasset - Paris

Frédéric Beigbeder

*****




10 commentaires:

  1. Tellement touchant... Bise, bon jeudi tout en douceur!

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    1. Oui, merci Maria-Lina pour ta fidélité.
      Bisou de bonne soirée.
      Den

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  2. Il est quand même diablement fort, ce Frédéric, pour parvenir à nous tenir en haleine dès la première page de son roman, avec un truc aussi improbable que l'immortalité...
    Vrai, nul besoin de disserter des heures, on a envie de savoir la suite...
    J'ai retrouvé, dans son rapport à sa fille, quelque chose de Desproges avec Perrine.
    Bisous chère Den
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. Diablement fort.... et pour illustrer encor' plus ce propos d'"une vie sans fin" je rajoute cette anecdote parue dans les journaux....Frédéric Beigbeder a ri, mais jaune car il était présent dans le bar du Ritz lors du braquage de l'hôtel, hier le 10 janvier 2018 et a bien cru voir sa dernière heure arriver...redoutant une attaque terroriste.... c’était juste un braquage de bijoux et de montres de luxe exposés derrière des vitrines de ce haut lieu mythique. Il a su que c’était un hold-up, via SMS, et une fois fini, il est ressorti des toilettes « en chaussettes pour ne pas faire de bruit ».... plutôt choqué....! on le comprend !

      ....

      pardon M. Frédéric Beigbeder d'avoir souri.... mais c'était gentiment...

      ......

      Merci Céleste pour ton com.
      Bonne soirée à toi.
      Bisou.
      Den

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  3. Je n'ai rien lu de cet auteur car je n'ai jamais été tentée. Merci pour ces extraits.

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    1. Moi non plus je n'avais rien lu , mais celui-ci, comme l'écrit Célestine donne envie d'aller plus loin "on a envie de savoir la suite"... et peut-être découvrir l'auteur, autrement de ce que l'on croit connaître de lui...
      Merci Marie.
      Bonne soirée.
      Den

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  4. De Beigbeder, j'ai lu "Windows on the world", fiction saisissante sur le 11 septembre, et "un roman français", tout aussi saisissant, mais dans l'introspection.
    Evidemment, maintenant qu'il est quinquagénaire et tout jeune papa (la première est grande, mais le troisième est en route), l'idée de la mort se rapprochant à vive allure, il y a de quoi flipper...
    Je pressens, une fois de plus, quelque chose de saisissant dans ce roman. L'écriture est belle et vous empoigne.

    (((maintenant, perso, j'aime bien l'idée d'être provisoire dans ce monde...)))

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    1. Perdu mon com ! je recommence....
      je disais que dimanche soir sur France 2 Laurent Delahousse interviewait M. Beigbeder sur ce roman ainsi que sur sa mésaventure survenue alors qu'il se trouvait au bar du Ritz, et nous permettait d'en apprendre davantage...
      La lecture de ce passage donne envie en effet de poursuivre les pages....
      quant à l'idée du "provisoire dans ce monde" ... du temporaire, tu aimes bien l'idée... mais a-t-on le choix qu'il en soit autrement ??
      Merci La Baladine de rajouter du sens au sens, douce journée.
      Den

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  5. J'aime bien Beigbeder, il est originaire de chez nous bien que je pense qu'il est souvent dans la légèreté, je ne suis pas certaine non plus que nous ayions les moyens de nous offrir ces élixirs de vie, à lire tout de même sans doute... Il a un style facile !
    Merci Den, tu vas bien j'espère !
    Bisous

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    1. Oui je crois qu'on peut l'apercevoir près de Biarritz, déambuler en famille dans les rues de la ville... quant à son 10ème roman il parle avec légèreté d'un thème portant sur la vie éternelle espérée pour certains.... et pourquoi pas en tentant de tuer la mort... "Ce sont des utopies à la fois charlatanesques et en même temps très sérieuses scientifiquement", indique l'auteur...C'est le plus vieux rêve de l'humanité, qui n'empêche pas de se poser une foule de questions....
      Merci Marine...
      Oui je vais UN PEU mieux, mais ce n'est pas encore ça et je dois ralentir mon rythme, ce que j'aurais dû faire depuis longtemps !
      Je t'embrasse.
      Den

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Par Den :
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