Salina :
les trois exils
de
Laurent Gaudé
(Roman)
Actes Sud
***
Pour ma mère,
Pour ma fille,
Ce qui passe, vit et se transmet.
Le jour des origines
Au tout début de sa vie, dans ces jours d'origine, où la matière est encore indistincte, où tout n'est encore que chair, bruits sourds, pulsations, veines qui battent, et souffle qui cherche son chemin, dans ces heures où la vie n'est pas encore sûre, où tout peut renoncer et s'éteindre, il y a ce cri, si lointain, si étrange que l'on pourrait croire que la montagne gémit, lassée de sa propre immobilité.
Les femmes lèvent la tête et se figent, inquiètes. Elles hésitent, ne sont pas certaines d'avoir bien entendu, et pourtant cela recommence : au loin, vers la montagne Tadma que l'on ne franchit pas, un enfant pleure. Est-ce qu'elles sentent, les femmes du clan Djimba, à cet instant, tout ce que contient ce cri ? Le sang qu'il porte en lui ? Les convulsions, les corps meurtris, les bannissements et la rage ? Est-ce qu'elles sentent que quelque chose commence avec ce tout petit cri à peine identifiable, quelque chose qui ne va pas cesser de grandir jusqu'à tout renverser ?
Petit à petit, les pleurs deviennent plus nets. Cela ne fait plus de doute : le nourrisson se rapproche.
Hommes et femmes convergent vers l'entrée du village pour attendre ce qui vient. Il faut encore de longues minutes pour qu'un cavalier apparaisse. Il avance lentement disparaît parfois au gré des noeuds du sentier. Il avance et c'est bien de lui que proviennent les pleurs d'enfant.
Sissoko Djimba, le chef du village, appelle ses guerriers. Ils se regroupent, les muscles bandés, le regard sûr. Il n'y a pas de peur. Ils constatent juste que les dieux leur envoient quelqu'un et qu'il faut faire face à cet évènement. Chacun a mis ses habits d'apparat : de longues tuniques aux couleurs vives, et à la ceinture, l'épée Takouba - fer sacré des ancêtres. Le vent chaud du désert se lève et fait claquer les 'étendards du village. Les hommes sont parfaitement immobiles. Ils savent le temps qu'il faut pour que le cavalier arrive jusqu'à eux et ils attendent.
D'abord, il y a ce jour des origines, lointain, où dans la chaleur du désert, après une longue attente, le cavalier arrive enfin. Il ne change pas son allure, n'hésite pas ni ne se presse. Il est maintenant à une centaine de mètres du groupe. Chacun cherche à l'identifier mais personne ne connaît les insignes qu'il porte. Son cheval est pourvu de sacoches de cuir qu' aucun membre du clan Djimba n'a jamais vues.. Même sur le grande marché de la lointaine Kamangassa, il n'y a pas de telle maroquinerie. Il doit venir de plus loin que les terres connues. Il est couvert de poussière. Son corps fait si peu de mouvements qu'on pourrait le croire scellé à son cheval, condamné peut-être à errer ainsi, allant où sa monture décide de le mener. Quel âge a-t-il ? Nul ne peut le dire. L'homme avance. Les Djimba pensent un temps qu'il va traverser leur groupe sans rien dire, sans rien faire, comme si leur présence n'avait aucune importance, mais ce n'est pas ce qu'il fait. A dix pas de Sissoko Djimba, il s'arrête. Dans le creux de son bras gauche, tout le monde peut maintenant voir distinctement qu'il porte un nourrisson dans ses langes. Et les cris de l'enfant résonnent. Il n'a pas cessé de crier. Un petit être de chair est là, depuis des jours, des semaines, d'aussi loin qu'est parti cet homme étrange, et il pleure, avec force, sans se lasser. C'est miracle, même, qu'il n'ait pas fini par sombrer dans un épuisement du corps. Le silence dure. Puis, lentement, le cavalier passe une jambe au-dessus de la croupe de son cheval et pose pied à terre. Il porte toujours l'enfant. Il fait quelques pas jusqu'à être à mi-chemin entre Sissoko et sa monture et dépose au sol le paquet de linge qui pleure encore, puis il remonte sur son cheval et sans attendre de voir ce qu'il se passe, sans dire un mot - qu'il aurait de toute façon prononcé dans une langue inconnue à laquelle personne n'aurait pu répondre - à moins que dans les terres d'où il vient, il n'y ait tout simplement aucune langue -, lentement, il repart, rebroussant chemin, laissant derrière lui pour la première fois, depuis des jours, des semaines peut-être, les cris de l'enfant qu'il vient d'abandonner. Laurent Gaudé
Salina : les trois exils
Sissoko Djimba, le chef du village, appelle ses guerriers. Ils se regroupent, les muscles bandés, le regard sûr. Il n'y a pas de peur. Ils constatent juste que les dieux leur envoient quelqu'un et qu'il faut faire face à cet évènement. Chacun a mis ses habits d'apparat : de longues tuniques aux couleurs vives, et à la ceinture, l'épée Takouba - fer sacré des ancêtres. Le vent chaud du désert se lève et fait claquer les 'étendards du village. Les hommes sont parfaitement immobiles. Ils savent le temps qu'il faut pour que le cavalier arrive jusqu'à eux et ils attendent.
D'abord, il y a ce jour des origines, lointain, où dans la chaleur du désert, après une longue attente, le cavalier arrive enfin. Il ne change pas son allure, n'hésite pas ni ne se presse. Il est maintenant à une centaine de mètres du groupe. Chacun cherche à l'identifier mais personne ne connaît les insignes qu'il porte. Son cheval est pourvu de sacoches de cuir qu' aucun membre du clan Djimba n'a jamais vues.. Même sur le grande marché de la lointaine Kamangassa, il n'y a pas de telle maroquinerie. Il doit venir de plus loin que les terres connues. Il est couvert de poussière. Son corps fait si peu de mouvements qu'on pourrait le croire scellé à son cheval, condamné peut-être à errer ainsi, allant où sa monture décide de le mener. Quel âge a-t-il ? Nul ne peut le dire. L'homme avance. Les Djimba pensent un temps qu'il va traverser leur groupe sans rien dire, sans rien faire, comme si leur présence n'avait aucune importance, mais ce n'est pas ce qu'il fait. A dix pas de Sissoko Djimba, il s'arrête. Dans le creux de son bras gauche, tout le monde peut maintenant voir distinctement qu'il porte un nourrisson dans ses langes. Et les cris de l'enfant résonnent. Il n'a pas cessé de crier. Un petit être de chair est là, depuis des jours, des semaines, d'aussi loin qu'est parti cet homme étrange, et il pleure, avec force, sans se lasser. C'est miracle, même, qu'il n'ait pas fini par sombrer dans un épuisement du corps. Le silence dure. Puis, lentement, le cavalier passe une jambe au-dessus de la croupe de son cheval et pose pied à terre. Il porte toujours l'enfant. Il fait quelques pas jusqu'à être à mi-chemin entre Sissoko et sa monture et dépose au sol le paquet de linge qui pleure encore, puis il remonte sur son cheval et sans attendre de voir ce qu'il se passe, sans dire un mot - qu'il aurait de toute façon prononcé dans une langue inconnue à laquelle personne n'aurait pu répondre - à moins que dans les terres d'où il vient, il n'y ait tout simplement aucune langue -, lentement, il repart, rebroussant chemin, laissant derrière lui pour la première fois, depuis des jours, des semaines peut-être, les cris de l'enfant qu'il vient d'abandonner. Laurent Gaudé
Salina : les trois exils
J'aime vraiment cet auteur. Je n'ai pas lu celui-ci mais je le note.
RépondreSupprimerBon dimanche.
« Salina » est un roman en dehors du temps et de l'espace, un concentré tragique des « lointains » : entre Grèce antique, déserts d'Afrique et fleuves indiens, il déroule son drame universel. Par la force de son récit, de ses images et de ses scènes symboliques, ce nouveau roman de Laurent Gaudé paru en octobre dernier, entraîne son lecteur haut et loin !
Supprimerbonne lecture à toi, Marie.
J'en ai lu plusieurs, pas celui-là.
RépondreSupprimerDen, j'ai appris la perte de l'enveloppe contenant les breloques. Mon carton part de main; si jamais je le reçois, le bracelet partira à part.......Bons baisers
Anne
Salina, « femme salée par les pleurs », condamnée à trois exils, touche par sa poésie et son propos universel. Conte brûlant...
SupprimerSalina, l'héroïne est entourée de silence, de calme dans ce récit légendaire, vierge de tout, ,... et pour être inhumée, il faut que le cimetière l'accepte,... le prix est ainsi à payer, prix pourtant crédible dans cette épopée d'un autre temps qui trouve cependant des ramifications sur notre territoire.... imaginaire ?
Comme toujours Laurent Gaudé nous emmène dans son univers tragique, fantastique et merveilleux . Son écriture et son sens de la narration nous envoûtenf de la première à la dernière phrase. Il nous donne à réfléchir sur ce que nous sommes et pourquoi ?
"Je suis morte, le corps entier dans la rivière,
Et l'eau fraîche a poncé ma vieille peau comme une pierre,
Jusqu'à ce qu'elle soit lisse et sans âge.
Je suis peut-être encore là-bas,
Bloquée entre deux branches d'arbres,
Ecoutant du fond de l'eau les bruits sourds de la vie.
Je suis peut-être encore là-bas,
Comme un galet de chair,
Témoin d'une vie révolue".
Pour le bracelet, je t'ai répondue.... ne t'inquiète pas.
Bisou.
Bonne prochaine lecture !
ce roman-conte, en forme d'ode, brûlé de soleil, confirme cet écrivain-dramaturge qu'il est un de nos meilleurs conteurs...
SupprimerCoucou ma poétesse provençale. Je n'ai lu de lui que "Ecoutez nos défaites" et j'ai été ravie de sa puissance poétique. Alors je note cette nouvelle référence. Merci et bises alpines enneigées.
RépondreSupprimerbeau, puissant, émouvant...
Supprimer"L'exil est un thème intéressant parce qu’il percute à la fois notre monde d’aujourd’hui, de manière très évidente. C'est un thème avec lequel on a beaucoup à faire et à dire en ce moment mais c'est aussi un thème qui vient de très loin et qui souvent est très présent dans la mythologie, il traverse comme ça l'histoire de la littérature (...) La vengeance est aussi un thème que j'aborde dans ce livre et qui m’intéresse beaucoup. Ce sentiment est en chacun de nous et on ne peut pas le nier (...) Salina, les trois exils c'est au fond et avant tout l’exploration du cycle de la vengeance", raconte Laurent Gaudé au micro de RTL.
....bannie de tous Salina n'aura connue qu'un exil perpétuel !
merci Dédé,
bisou amical.
Tu me donnes envie de lire ce livre!
RépondreSupprimerj'aime sa profondeur, et tu l'aimeras, je le sais !
Supprimerbonnes fêtes à toi, Marie.
Merci pour tes mots dans mes allées.
J'ai frissonné, j'ai lu et je me dis que c'est le début d'un bel ouvrage, un enfant qui vient de loin, c'est un theme qui touche tant en ces veilles de Noël, je vais tenter de le trouver, merci
RépondreSupprimerBisous
Les mots de l'auteur, à lire en gourmandise, nous entraînent toujours haut et loin, et permettent de développer notre imaginaire, encoeur' plus. Merci...........
SupprimerBisous à toi.