
...(...) Mais cette année, tout cela a disparu ou est à l'arrêt. Cette année, Eva et moi marquons le coup uniquement parce qu'il est moins douloureux d'admettre que c'est Noël aujourd'hui que de faire comme si ça ne l'était pas.
Ce n'est pas évident de trouver un cadeau pour quelqu'un quand il n'y a plus de magasin où l'acheter, quand on peut difficilement s'isoler pour le fabriquer, quand tout ce qu'on possède, chaque haricot et grain de riz, chaque cuillère et stylo et agrafe appartient également à la personne à qui on veut faire un cadeau.
J'ai offert à Eva une paire de ses propres chaussons à pointes. Il y a deux semaines, j'ai pris discrètement ceux qui étaient les moins abîmés dans le placard de son studio de danse et je les ai réparés du mieux possible en cachette pendant qu'elle s'entraînait.
Après les dernières gouttes du détachant de notre mère, j'ai nettoyé le satin en lambeaux. J'ai recousu les semelles en cuir avec du monofilament que j'ai déniché dans le matériel de pêche de notre père. J'ai trempé les coques qui étaient tout écrasées dans un mélange d'eau et de colle à bois et j'ai essayé au maximum de leur redonner forme, puis je les ai cachées derrière le poêle pour qu'elles sèchent, je les ai ensuite retrempées, refaçonnées et séchées à nouveau plusieurs fois de suite. Pour finir, j'ai reprisé le satin usé à l'extrémité des pointes de sorte qu'Eva puisse tirer quelques heures supplémentaires de ces chaussons en dansant d'abord sur l'enchevêtrement des points que j'avais cousus.
Elle est restée sans voix quand elle a ouvert la boîte et qu'elle les a vus.


- Je ne sais pas s'ils vont aller, ai-je dit. Ils sont probablement trop souples. Je ne savais pas très bien ce que je faisais.
Mais tandis que j'était encore en train d'ergoter, elle s'est jetée à mon cou. Nous nous sommes étreintes pendant une longue seconde puis avons bondi toutes les deux en arrière. Ces jours-ci, nos corps portent nos chagrins comme s'ils étaient des bols remplis d'eau à ras bord. Nous devons être vigilantes tout le temps ; au moindre sursaut ou mouvement inattendu, l'eau se renverse et se renverse et se renverse.
Le cadeau qu'Eva m'a donné, c'est ce cahier.

- Ce n'est pas un ordinateur, a-t-elle dit alors que je le dégageais du papier cadeau tout froissé, récupéré d'un anniversaire lointain et pas encore sacrifié pour allumer le feu. Mais il n'a jamais été utilisé, aucune page.
- Un cahier vierge ! me suis-je émerveillée. Mais où l'as-tu donc trouvé ?
- Derrière ma commode. Il a dû tomber là il y a des années.
J'ai pensé que tu pourrais t'en servir pour écrire sur maintenant. Pour nos petits-enfants, ou que sais-je.
Pour l'instant, des petites-enfants semblent moins probables que des extra-terrestres venus de Mars, et quand j'ai soulevé la couverture en carton taché et que j'ai feuilleté les pages qui sentaient légèrement le renfermé, toutes blanches à l'exception de l'échafaudage des lignes, je dois admettre que je pensais davantage à réviser pour les Achievement Tests qu'à tenir la chronique de cette époque. Et pourquoi, c'est agréable d'écrire. Le bruit sec et rapide des touches de mon clavier d'ordinateur me manque, ainsi que la luminosité de l'écran, mais ce soir, ce stylo est comme le vin de la Plaza dans ma main, et déjà les lignes qui guident ces mots sur la page évoquent plus la chaîne du métier à tisser de notre mère et moins les barres de l'échafaudage que j'avais imaginé qu'elles étaient au départ. Déjà, je vois combien il y a de choses à raconter.
Ce que je voulais vraiment offrir à Eva, c'était de l'essence. Juste un peu - assez pour que le groupe électrogène fonctionne et qu'elle puisse mettre ne serait-ce qu'un seul CD, qu'elle puisse laisser la musique la pénétrer à nouveau jusque dans ses os ; juste un gallon ou deux pour qu'elle n'ait plus à danser qu'aux seuls battements impitoyables du métronome.
Mais il n'y a plus d'essence. A notre retour de la ville, la dernière fois que nous y sommes allés, l'implacable aiguille de la jauge d'essence était bien en dessous de zéro.
- On a parcouru les cinq derniers kilomètres grâce aux vapeurs d'essence, les filles, avait annoncé notre père. M'est avis qu'on ne va pas bouger pendant un moment. Mais ne vous inquiétez pas, on a plus de provisions qu'il n'en faut, et quant tout repartira, je prendrai le jerrycan et j'irai à la ville en stop.

Notre père est enterré à présent dans la forêt, le jerrycan vide rouillé quelque part dans le désordre de son atelier
et Eva devra danser aux sons faiblissant de sa mémoire pendant encore quelques temps. (...)
et Eva devra danser aux sons faiblissant de sa mémoire pendant encore quelques temps. (...)

Dans la forêt
Jean Hegland
p. 14-15-16
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