mercredi 25 mai 2016

*Elle a été ici......




"Elle a été ici . Sur la Terre et dans sa maison. 

Dans sa maison on peut visiter trois pièces. Leur accès est limité par des rubans de velours rouge. Sur un chevalet, une reproduction de son dernier tableau, un bouquet de tournesols et de roses trémières. 

Elle ne peignait pas que des fleurs. 

Une porte peinte en gris, fermée à clef, menait à un étage, où j'imaginais  des fantômes. Et quand on sortait de la maison, on les voyait, Paula et Otto, les Modersohn-Becker. Pas des fantômes  mais des monstres   en habits d'époque, très kitsch à la fenêtre de leur maison de morts, par-dessus la rue, par-dessus nos têtes de vivants. Un couple de mannequins de cire, d'une laideur bicéphale à la fenêtre de cette jolie maison de bois jaune. 

*

L'horreur est là avec la splendeur, n'éludons pas, l'horreur de cette histoire, si la vie est une histoire : mourir à trente et un ans avec une oeuvre devant soi  et un bébé de dix-huit jours. 

Et sa tombe :  elle est horrible. A Worpswede,  village confit dans le tourisme. Le Barbizon de l'Allemagne du Nord. L'ami sculpteur Bernhard Hoetger, qui y va de son monument. Une grande stèle de granit et de briques : une femme à demi nue, allongée plus grande que nature, un bébé nu assis sur son ventre. Comme si le bébé était mort aussi, mais il n'est pas mort. Mathilde Modersohn a vécu quatre-vingt-onze ans.
Le monument est désormais abîmé par le temps, par le vent et la neige de Worpswede.

Paula Modersohn-Becker écrivait dans son journal, le 24 février 1902, cinq ans avant sa mort : "j'ai souvent pensé à ma tombe... elle ne doit pas avoir de tertre. Il faut juste un rectangle avec des oeillets blancs autour.
Et autour encore, un modeste sentier de graviers, lui aussi bordé d'oeillets, et un treillis de bois, tout simple, pour porter l'abondance des roses. Et il y aurait un petit portail pour que les gens me rendent  visite, et au fond un tranquille petit banc pour que les gens s'assoient.  Ce serait dans le cimetière de notre église de Worpswede, le long de la haie qui donne sur les champs, dans la partie ancienne, pas à l'autre bout. Peut-être aussi, à la tête de ma tombe, deux petits genévriers, et entre les deux, un tableau de bois noir avec juste mon nom, pas de date, pas d'autres mots. C'est comme ça qu'il faudrait que ce soit.... et je voudrais peut-être aussi qu'il y ait un bol où les gens déposeraient des fleurs fraîches".

Les gens qui vont la voir déposent les fleurs entre les genoux du bébé. Il y a des rosiers, oui, et des arbustes. Au centre de l'épitaphe sculptée dans le granit, le mot GOTT se détache en lettres majuscules. Un ami germanophe  reconnaît un verset biblique,  le 8:28 des Romains : "Toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment DIEU". Pour elle qui ne cite jamais le nom de Dieu, sauf quand elle lit Nietzsche.

Cette anticipation de la tombe : est-ce si bizarre à vingt-six ans ? Otto a perdu sa première et jeune épouse  : est-ce que la deuxième et jeune épouse n'a pas un   pincement au coeur, en convolant avec ce veuf ?
"J'ai porté de la bruyère sur la tombe de la femme qu'il appela un jour son amour".

Etre ici est une splendeur
Vie de Paula M Becker


Marie Darrieussecq


*****

Le Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris présente du 8 avril au 21 août 2016 la première monographie de Paula M. Becker, artiste peintre allemande née le 8 février 1876 à Dresde, décédée  le 21 novembre  1907 à Worpswede,  à l'âge de 31 ans, des suites de ses couches.

... Un parcours unique et sensible...
pour celle que l'on a nommée la Camille Claudel  d'Outre-Rhin,.
....toutes deux,  femmes comparées par leurs forces créatrices, ... leurs destins tragiques !

Méconnue du public français, pourtant figure majeure de l'Art Moderne, avant-gardiste, très en avance sur son temps.... Paula M Becker  produit abondamment :
750 toiles, 13 estampes, pas moins d'1 millier de dessins....

Un art pourtant exercé pendant une période courte de quatorze années,

" A l'intensité d'un regard"...

Une découverte rare.
Un choc.
Une femme libre et artiste,  qui peint si bien les femmes, l'intériorité, ...et autrement que des odalisques, hors d'un  érotisme masculin...
Un contre-jour, une aura, un regard qui rend tellement bien l'obscurité de ses pensées.


Une peinture simple, directe, brute, âpre, singulière, sans fioriture aucune, personnelle, audacieuse, sublime car faussement naïve, ... un regard particulier de l'artiste qui s'affirme en tant que femme, dans de nombreux auto-portraits, en se peignant dans l'intimité, naturellement, sans complaisance, plus à la recherche de son for intérieur.

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(sur web)

peinture
1000 x 1522
Paula M Becker
auto portrait vu depuis la fenêtre sur Paris  1900


Paris, lieu de sa liberté, de son indépendance où elle part travailler le nu, à la veille de l'an 1900, tout un symbole.... elle a 24 ans. A Paris elle  découvre  des influences, des aspects  mêlant l'impressionnisme (de Paul Cézanne, Van Gogh, Gauguin), le cubisme (de Picasso), le fauvisme...
dans tous les cas sa peinture résume à elle seule l'Art du début du XXème siècle.

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(sur web)

Les Inrocks   "être ici est une splendeur" de Marie Darrieussecq : "les ailes brisées d'une peintre avant-gardiste"  
taille réelle 1600 x 1067 (2x plus grand)


Marie Darrieussecq porte une attention littéraire sur le travail de l'artiste en collaborant à l'exposition elle-même et au catalogue....
Avec cette biographie-hommage.... en écrivant la peinture, Marie Darrieussecq écoute le passé de Paula M Becker laquelle a entretenu tout au long de sa courte existence une forte amitié avec le poète Rainer Maria Rilke..

Par ce livre Marie Darrieussecq  nous permet aussi  de découvrir cette artiste  magnifique qui est trop longtemps  restée dans l'ombre, trop longtemps ignorée  au-delà des frontières...

*****

Extrait de Requiem pour une amie
(1908)

Après la disparition de son amie Paula M Becker, très affecté, Rainer Maria Rilke écrit :

"Dis, dois-je voyager ? As-tu quelque part
laissé une chose qui se désole
et aspire à te suivre ? Dois-je aller visiter un pays
que tu ne vis jamais, quoiqu'il te fût apparenté
comme l'autre moitié de tes sens ?
je m'en irai naviguer sur ses fleuves, aux étapes
je m'enquerrai  de coutumes anciennes,
je parlerai avec les femmes  dans  l'embrasure des portes,
je serai attentif quand elles appelleront leurs enfants.
(...)
Et des fruits, j'achèterai des fruits, où l'on
retrouve la campagne jusqu'au ciel.
Car à ceci tu t'entendais : les fruits dans leur plénitude.
Tu les posais sur des coupes devant toi,
tu en évaluais le poids par les couleurs.
Et comme des fruits aussi tu voyais les femmes,
tu voyais les enfants, modelés de l'intérieur
dans les formes de l'existence".

Rainer Maria Rilke    


*****




8 commentaires:

  1. Très touchant! Bise et bon mercredi tout doux!

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  2. Bonjour chère Den, merci de ce magnifique texte et grâce à ton billet, je découvre une artiste peintre. Merci de tout.
    Je te souhaite un doux après-midi.
    Bisous ♥

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  3. Tu fais s'entrechoquer trois talents magnifiques: Marie Darrieussecq l'écrivain prodige, Paula Becker, l' artiste-peintre habitée et Rainer Maria Rilke, le poète sublime.
    Autant dire que ce billet est un régal.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  4. Très beau et très émouvant tout ça.... Je vais me renseigner sur son oeuvre. Merci !

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  5. Je ne connaissais pas cette histoire bien triste, il me semble avoir déjà vu le second portrait, c'est quand-même glaçant ce texte écrit si jeune sur sa propre mort !
    Merci Den pour cet article très intéressant !

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  6. Pour moi, c'est une découverte. Ton article est si dense qu'on aimerait tout commenter. Tout méditer; donc, ici, je n'en dirai pas plus mais retourne le lire. Merci!

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  7. Superbe billet, Den ! Une découverte pour moi. Je m'en vais, dès que j'aurai un peu le temps, me renseigner un peu plus, parce que tu m'as mis l'eau à la bouche.
    Une vie si courte mais si intense.
    Le grand âge de sa fille est une belle revanche et hommage de la vie.

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  8. Merci les Âmies Maria-Lina, Denise, Célestine, Bonheur du Jour, Marine, Anne, Fifi...! avec beaucoup de retard, excusez-moi.... je vous remercie à mon tour pour vos comment-taire... Il eût été regrettable de méconnaître cette si grande artiste !
    Je vous embrasse.
    Bonne soirée à vous.
    Den

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Par Den :
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