samedi 25 février 2017

*Transparence....



Résultat de recherche d'images pour "francis picabia lydia transparence"

Francis Picabia
Lydia, transparence, 1929, huile sur toile
(55 x 46 cm), collection privée

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Dans le roman Un balcon en forêt, le soldat Grange, en faction dans les Ardennes pendant la "drôle de guerre" de 1939-1940, rencontre une jeune femme en forêt.

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Comme il levait les yeux vers la perspective, il aperçut à quelque distance devant lui, encore à demi fondue dans le rideau de pluie, une silhouette qui trébuchait sur les cailloux entre les flaques. La silhouette était celle d'une petite fille enfouie dans une longue pèlerine(1) à capuchon chaussée de bottes de caoutchouc ; à la voir ainsi patauger avec hésitation entre les flaques, le dos un peu cassé comme si elle avait calé contre ses reins sous la pèlerine un sac de cuir, on pensait d'abord à une écolière en chemin vers sa maison, mais, de maison, Grange savait qu'on n'en voyait pas à moins de deux lieues, et il se souvint tout à coup que c'était dimanche ;  il se mit à observer la petite silhouette avec plus d'attention. Il y avait dans sa démarche quelque chose qui l'intriguait ; sous le crépitement maintenant serré de l'averse dont elle semblait ne se soucier mie(2), c'était à s'y méprendre celle même(3) d'une gamine en chemin pour l'école buissonnière. Tantôt elle sautait une flaque à pieds joints, tantôt elle s'arrêtait au bord du chemin pour casser une branche - une seconde, elle se retournait à demi et semblait jeter sous le capuchon de sa pèlerine un coup d'oeil en arrière, comme pour mesurer de combien Grange s'était rapproché, puis elle repartait à cloche-pied  en poussant un caillou, et courait l'espace de quelques pas en faisant rejaillir l'eau des flaques - une ou deux fois, malgré la distance, Grange crut discerner qu'elle sifflotait. La laie(4) s'enfonçait peu à peu dans la pire solitude ; l'averse autour d'eux faisait frire la forêt à perte de vue. " C'est une fille de la pluie", pensa Grange en souriant malgré lui derrière son col trempé, "une fadette"(5) - une petite sorcière de la forêt." Il commença à ralentir le pas, malgré l'averse, il ne voulait pas la rejoindre trop vite - il avait peur que le bruit de son pas n'effarouchât ce manège gracieux, captivant, de jeune bête au bois.

Julien Gracq,
Un balcon en forêt (1958)
éditions José Corti.


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(1) manteau ample muni de'une capuche, souvent porté par les enfants.
(2) aucunement
(3) celle-là même (le démonstratif renvoie ici à la démarche)
(4) petit chemin forestier
(5) petite fée

19 commentaires:

  1. Encore un auteur que je n'ai pas lu. Mais j'aime sa description de la petite fille de la pluie. En lisant ce passage je me surprends à avoir envie de pluie pour gambader dans la forêt. Et il est vrai que l'eau qui tombe dessine des dentelles dans les arbres.

    Bisous chère Den et merci pour cette belle évocation de si bon matin.

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    1. ..."Décor humide, -Dédé, comme tu aimes gambader dans la forêt quand l'eau qui tombe devient dentelle, tu écris-... "décor brumeux, sous le crépitement serré de l'averse"... le balcon, lieu isolé et en hauteur, un "toit" qui donne sur "ce haut plateau de forêts suspendu au-dessus de la vallée"... "je me suis toujours intéressé aux paysages (...) l'Ardenne est un paysage historique (...)" - Julien Gracq...

      Tous les romans de cet auteur portent dans leurs titres un nom de lieu (sauf un Beau Ténébreux) comme le rivage de Syrtes... un auteur à découvrir tant sa plume est pleine de poésie. Un extrait... une description contemplative.....

      "La forêt était courtaude - c'était des bouleaux, des hêtres nains, des frênes, de petits chênes surtout ramus et tordus comme des poiriers - mais elle paraissait extraordinairement vivace et racinée, sans une déchirure, sans une clairière ; de chaque côté de l'aine et de la Meuse, on sentait que de toute éternité cette terre avait été crépue d'arbres, avait fatigué la hache et le sabre d'abatis par le regain de sa toison vorace - De temps en temps, un layon fuyait à travers les arbres, étroit comme une passée de bête. La solitude était complète, et cependant l'idée d'une rencontre possible ne disparaissait pas complètement ; quelquefois on croyait distinguer dans l'éloignement un homme debout au bord de la chaussée sous sa longue pèlerine : de près, c'était un petit sapin tout noir et carré d'épaules contre le rideau de feuilles claires. La laie devait suivre à peu près la crête du plateau, car on n'entendait de puisseau nulle part, mais deux ou trois fois Grange aperçut une auge de pierre enterrée au bord du chemin dans un enfoncement des arbres, d'o* s'égouttait un filet d'eau pure : il ajoutait au silence de forêt de conte". (p. 19)

      Merci Dédé...pour tes mots.
      Une soirée toute douce je te souhaite.
      bisous rendus.
      Den

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    2. ..dans un enfoncement des arbres, d'où s'égouttait.....
      pardon !

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  2. J'aime ce joli texte, on a envie d'en savoir davantage sur cette petite fadette qui ne craint pas l'averse, merci Den, le tableau est magnifique, je l'apprécie et j'irai en voir d'autres de ce peintre que je connais peu, effectivement tout en transparence comme cette jolie apparition que l'on craint de voir disparaître derrière le rideau de pluie..

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    1. Oui, Marine, la pluie est omniprésente dans cet extrait...ce roman est paru en 1958.. il raconte l'histoire d'une poignée d'hommes isolés sur un promontoire où l'aspirant Grange éprouve la griserie d'un détachement, d'une déliaison d'avec le réel et l'impression d'entrer dans un monde purifié. De septembre 1939 à Mai 1940, "la drôle de guerre" que l'auteur quant à lui nomme "la fausse guerre" va passer cette période à ressentir un étrange dépaysement à vivre une apocalypse ambiguë.
      La forêt est devenue un univers hors du temps, étrange, irréel, au coeur magique.

      Grange habite la forêt, l'immensité de l'Ardenne...

      merci Marine d'aimer les mots de l'auteur ainsi que le tableau tout en transparence de Francis Picabia, que je ne connaissais pas non plus.... je trouve que son tableau illustre fort bien ce texte embrumé, qui rajoute du silence et de la poésie au silence de la forêt..où on finit par entendre quelques gouttes de pluie... MERCI Marine à toi.
      Bonne soirée.
      Den

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  3. Oh que j'aime ce tableau, il est tellement beau, superbe et ce texte magnifique! Merci pour ce beau moment! Bise, bon samedi dans la joie!

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    1. Francis Picabia est un peintre, dessinateur, écrivain est né à Paris en 1879, mort en 1953 ... il a été proche du mouvement Dada : il a intitulé ses toiles "bal nègre", "composition", "Edtaonisl", "l'oeil cacodefate"... ainsi que des portraits, des nus, des transparences comme celle qui illustre le texte de ce billet, en "Adam et Eve", "Edulis", "femme fleur", "Geminis", "Hera", "Le Sphinx", "Melibée", "Mi", "Otaïti", "Salicis", "Salome", "Villica Caja"....et "Lydia" dont les teintes douces se fondent en feuilles et en nature, se mêlent entre elles, sous le regard grand ouvert a-sûr-aimant vers un ailleurs..
      Merci Maria-Lina.
      Je te souhaite une soirée belle, comme tu l'aimeras.
      Bisou rendu.
      Den

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    2. "l'oeil cacodylate.....mes excuses..
      Den

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  4. Quelle fraîcheur dans ce récit, fraîcheur, pudeur aussi .............

    Un récit où fermer les yeux pour mieux respirer toute l'exquise fragilité et l'éblouissante poésie du monde !

    A bientôt, Den, sur ce fil étoilé qui nous est cher ! Sabine

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    1. Oui Sabine un monde entre deux mondes, puisque à l'extérieur de la forêt magique gronde la guerre, et là, dans ce coin du monde isolé, la terre et le ciel qui respirent ensemble, attendent ! attendent quoi ? à l'abri du temps fragile et errant qui est avenir, à venir immense ! A bientôt oui sur ce fil étoilé, si cher à nos coeur d'âme !
      un doux dimanche à toi, comme tu aimeras.
      Den

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  5. Quelle magnifique toile où la douceur transparaît et ce texte est absolument charmant.
    J'apprécie infiniment ton billet.
    Bel après-midi chère Den avec mes amitiés et douces pensées.
    Bisous :-)

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    1. Merci ma chère Denise pour tes mots bienveillants à mon égard.
      Je te souhaite un bel après-midi.
      Que ton dimanche soit serein, comme tu l'aimeras.
      Je t'embrasse aussi.
      Den

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  6. Je me glisse dans le commentaire de Marine et te dis merci pour ce billet tout en transparence et poésie !
    Bonne fin de semaine, Den !

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    1. Merci Fifi à toi, pour tes mots, ... de t'être glissée dans le commentaire de Marine... heureuse que mon billet te plaise.... jusqu'à présent je n'avais pas lu grand'chose de Julien Gracq, je le découvre aussi, comme Francis Picabia qui illustre "un balcon en forêt". Ce dernier écrit : "je suis un homme aux doigts agiles qui veut couper les fils des vieilles peines" (Francis Picabia - Anecdote - 1918)
      Je te souhaite un dimanche heureux.
      Bisou.
      Den

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  7. Je bois cette poésie comme à une source. J'aime ces descriptions à la frontière entre le rêve et la réalité.
    J'aime m'imaginer fille de la pluie, tant j'apprécie de plus en plus ce cadeau précieux qui nous tombe du ciel en arabesques.
    grand merci Den, pour cette parenthèse étoilée
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. La poésie est nourrissante surtout quand elle se mêle en frontalière à la limites du rêve et de la réalité... quand la pluie purifiante a ses larmes qui coulent et s'andante-ailes aux branchages des arbres..
      Que cette parente-aise de l'étoile, Âmie, puisse t'apporte réconfort et t'apaise.
      Je t'embrasse en belles ribambelles fleuries de chez moi à ton chez toi.
      Den

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  8. Fascinante description dont les éléments principaux sont les bruits de la forêt, le clapotement de la pluie, le changement de chemin, le ralenti des pas, le retournement de la fille, ses différents mouvements comme si les deux êtres, le soldat Grange et la fille de la forêt ne sont en fait que des fantômes; L'homme, le soldat, dans la tourmente de la guerre, aime à rêver, à fantasmer qu'il y'a quelque part une petite lumière d'espoir et que la vie peut encore nous illuminer. Très beau extrait, qui en dit long sur ce roman à lire vraiment. Merci Den. Bises

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    1. A la parution de ce roman en 1958, "le balcon en forêt" dérange la critique ainsi que le public déçu, révélant seulement un exercice de style. En réalité ce roman manifeste une transformation profonde de l'écriture de Julien Gracq et marque une rupture importante de son oeuvre.
      Le balcon sera envisagé comme la frontière entre le réel et la fiction, puis comme ouverture sur un ailleurs, et comme lieu de guet. Lieu-frontière qui fait communiquer deux mondes, un mouvement du dedans de la maison forte vers le dehors de la forêt. La frontière entre le monde réel de la guerre qui habite l'histoire qui éclate, et le monde de l'imaginaire peuplé par les mythes et les légendes, quand le temps fait halte, un lieu de repos, de tranquillité, suspendu.
      C'est la rencontre avec Mona, une jeune veuve solitaire,une image de fraîcheur, d'insouciance dans la forêt enchantée. Mona se livre entièrement à l'instant présent, dans une image légère d'un caprice amoureux où rien ne pèse.
      A la lisière d'un pays,où le récit est riche, fascinant et complexe.

      Merci bizak pour tes mots que j'apprécie toujours.
      Je te souhaite une très belle fin d'après-miei.
      Bises rendues.
      Den

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Par Den :
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