"Combien de jours vivrons-nous ?
La question est aussi brutale qu'incongrue ? Si on l'esquive, les années peuvent s'égrener sans qu'on les voie. A la fin, il ne resterait que des heures qui ont glissé comme l'eau d'une rivière rejoint le fleuve, rejoint la mer, et ne laisse aucune trace de ce passage.
Je ne crois pas que ma mère se soit jamais posé cette question. Chaque jour semblait pour elle un exercice de survie. Entre les moments où je la voyais accomplir les tâches de la maison, ceux où elle paraissait joyeuse avec ses amies, ou les autres où, avec mon père, c'était la guerre, il lui arrivait de s'arrêter, de fixer le vide comme un ailleurs qui l'aspirait. Si j'essayais alors de lui parler, je butais contre son absence. Le visage de Simone me devenait étranger, ce n'était plus ma mère qui était là, mais une inconnue. Encore aujourd'hui, je ne peux dire que je connais toute l'histoire.
Mais sait-on jamais la vérité entière de nos parents ?
KAMOURASKA, 1949
VIVRE, C'EST SUIVRE LES TRACES DE L'ENFANT QU'ON A ETE
A cette hauteur du fleuve, l'horizon est sans rivage. On peut dire la mer. Ici, les tempêtes nous dérobent le ciel, et parfois même nos rêves.
Comme les arbres, dont les branches sont d'inextricables enchevêtrements, poussent en emprisonnant d'autres arbres, chaque histoire se fraie un chemin entre la vie et la mort. On n'en devine jamais toutes les racines et les points de vacillement qui font qu'elle casse. Ou bien elle ne casse pas et se rapproche des étoiles qui l'éclairent légèrement. Nous ne sommes pas très différents de ces forêts clairsemés d'arbres hauts semblables à des amas d'ossements qui défient le ciel, mais peuvent d'un moment à l'autre se disloquer.
Nos racines courent sous le sol, invisibles, impossibles à déterrer toutes. On peut essayer d'en arracher une, espérer qu'elle nous mènera vers une autre qu'on pourra dégager, elle aussi, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on perçoive un sens à cette histoire, qu'on appelle notre vie .
Simone s'avance sans hésiter dans l'eau glacée. Elle sait qu'il n'y a pas de seuil, on n'y pénètre que brutalement, ses pieds s' enfoncent dans le sable froid, elle affronte les premières vagues, et avance encore, jusqu'à ce que l'eau atteigne ses hanches. Alors elle plonge. Ce n'est qu'après un long moment qu'elle émerge à la surface pour respirer.
Combien de temps dure une nuit ? se demande-t-elle avant de se laisser glisser dans l'eau sombre. Rien ne fait peur à ceux qui ont tout perdu. La mer devient une cage d'obscurité. Mais Simone ne craint ni le froid ni le noir qui durera peut-être. Bientôt ses mains toucheront les algues et la boue, elle descend encore et croit retrouver le tableau accroché dans le salon de la maison familiale qu'elle regarde si souvent, persuadée que cette oeuvre, le rêve des profondeurs, lui apprend à mieux voir, à mieux saisir les mouvements de la vie contre lesquels elle se débat, les formes qui se dissolvent et en recréent aussitôt de nouvelles - c'est donc ainsi que l'on peint, ainsi que l'on doit vivre, se dit-elle, en fixant le vaste désespoir qui se déplace en elle, et avale lentement tout le bleu".
(....)
Hélène DORION
"Pas même le bruit d'un fleuve"
(alto)
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J'ai beaucoup aimé le 2° texte intéressant et qui rejoint mon panneau d'arbre généalogique....En plus, il se trouve (sans doute, pour un projet futur que je cogite sur ces mots de Nicolas Machiavel: "Plus le sable a fui le sablier de nos vies, mieux nous devrions voir à travers lui ». Je t'embrasse Den!
RépondreSupprimerj'aime bien les mots pleins de sagesse, de Machiavel "plus le sable a fui le sablier de nos vies, mieux nous devrions voir à travers lui". A bientôt pour une projet futur !
Supprimerje t'embrasse aussi, Anne.
PS: Ce livre, pas même le bruit d'un fleuve , m'attire assez; l'as- tu lu e qu'en as- tu pensé? Si tu l'as, tu me le cèderais? Il est indisponible sur amazon....
RépondreSupprimerHélène Dorion, Québecoise, que j'aime beaucoup, pour laquelle j'ai déjà consacré plusieurs billets....
SupprimerCe livre m'a été prêté, je l'ai lu rapidement, et pour l'instant n'est plus disponible "en broché". Je te l'aurais prêté volontiers... mais je ne l'ai plus.. Quand tout reprendra sa place, notamment les librairies, le l'achèterais et pourrais te l'envoyer...
quelques extraits de ce livre que j'ai appréciés :
"Hannah porte une souffrance qui éteint quelque chose à l’intérieur d’elle, sans qu’elle sache ce que c’est. Je pense qu’on porte des choses de générations précédentes. De manière métaphorique, le fleuve charrie toute l’histoire qui relie l’Europe et l’Amérique. Et nous sommes tous des courants individuels, des fleuves qui portent des mémoires".
Hélène Dorion
"Je me suis connectée à une part de ma propre mère en écrivant de la fiction. Comme si j’étais allée m’asseoir à l’intérieur d’elle pour écouter sa souffrance pour la première fois de ma vie".
Hélène Dorion
"’est une ode à la nécessité de l’art dans nos vies agitées, dans nos agendas qui débordent et dans nos chaos émotionnels. Quand on regarde un tableau, une pièce de théâtre, un ballet ou quand on lit un livre, c’est une forme d’apaisement."
Bonne soirée.
Bisous