traduit de l'italien par Nathalie Bauer
Bernard Grasset Paris
Pour Alfredo, Large carrure, mains de roc
Ce livre relate mon histoire et celle de Daria. C’est une histoire vraie, aussi vraie que le sont nos prénoms et ceux de nos proches, petits et grands. Tous les autres sont inventés, y compris ceux des enfants, dont les propos demeurent toutefois authentiques.
A. d’A.
Gravité
Tu es Daria. Tu es D’aria, D’air. Cet infime écart de lettres te change en substance légère, impalpable. Dans ton prénom se niche un destin qui nie la créature terrestre, car tu n’as jamais connu la force de gravité qui attire au sol. Gravité que tout être connaît dès l’instant où il vient au monde. Gravité que le danseur transforme en art lorsqu’il prend son envol et retourne à la terre pour tomber et se relever une nouvelle fois. Tu ne connais pas la splendeur quotidienne de la station debout, la « petite danse » qui meut chaque individu dans l’immobilité apparente du corps vertical. Tu ne conçois pas le mystère du poids qui passe d’une jambe à l’autre et donne naissance au pas.
Tout autre est la gravité qui te concerne : « État causant des préoccupations ou annonçant un danger. » État qui accompagne invariablement les papiers censés te définir : « handicap grave », « malvoyance sévère », « retard mental profond », « allocation pour enfant gravement handicapé »…
Chaque jour, je souhaite que la terre – la vie sur cette Terre – te soit légère. Et ce vœu est suivi d’actions, car il ne suffit pas d’espérer.
Tu es Daria, tu seras D’air.
Prologue
« Il est nécessaire de raconter la souffrance
pour se soustraire à son empire. »
Rita CHARON1
Depuis un certain temps, je ne me souviens plus des choses. J’ai du mal à donner un nom aux gens, à prononcer les mots. « C’est la ménopause », dit ma gynécologue homéopathe.
Ménopause induite, pour plus de précision.
Traitement antihormonal. Entamé il y a près de deux ans.
Cancer métastatique du sein, stade 4.
Carcinome canalaire infiltrant.
Sein droit, quadrant supérieur.
Métastase osseuse sur D6.
Un fort éternuement et… tac, la vertèbre dorsale…
Et non, ce n’était pas une contracture. Ni le cours de danse tout juste terminé, ni l’effort pour soulever chaque jour tes vingt petits kilos n’en étaient responsables.
Il m’a fallu du temps pour comprendre. Malgré le compte rendu catégorique du scanner, mon esprit refusait de dérouler l’écheveau qui avait grossi dans ma poitrine et de tirer le fil de la cause à l’effet jusqu’au tissu qui s’était déchiré dans mon dos. Relier la partie antérieure à la partie postérieure de mon corps : voilà ce que je devais faire, simplement. Et je n’en ai pas été capable.
Un
En novembre 2016, tu étais hospitalisée pour une nouvelle opération, la troisième, à l’estomac. J’avais donc sauté l’habituelle échographie du sein. Je comptais y remédier dès mon retour, après avoir repris le rythme régulier de nos journées : maison, école, centre de rééducation… Puis j’avais oublié, alors même que j’avais effectué ces contrôles tous les six mois, alternant échographies et mammographies avec une rigueur de gendarme.
Cette hospitalisation avait été plus longue et plus pénible qu’à l’accoutumée. La valve anti-reflux qu’on avait fabriquée pour toi quelques années plus tôt (oui, c’est le terme dans le jargon médical, comme si le fond de l’estomac était un paquet-cadeau) avait cédé et il était nécessaire de la refaire. Tu souffrais aussi d’une hernie diaphragmatique : il fallait ramener l’estomac à sa place en l’ancrant correctement, de façon à éviter qu’il ne remonte de nouveau (comme la fois précédente) et n’affecte les voies respiratoires.
Tu devais séjourner, après l’opération, dans le service de soins intensifs où nous n’avions pas l’autorisation de passer la nuit. Ainsi Papa et moi avions-nous eu l’étrange liberté de quitter l’hôpital pour aller dîner. Nous avions parcouru en voiture les quelques kilomètres qui nous séparaient d’une petite station balnéaire. Les rues étaient désertes, la seule pizzeria que le concierge de l’hôpital nous avait indiquée (« Dites que vous venez de ma part ») était fermée pour congés. Du reste, on était en novembre, le mois des défunts, le mois mort par excellence pour le tourisme. Nous nous étions repliés sur l’unique établissement ouvert, qui hésitait entre le bar et le pub, fréquenté par quelques clients solitaires, regards aqueux devant une bière ou un verre de Cynar1.
Ce n’était pas la première fois – et ce ne serait pas la dernière – que nous nous retrouvions face à face, prêts à tout pour quelques heures de sommeil, désireux d’une douche chaude et d’un repas qui n’eût pas la forme d’un sandwich. Malgré tout, les sentiments de culpabilité (« Et dire qu’elle est toute seule en soins intensifs, alors que nous dînons tous les deux dehors ») ne parvenaient pas à remplir totalement nos esprits vides, perdus derrière la vague sensation de liberté qu’engendrait ce tête-à-tête nocturne inespéré, qui brisait une routine quotidienne faite de roulements et de rôles.
Lorsque tu étais dans la salle d’opération ou en soins intensifs, nous n’avions plus aucun droit sur toi, plus voix au chapitre. Quelqu’un d’autre surveillait ton sommeil, ta respiration, tes pleurs. Nous, dehors, nous affrontions l’attente. Nous évaluions les délais – préparation, anesthésie, opération, phase de réveil –, nous nous postions derrière des portes closes, nous interrogions du regard une infirmière de passage. Enfin, tes pleurs à nuls autres pareils ressurgissaient de ces grottes obscures, tel un appel dans les méandres d’une forêt. On se hâtait de nous prévenir. Vite, dépêchez-vous ! Qui de vous entre ? La maman ! Et soudain le hurlement de ta rage mêlée de désespoir semblait me gifler en pleine figure. Tu ne m’as jamais parlé, et pourtant j’avais l’impression d’entendre tes mots : « Maman, pourquoi tu m’as fait ça ? »
Papa restait dehors, à attendre, pour une durée qu’il m’était impossible de quantifier. Parfois, je le voyais surgir à l’improviste près du lit en blouse, coiffe et chaussons, et j’avais du mal à le reconnaître. Il avait corrompu une infirmière avec son audace typiquement napolitaine qui m’embarrassait un peu, mais que j’avais secrètement bénie à plus d’une occasion, à l’hôpital, moi qui avais honte de réclamer quoi que ce fût. Ses grandes mains sur tes yeux bouffis de larmes. « Chérie de papa. Ça va passer… », murmurait-il.
Or cette fois, il nous faudrait patienter tous les deux dehors, jusqu’au lendemain. Papa s’est dirigé à contrecœur vers le bed & breakfast, tandis que, de retour dans le service, je découvrais non sans amertume qu’on avait attribué ta place à un patient venant des urgences. L’absence d’un lit pour toi signifiait l’absence d’un fauteuil inclinable pour moi. « Je regrette, madame, cette nuit vous devrez vous débrouiller comme vous le pourrez », m’annonça l’infirmière-cheffe en m’indiquant la sortie.
Deux
Pendant que je t’attendais, j’ai travaillé avec passion à un livre sur le théâtre et le handicap. Je devais m’occuper de la structure de l’ouvrage, de la révision des textes, du choix des photos dans de vastes archives d’images. Ce livre relatait l’expérience d’un atelier d’intégration auquel participent depuis des années des élèves atteints ou non d’un handicap dans les établissements scolaires de Rome. Durant cette période, je lisais les déclarations des comédiens, les commentaires des familles et des enfants/acteurs ; je composais des séries de photos montrant des visages drôles et ahuris, des regards absents ou fous, des gestes infimes suivis d’actions abracadabrantes. L’obstination des animateurs et les élans des participants me paraissaient convaincants, ils me touchaient aussi.
Toutefois un sentiment d’extranéité et de distance perdurait en moi : « J’attends une petite fille en bonne santé, me disais-je. Tout cela ne me concernera jamais. » La simple conviction de ne pas vouloir d’un enfant invalide (« Je ne saurais pas m’y prendre, je n’en serais jamais capable », me répétais-je avec force) suffisait, pensais-je, à me mettre à l’abri d’une telle éventualité. « Je peux compter sur l’amniocentèse, je peux compter sur l’échographie morphologique : ces examens permettent de tout savoir à l’avance et, le cas échéant, d’opter pour l’avortement thérapeutique. »
Parfois, quand je te regarde, je repense aux visages de ces enfants, à leurs masques quotidiens. Je t’imagine interprétant un jour le rôle de la Petite Sirène dans un fauteuil roulant sur la scène d’un théâtre et moi t’applaudissant dans le parterre. Je me dis que, pendant que j’écrivais, ton regard oblique et rieur surgissait déjà des pages de ce livre. Et que désormais nous appartenons nous aussi à cette grande famille.
Lorsqu’on a un enfant handicapé, on marche à sa place, on voit à sa place, on prend l’ascenseur parce qu’il ne peut pas emprunter l’escalier, on conduit une voiture parce qu’il lui est impossible de monter à bord d’un bus. On devient ses mains et ses yeux, ses jambes et sa bouche. On remplace son cerveau. Et l’on se mue un peu en handicapé pour les autres : un handicapé par procuration.
Telle est, j’en suis certaine, la raison pour laquelle de nombreuses personnes m’appellent par ton prénom. Un lapsus fréquent, un processus d’identification inévitable. Passer des heures et des heures de son existence dans les hôpitaux, dans les centres de rééducation, dans les ASL1, en compagnie de médecins, d’infirmiers, de kinésithérapeutes et de familles de personnes handicapées ne fait qu’accélérer ce processus de substitution progressive de l’identité. Je ne suis pas moi, je suis « la maman de Daria ». Ou plutôt, je suis « maman », et c’est tout. Chaque fois que je pénètre dans une salle d’hôpital, j’abandonne mon identité et je deviens « maman ». C’est ainsi que nous désignent les infirmières. Pas madame. Maman. Je ne suis plus une femme, je ne suis plus une personne, je suis un rôle, une « fonction de toi ». Du reste, nous autres mères sommes les premières à nous attribuer ce nom.
« Ça te démange ? Maman va te gratter », dit Tatiana, allongée dans le lit placé en face du tien, à côté du petit Lorenzo, lors d’une interminable nuit de pleurs.
Tu as mal ? Maman va te masser. Tu as chaud ? Maman va t’éventer. Tu as froid ? Maman va te couvrir. Ça te brûle ? Maman va souffler sur ta peau. Tu as sommeil ? Maman va te bercer. Tu ne dors pas ? Maman va te raconter une histoire. Tu pleures ? Maman va te consoler.
Les salles d’attente sont des lieux de rencontre. Mères et enfants, quelquefois pères. Dans les enfants je te vois toute petite, ou je vois une projection de toi ayant grandi, dans un avenir proche. Dans les femmes je me regarde en miroir. Je retrouve en elles des parties de moi-même, preuves de courage et moments de fragilité en égale mesure.
Chez les couples, je scrute les hiérarchies et les rôles, les rapports de force et les dépendances réciproques. Parfois ce que je vois me fait horreur. Femmes déprimées, en surpoids, agrippées à des sachets de chips et des boissons gazeuses, dans d’éternels joggings et chaussures de sport. Femmes aux yeux cernés par les nuits sans sommeil, les bras marqués par les griffures et les morsures de leurs enfants, les cheveux n’ayant pas vu de coiffeur depuis des mois. Ou, à l’opposé, des mères héroïnes : des femmes aux superpouvoirs, maquillées et bien habillées à n’importe quelle heure de la journée, qui ne se trompent jamais, qui ne montrent pas le moindre signe de faiblesse. Et puis des mères tigresses, en permanence fumasses, toujours sur la défensive car « gare à celui qui touche à un cheveu de mon enfant ». Étaient-elles ainsi avant ? Et moi, comment étais-je avant ? Comment suis-je devenue ? Je ne veux pas leur ressembler.
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Bouleversante adresse à son enfant, Daria est un texte d’une beauté, d’une précision et d’une puissance inouïes. Publié par une petite maison indépendante en Italie, le livre a d’abord conquis les lecteurs avant d’être acclamé par la critique et récompensé par une dizaine de prix dont le prestigieux Premio Strega. Un joyau de délicatesse dans lequel l’amour ne demande jamais de comptes à la douleur.
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Ada D'Adamo est née à Ortona le 1er septembre 1967. Elle est décédée le 1er avril 2023 à Rome, quelques mois après la publication de son livre. Diplômée de l'Académie Nationale de Danse et du Spectacle, elle a écrit plusieurs essais sur la danse et le théâtre.
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Par Den :
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