En cet hiver 1848, comme des dizaines de ses compatriotes piémontais, maçons, tailleurs de pierre, charpentiers ou colpoteurs, Giovanni Francesco Zarbula chemine...
Depuis qu'il a quitté sa maison de Bardonnechia, il se sent suivi ; il a hâte d'atteindre Château Queyras où il doit peindre plusieurs cadrans solaires. A peine arrivé à l'auberge "l'Aigle des Alpes" il apprend qu'une révolution a éclaté à Paris, le 25 février.
Alors le temps, ce temps qu'il traque avec patience depuis des années, va soudain s'accélérer...
Zarbula est le plus célèbre "maître du soleil" du XIXème siècle ; on rencontre encore des dizaines de ses cadrans solaires sur les murs des Hautes-Alpes qui ont le privilège d'en posséder plus de 400 : la plus forte concentration de cadrans peints connue en Europe !
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Chapitre 1
"Vallouise ronronnait comme un chat gris au coin du feu, les yeux à demi-fermés. Tapi dans un vallon, au confluent de la Gyr et du torrent de l'Onde, le bourg attendait que l'hiver s'empare définitivement de lui.
La nature devenait inquiète. Le Pelvoux à la haute et solide stature conférait à toute la vallée un aspect hiératique. Il appelait les nuages qui, sûrs de leur force, descendaient du Dôme des Ecrins vers leur lieu de sacrifice.
On aurait pu penser que les fumées hésitaient à sortir des cheminées de pierres beiges et s'élevaient presque à regret dans ce ciel irrité. Même les maisons semblaient vouloir se rapprocher de l'église dont le clocher plaidait la clémence des cieux.
Les parties hautes de chaque demeure, en bardeaux de mélèze, s'accrochaient de toutes leurs forces aux solides assises de pierre du premier étage. Les toits d'ardoise, les voûtes donnant accès aux intérieurs, les galeries balcon en arcades se préparaient à un nouvel assaut de l'hiver.
Les rochers, posés là, entre les maisons, au détour d'une rue, rappelaient la puissance et les lois de la montagne. Le village attendait, humble et discret. Les faisceaux de foin s'entassaient dans les granges.
Juste au-dessous, sur les "baoudi" protégeant les ruelles, murissaient les récoltes, séchaient les fromages et le bois.
Et là, entre la chaleur des étables et des granges, les hommes interrogeaient le ciel d'un air sombre.
D'une fenêtre de sa vaste demeure, dont le style annonçait l'Italie, Emilie marquise de Bardonnèche, s'immergeait doucement dans ce paysage alangui et résigné. Son regard s'attardait sur la rue qui descendait en pente douce vers l'église et sur les passants bravant le froid.
Emilie de Bardonnèche allait avoir 40 ans et la simple évocation de cet anniversaire ravivait une mélancolie que la venue de maître Charvier, son notaire, annoncée pour l'après-midi, ne parvenait pas à atténuer.
Elle appartenait à une famille qui, depuis près de quatre siècles, possédait dans les vallées de la Vallouise et du Valgaudemar quelques centaines d'hectares arrachés à la montagne et la visite mensuelle de l'homme de loi était le seul rite auquel elle acceptait de se soumettre.
Après tout, soupirait-elle en lissant ses longs cheveux noirs comme pour se prouver que le temps n'avait pas de prise sur elle, je n'avais qu'à me choisir un mari et je serais aujourd'hui débarrassée de cette obligation fastidieuse...
Cette idée la faisait sourire et elle pensait à ces tentatives dérisoires pour lui trouver un brillant parti alors qu'elle n'était qu'une jeune pensionnaire des Ursulines de Gap et que ses parents, sentant l'âge venir, brûlaient d'assurer la pérennité de leurs propriétés par un mariage équilibré. Elle avait dû fortement résister pour éloigner les prétendants certains avec regrets, et d'autres, plus nombreux, avec soulagement. Et puis l'hiver 1827, les efforts conjugués de la grippe et du choléra ayant eu raison de la santé chancelante de ses parents, elle s'était retrouvée à dix-neuf ans orphelins et célibataire. Elle assumait, depuis, l'héritage familial en prenant soin de ne pas écorner un patrimoine que la Révolution et l'Empire avaient largement bouleversé, ne laissant aux Bardonnèche que les propriétés de Vallouise, la Salle, Puy-St-André et quelques fermes le long de la vallée de la Durance.
Emilie de Bardonnèche rêvait ainsi dans Vallouise enneigée lorsqu'on lui annonça le notaire. Elle le fit entrer.
- Vous n'avez pas, j'espère, de fâcheuses nouvelles à m'apprendre, dit-elle d'un ton faussement enjoué. Vous savez que mon immense fortune est entre vos mains.
Elle rit.
-Point de fâcheuses nouvelles, mais des informations que je vous livrerais volontiers si toutefois vous m'y invitez.
Elle tapota de la main le canapé sur lequel elle était assise, indiquant une place au notaire qui s'empressa de s'exécuter.
- Alors maître cette révolution que vous m'annoncez depuis l'été ?
- On y vient Emilie, on y vient...
Le notaire fermait presque les yeux comme s'il se préparait à livrer un douloureux secret.
- Vous savez, je ne comprends pas l'esprit de revanche qui anime nombre de propriétaires fonciers et je trouve bien cynique les baux de courte durée qui rendent dépendants fermiers et métayers. Un coup de charité, un coup la répression... Mais je ne dis pas cela pour vous Emilie, je connais votre réputation et je sais que vous ne partagez pas leur attitude. Ils ne comprennent pas, ces idiots, qu'il faut que chacun puisse vivre de son travail car c'est là le meilleur rampart contre les désordres, contre cette violence qui peut à tout moment balayer le bien pour approuver le mal.
Emilie l'interrompit de peur qu'il ne se lance dans un de ces récits apocalyptiques qu'il lui assenait à chacune de ses visites.
- Cette idée va vous courroucer, mais vous me rappelez mon père..il a empoisonné mon enfance avec le récit des jacqueries et des exactions de la Révolution. Et j'ai fini par croire que la générosité qu'il affichait dissimulait en fait la peur de tout perdre...
Le notaire souffla, laissant percer une petite amertume.
- La comparaison avec votre père me gêne c'est vrai, mais vous savez que cela n'a rien à voir avec ses idées.
Il lui prit la main et elle le laissa faire, tout en reculant légèrement."
.........
"Vallouise le 22 janvier 1848
Mon Cher Giovanni Francesco
Maître Charvier m'a appris que vous alliez sans doute peindre un de ces cadrans dont vous avez le secret, sur la façade de sa maison du plateau du Rouet à Chateau-Queyras.
Il me serait agréable à cette occasion et si vos occupations vous en laissent le loisir, que vous puissiez vous rendre à Vallouise afin que je vous confie moi même un nouveau travail. J'espère que ma lettre vous trouvera dans d'excellentes dispositions. Je forme des voeux dans l'attente de notre prochaine rencontre.
Emilie de Bardonnèche"
*****
........."Maçon, Tonino, avait appris son art chez un maître compagnon et l'avait transmis à son neveu, un élève doué et attentif à qui il racontait avec passion l'épopée du compagnonnage, les voyages aventureux et les rixes. Giovanni Francesco revivait ces moments privilégiés et ce souvenir le brûlait. Tonino lui parlait à mots couverts des rites et des secrets de l'apprentissage, l'initiant aussi au monde des cadrans. Il lui avait enseigné à apprivoiser le soleil, à mesurer son ombre, à percevoir le temps qui fuit et qui nous enveloppe. Un jour, ils étaient montés jusqu'au col de l'Echelle et Tonino avait montré le paysage abrupt à Giovanni en disant :
- Tu vois, Giovanni Francesco, ces sommets, ces rochers, ces arbres, ces plantes tu les crois dénués d'esprit eh bien ! tu te trompes. Ces choses-là, elles possèdent la sagesse, elles savent compter les heures en allongeant leur ombre. Elles discutent des astres et des saisons, de tous ces grands phénomènes que nous connaissons si mal. Apprends à les aimer, à les regarder et elles te parleront, à toi aussi.
Giovanni Francesco avait répondu :
- Mais ces rochers, ces sommets, ces arbres, ils savent plus de choses que nous, plus de choses que le maître d'école lui-même ?
Dans un éclat de rire Tonino l'évait pris par l'épaule et le fixant du regard, heureux du succès de sa leçon puisque les questions de son neveu étaient bonnes, il avait dit :
- Bien sûr Giovanni, tout juste. Nous les hommes on croit savoir mais on ne sait rien. Eux en savent beaucoup mais ne disent rien.
Puis, après un silence que seuls les torrents de montagne emplissaient, Tonino ajouta :
- Mais écoute moi bien ! Si tu veux la véritable connaissance, écoute les oiseaux ! Si tu les écoutes tu les entendras vraiment, alors tu apprendras.
Et Giovanni Francesco se mit à observer les oiseaux de tout son être. Il les écoutait, il en inventait déjà dans sa tête." .....
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..... "Giovanni était monté dans sa chambre à l'étage pour préparer ses pots de couleur. Il les remplissait d'ocres, de rouges d'oxyde de fer, de laque de garance cramoisie et de poudre de cobalt. Il lui manquait le cadmium, le cinabre et la terre de Sienne. Il irait à Gap se les procurer, ce serait une bonne occasion de séjourner chez son ami Barberonne. Il effectuerait aussi les travaux de maçonnerie que celu-ci lui avait commandés. Quant au blanc de chaux, aux noirs de charbon et d'os calcinés il les élaborerait sur place. Pour le transport il recouvrit méticuleusement chaque pot de terre d'une toile forte, badigeonnée de cire pour la rendre imperméable, qu'il ficela solidement autour du col. Puis il versa dans de petites bouteilles un liant dont lui seul avait le secret. Une forte odeur de résine s'en dégagea balayant les effluves des produits qu'il avait habilement mélangés pour obtenir de ses couleurs la brillance et la résistance du temps".......
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Pour Marie-France qui se partage entre Aix-en-Provence et les Alpes.
Elle se reconnaîtra.
Den
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