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"La vie en ces journées de mi-janvier est une routine usée avec toujours les mêmes petites activités - étudier, manger, essayer de dormir.
Le toit a commencé à fuir au-dessus de l'ancienne chambre d'Eva, mais à part ça il n'y a rien à raconter en ce moment sauf les repas et les rêves et toujours et encore le temps humide.

Eva danse et je lis, et les seules nouvelles viennent de l'encyclopédie. Malgré tout, je ne m'explique pas comment l'ordre strict de l'alphabet hante si fréquemment ma vie.


Eva danse et je lis, et les seules nouvelles viennent de l'encyclopédie. Malgré tout, je ne m'explique pas comment l'ordre strict de l'alphabet hante si fréquemment ma vie.


Aujourd'hui, j'ai lu : BULBE, organe composé de feuilles charnues qui constitue la phase de repos de certaines plantes. Les réserves de nourriture du bulbe lui permettent d'être en dormance par temps rigoureux et de reprendre sa croissance au retour de conditions favorables.
Notre mère est morte avant que le téléphone cesse de fonctionner. Elle est morte quand l'électricité semblait aussi naturelle que respirer, quand on entendait encore de nouvelles chansons à la radio.

Elle est morte à l'hôpital - autant dire il y a longtemps -, elle est morte lentement des complications d'un cancer et non d'un des virus fulgurants ou d'un accident ou de la grippe qui tuent les gens aujourd'hui.

Elle est morte à l'hôpital - autant dire il y a longtemps -, elle est morte lentement des complications d'un cancer et non d'un des virus fulgurants ou d'un accident ou de la grippe qui tuent les gens aujourd'hui.
Le dernier hiver où elle était encore en vie, elle a pris la voiture un dimanche pour aller en ville, alors que le ciel était détrempé et la terre inerte, et elle est revenue avec des sacs pleins à ras bord de bulbes de tulipe.


- J'ai acheté tous les bulbes rouges que j'ai trouvés, a-t-elle annoncé triomphalement.
- Ils m'ont l'air plutôt marron, a dit mon père en jetant un coup d'oeil à l'un des sacs avant de sortir un bulbe et de le porter à la lumière comme pour vérifier sa couleur. C'est quoi, de la nourriture pour cerfs ?
- Le livre sur je jardinage dit que les cerfs ne mangent pas les tulipes.
- J'espère que les cerfs ont lu le même livre, a-t-il répondu.
Pour sa plus grande joie, elle a soupiré avec une patience étudiée, a levé les yeux au ciel et lui a demandé à quelle profondeur il pensait qu'elle devait les planter. Puis elle a transporté ses sacs dehors et a passé la semaine à disposer ses bulbes. Elle n'avait déjà plus que la peau sur les os à cause du cancer, mais je me souviens comme elle semblait puiser une vitalité dans la terre fraîche, les bulbes dormants et l'air vif.
Je me souviens de ses mains rouges et gercées par le froid, et de l'odeur de propre et de terre qu'elle dégageait quand elle rentrait pour se réchauffer près du poêle à côté duquel j'étais assise avec mon livre et un chocolat chaud.
- Vous ne voulez pas m'aider les filles ? lançait-elle gaiement, ragaillardie par la terre et le travail et la promesse contenue dans chacun de ces vilains oignons, me taquinant en glissant ses doigts glacés dans mon dos ou en pressant ses joues contre mon cou, s'arrêtant devant la porte ouverte du studio d'Eva pour demander encore : Vous ne voulez pas m'aider ?
Nous marmonnions plus tard, après ce chapitre - dans un petit moment, quand j'aurai fini ces pliés, et je retournais à la chaleur intime, chocolatée de ma boisson et au monde fermé de mon livre, et Eva finissait ses pliés, commençait à travailler ses frappés.
L'idée me vient maintenant qu'elle nous avait peut-être proposé de l'aider afin de pouvoir nous parler de sa mort qu'elle sentait proche. Elle, qui avait toujours répondu franchement à nos questions concernant les oiseaux blessés ou les grands-mères malades, n'évoquait jamais avec nous ce qui lui arrivait, et je me demande si elle n'essayait pas de créer une occasion d'aborder le sujet de sa fin imminente.
Qui sait si, dehors, agenouillée sur le sol pendant que nous travaillions ensemble à enterrer les bulbes qui lui survivraient, elle ne serait pas parvenue à nous questionner sur ce que nous ressentions, ne serait pas parvenue à nous dire ce qu'elle pensait que sa mort signifiait, ce qu'elle souhaitait qu'on se rappelle quand elle ne serait plus là.
Mais tout ce que je savais alors, c'était que je ne voulais pas sortir de la maison. Il faisait trop froid dehors, et j'étais bien près du feu, faisant ce que je savais faire. Je ne voulais pas courir le risque de croiser son regard, de devoir entendre ces mots - cancer et mourante - dans la bouche de ma mère qui avait un cancer, qui était peut-être mourante.


Je crois qu'inconsciemment j'avais peur que si elle me demandait ce que je ressentais, mon chagrin et ma rage déchaînés nous tuent tous. Dans un coin de moi-même que je rejetais, je pleurais déjà et je hurlais et je la suppliais de ne pas me laisser, de ne pas partir. Si je me mettais à pleurer pour de bon, seul son réconfort pouvait me faire arrêter, et si elle mourait avant d'avoir fini de me réconforter, j'en serais réduite à pleurer pour toujours. Et puis, j'avais lu quelque part que l'attitude des patients atteints de cancer pouvait être à l'origine de leur maladie ou les en guérir, et je pense que j'avais peur que si nous admettions qu'elle pût mourir, ce simple aveu la tuerait.
Aussi a-t-elle planté ses tulipes toute seule, enfoui chaque bulbe elle-même, et quand ils ont tous été en terre, elle est retournée aux fleurs de sa tapisserie et n'a plus jamais travaillé dehors.

Quand il a arrêté de pleuvoir et que les premières feuilles de tulipe ont pointé de la terre humide, il n'était plus possible d'échapper au fait qu'elle se mourait, mais elle était alors trop faible et nous étions trop effrayés pour le lui dire.

Quand il a arrêté de pleuvoir et que les premières feuilles de tulipe ont pointé de la terre humide, il n'était plus possible d'échapper au fait qu'elle se mourait, mais elle était alors trop faible et nous étions trop effrayés pour le lui dire.
Ce printemps-là, la clairière était entourée de feu, un cercle de tulipes rouges brisé uniquement là où le chemin la traversait. Les cerfs à demeure avaient dû grignoter une ou deux pousses précoces et décider qu'ils n'aimaient pas les tulipes, car bientôt de toutes les fenêtres on voyait une rangée de tulipes écarlate, leur couleur vive et leur forme rudimentaire les faisant ressembler aux fleurs d'un dessin d'enfant ou aux mille fleurs de toutes ses tapisseries.


Elles formaient une bande rouge qui séparait le vert domestiqué de notre pelouse du vert sauvage de la forêt. Tous les matins, Mère s'installait sur le lit que notre père lui avait aménagé sur la terrasse et enveloppée dans des couvertures, soutenue par des oreillers, son crâne chauve caché sous un turban, ses yeux dissimulés derrière des lunettes noirs, elles regardait ses tulipes jusqu'à ce que la chaleur insistante du soleil la renvoie à la somnolence dans laquelle elle sombrait de plus en plus souvent.
Elle est morte un mois plus tard, juste au moment où la glycine à l'extrémité sud de la maison avait commencée à fleurir. Ses tulipes n'étaient plus que des tiges flétries, étouffées par le vent, affaissées au bord de la clairière.
Elle a été enterrée dans le cimetière de Redwood, un jour d'avril où la luminosité était forte et la brise âpre, un jour où nos yeux nous piquaient non seulement à cause du chagrin, mais à cause aussi de la lumière crue du soleil et du gravillon porté par le vent.

Un peu d'elle est encore là, j'imagine, se décomposant dans le satin et le contreplaqué du cercueil que l'entrepreneur des pompes funèbres a vendu à notre père.

Un peu d'elle est encore là, j'imagine, se décomposant dans le satin et le contreplaqué du cercueil que l'entrepreneur des pompes funèbres a vendu à notre père.
Mais pour moi elle s'est enterrée elle-même dans ce cercle de bulbes, et aujourd'hui je regrette de pas l'avoir aidée à les planter".


Dans la forêt
Jean Hegland
(pp 62 à 65)
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