mardi 26 septembre 2017

*Je me demande si les touristes chinois......


Lanternes Chinoises, Hoi An

Je me demande si les touristes chinois qui viennent visiter Paris sont conscients qu’ils achètent en réalité des souvenirs fabriqués chez eux. 
Chaque fois que je les vois descendre en vitesse de leur bus et se presser dans mon magasin comme autant de fourmis frénétiques, j’ai envie de leur arracher des mains les tours Eiffel miniatures qu’ils ont piochées dans mes petits paniers et leur montrer l’inscription Made in China que l’on n’a même pas cherché à cacher dans l’anneau des porte-clefs.
 Au lieu de ça, je les encaisse avec un grand sourire. Je leur glisse même, quand je suis en forme, les deux, trois mots basiques de mandarin que j’ai appris en regardant les films de Jackie Chan. Ni Hao ! Xiéxié ! 
Après tout, mon patron n’apprécierait sûrement pas que je me mette à dos des clients, et puis je doute sérieusement que je puisse les dissuader d’acquérir ces fabuleux trésors en fer blanc pour lesquels certains ont parcouru plus de dix mille kilomètres. 
Ici, à Montmartre, on vend du rêve qui ne revient pas cher. L’os du confit de canard est scié, ce qui signifie qu’il  est industriel, les cuisses de grenouille proviennent de grenouilles à six pattes que l’on élève spécialement pour la restauration, et les desserts faits maison griffonnés à la craie blanche sur l’ardoise des crêperies font l’objet d’arrivages quotidiens dans de grosses boîtes de vingt-quatre portions congelées. Ils sont faits dans une maison, en effet, une grosse maison que l’on appelle usine. En fait, c’est un joli quartier en trompe-l’œil, construit en carton-pâte puis peint en rose, un peu comme Disneyland qui se situe à quarante kilomètres à vol de Buzz l’éclair d’ici.
 Dans notre domaine, la vente de souvenirs, on est pas mal non plus. Les tableaux d’œuvres originales sont des reproductions digitales faites à grands tirages, les tee-shirts peints à la main sont imprimés au fer à repasser par des Vietnamiens du XIIIe arrondissement qui, effectivement, ont des mains, et les bérets typiquement parisiens sont acheminés par avion depuis un pays dont je ne me rappelle plus le nom mais qui finit par -stan. 
Bref, lorsque je vois à quel point il est facile d’entourlouper un touriste ici, je me demande parfois lequel des deux est le plus retardé mentalement, si c’est lui ou moi. 
En parlant de retard, Rachid, mon patron, se fait encore attendre, ce qui me pose un sérieux dilemme. Je ne peux pas partir et laisser le magasin en plan, sans surveillance, avant qu’il ne soit arrivé, et d’un autre côté, je ne peux pas l’attendre éternellement non plus car je dois prendre  mon tour à mon autre travail. Si mon patron faisait un peu plus attention aux conséquences de ses actions, la Terre tournerait bien plus rond. Mais voilà, il ne pense qu’à sa petite vie et il sait que je suis bien trop professionnel pour fermer le magasin et m’en aller alors que les touristes se pressent à nos portes. Ce qui l’arrange et il n’hésite pas à en abuser. 
En engageant un trisomique, Rachid pensait doubler son chiffre d’affaires. Eh bien, il s’est trompé. Je l’ai triplé. à croire que la misère humaine fait toujours vendre au XXIe siècle. Même si je ne me considère pas tout à fait comme le meilleur ambassadeur de la «misère humaine ». 
Avec ce que je gagne au magasin, je pourrais facilement m’en sortir, sans compter que je vis encore chez papa et maman et que je ne paye donc pas de loyer, bien que je les aide de temps en temps. Ils me gardent auprès d’eux, malgré mes trente ans, sous prétexte de pouvoir mieux m’enseigner à être autonome, ce que je trouve être un paradoxe. Moi, je joue la crédulité et les laisse ainsi conserver sur moi un semblant de contrôle. J’aime tellement leur faire plaisir. 
Un jour pourtant, je partirai. Et ils n’y pourront rien. Je ne serai plus une charge pour eux. Je vivrai ma vie à moi et pour moi. Même si papa et maman prennent le soin de me préserver en me cachant des choses, j’ai bien conscience que je suis un être différent et que ma vie ne sera jamais entièrement normale. Je ne pourrai jamais avoir d’enfants, par exemple, je me suis renseigné là-dessus. Et avec un peu de chance, je vivrai assez pour voir les cerisiers fleurir vingt printemps encore, ce qui ne sera pas suffisant pour voir la comète de Halley repasser par ici en 2061. Mais bon, malgré ce que les gens pensent, nous ne sommes pas tous des assistés non plus et il y a d’autres choses à faire beaucoup plus intéressantes que s’apitoyer sur son sort. Apprendre des choses par exemple.
 Sur Internet, j’ai appris qu’une dizaine de personnes atteintes du syndrome de Down à travers le monde avaient suivi un cursus étudiant normal et s’étaient même licenciées dans de bonnes universités. 
J’ai aussi lu qu’en 2008, un certain Bert Holbrook, un américain, était entré dans le livre Guinness des Records pour être l’homme vivant le plus vieux au monde atteint de trisomie 21. Il est décédé le 14 mars 2012 alors qu’il avait 83 ans. Ça fait rêver ! 
Je me suis empressé d’écrire toutes ces informations dans mon cahier vert, celui où je n’écris que les belles choses, et cela m’a redonné confiance et force. 
Dans l’attente de pouvoir m’acheter un appartement décent en région parisienne et de dire au revoir à papa et maman, je travaille. Et puisqu’il m’est impossible moralement de passer mes journées à arnaquer des touristes à Montmartre, je suis «Nez » le reste du temps, enfin, de 13h00 à 16h00, pour une grande marque de déodorant. Et c’est justement là que je serai en retard si mon patron n’arrive pas maintenant.
Au moins, au labo, on ne m’affiche pas et on ne se fait pas de l’argent sur mon visage, même si finalement je n’en tiens pas rigueur à Rachid, qui est plus imbécile que méchant. Dans mon second job, on fait de l’argent avec mon nez, ce que je trouve bien plus noble.
 Car si la nature m’a affublé d’un chromosome supplémentaire pour la 21e paire et d’une ouïe déplorable que je soigne depuis tout petit, elle m’a doté en revanche d’un sens de l’odorat plus développé que la moyenne, un peu comme le Jean-Baptiste Grenouille du Parfum de Süskind. Simple équilibration des choses. La nature devait se sentir le cul merdeux de m’avoir fait comme ça. 
J’ai l’habitude de dire que si la truffe d’un chien vaut un million de nez humains, mon nez, lui, en vaut bien une dizaine. Le vigile du supermarché, qui est toujours accompagné d’un gros Berger allemand, m’a un jour dit que la membrane olfactive d’un chien mesurait 130 cm2 (soit quasiment la taille d’une carte postale) et celle d’un homme, 3 cm2 (soit même pas un timbre). Je me demande bien combien la mienne mesure. Par pur optimisme, car l’information n’était en soi ni bonne ni mauvaise, je l’ai écrite dans mon cahier vert. 
Je suis donc «Nez » pour une marque célèbre de déodorant. Il est maintenant interdit d’en donner le nom. À la télé, ils mettent les images à l’envers pour ne plus faire de publicité, même si on reconnaît parfaitement les marques et que l’on ne comprend pas très bien pourquoi ils se donnent tout ce  mal. En fait, dit de forme claire, je suis « renifleur d’aisselles ». Cette seconde activité professionnelle se résume, comme son nom l’indique, à appliquer mes narines, après pulvérisation, sur les dessous de bras de dizaines de personnes, soit cinquante à la semaine et trois cents au mois. Bien qu’ils soient propres, condition stipulée par contrat, certains individus ont une odeur corporelle faisandée qui persiste même après la douche et l’application du déodorant. C’est souvent le cas pour les hommes, de surcroît s’ils sont « forts », et il se trouve que c’est malheureusement la section dans laquelle je travaille (les gros). Mais mon patron va me faire passer à la section féminine dans les mois à venir. 
À ce sujet, il y a quelques mois, à Singapour, un homme a été condamné à quatorze ans de prison et dix-huit coups de canne pour avoir reniflé les aisselles de vingt-trois femmes dans des lieux aussi sordides que des ascenseurs et des parkings mal éclairés. J’ose à peine imaginer ce que je prendrais dans leur pays pour en avoir reniflé près de trois mille six cents en une année. 
Paniqué, je me souviens avoir recopié cette information en gros dans mon cahier rouge, celui où je n’écris que les mauvaises choses, avant de vite le refermer comme si le diable essayait de s’en échapper. Bien noter de ne jamais aller à Singapour…


Romain Puértolas
Un détective très très très special

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Quatrième de couverture :

J'ai un chromosome de trop, comme cette pièce de trop qu'il nous reste dans les mains quand on a monté une armoire IKEA et dont on ne sait que faire. Moi, j'ai trouvé quoi en faire...

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6 commentaires:

  1. Un extrait passionnant et plein d'humour qui donne envie de connaître la suite.
    Ah...Jean Baptiste Grenouille...
    J'aime beaucoup l'écriture de ce Romain Puertolas
    Merci Den pour ce moment de grâce littéraire
    ¸¸.•*¨*• ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. Oui.... Après L'Extraordinaire Voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea et La Petite Fille qui avait avalé un nuage grand comme la Tour Eiffel (tous deux aux éditions Le Dilettante), Romain Puértolas présente son dernier ouvrage Re-Vive l'Empereur . Ou comment Napoléon Bonaparte, toujours en vie grâce à la congélation, revient aux affaires pour affronter les djihadistes de Daesh.
      pas triste le Monsieur...
      Merci Célestine pour tes mots.
      Bonne soirée à toi.
      Bisou.
      Den

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  2. Merci pour ce beau partage! Oufff pas trop drôle de renifler tout ça hihihi... Bise, bon mardi dans la joie!

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  3. ??? "renifler tout ça" ?
    il y a de l'humour dans tous les cas !!
    bisou Maria-Lina
    Den

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  4. Je ne connais pas du tout cet écrivain, et cet extrait + ce que tu dis dans l'une de tes réponses aux commentaires, me donne très envie de le découvrir. Merci pour cette découverte, Den, je note son nom. Gros bisous.

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    1. J'avoue que je ne connaissais pas non plus..
      une découverte aussi.
      Bisou Françoise.
      Den

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Par Den :
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