Je me demande si les touristes chinois qui viennent visiter
Paris sont conscients qu’ils achètent en réalité des souvenirs
fabriqués chez eux.
Chaque fois que je les vois descendre en vitesse de leur bus
et se presser dans mon magasin comme autant de fourmis
frénétiques, j’ai envie de leur arracher des mains les tours
Eiffel miniatures qu’ils ont piochées dans mes petits paniers
et leur montrer l’inscription Made in China que l’on n’a même
pas cherché à cacher dans l’anneau des porte-clefs.
Au lieu de ça, je les encaisse avec un grand sourire. Je leur
glisse même, quand je suis en forme, les deux, trois mots
basiques de mandarin que j’ai appris en regardant les films
de Jackie Chan. Ni Hao ! Xiéxié !
Après tout, mon patron n’apprécierait sûrement pas que
je me mette à dos des clients, et puis je doute sérieusement
que je puisse les dissuader d’acquérir ces fabuleux trésors
en fer blanc pour lesquels certains ont parcouru plus de dix
mille kilomètres.
Ici, à Montmartre, on vend du rêve qui ne revient pas
cher. L’os du confit de canard est scié, ce qui signifie qu’il est industriel, les cuisses de grenouille proviennent de
grenouilles à six pattes que l’on élève spécialement pour la
restauration, et les desserts faits maison griffonnés à la craie
blanche sur l’ardoise des crêperies font l’objet d’arrivages
quotidiens dans de grosses boîtes de vingt-quatre portions
congelées. Ils sont faits dans une maison, en effet, une grosse
maison que l’on appelle usine.
En fait, c’est un joli quartier en trompe-l’œil, construit en
carton-pâte puis peint en rose, un peu comme Disneyland
qui se situe à quarante kilomètres à vol de Buzz l’éclair
d’ici.
Dans notre domaine, la vente de souvenirs, on est pas
mal non plus. Les tableaux d’œuvres originales sont des
reproductions digitales faites à grands tirages, les tee-shirts
peints à la main sont imprimés au fer à repasser par des
Vietnamiens du XIIIe
arrondissement qui, effectivement,
ont des mains, et les bérets typiquement parisiens sont
acheminés par avion depuis un pays dont je ne me rappelle
plus le nom mais qui finit par -stan.
Bref, lorsque je vois à quel point il est facile d’entourlouper
un touriste ici, je me demande parfois lequel des deux est le
plus retardé mentalement, si c’est lui ou moi.
En parlant de retard, Rachid, mon patron, se fait encore
attendre, ce qui me pose un sérieux dilemme. Je ne peux
pas partir et laisser le magasin en plan, sans surveillance,
avant qu’il ne soit arrivé, et d’un autre côté, je ne peux
pas l’attendre éternellement non plus car je dois prendre mon tour à mon autre travail. Si mon patron faisait un peu
plus attention aux conséquences de ses actions, la Terre
tournerait bien plus rond. Mais voilà, il ne pense qu’à sa
petite vie et il sait que je suis bien trop professionnel pour
fermer le magasin et m’en aller alors que les touristes se
pressent à nos portes. Ce qui l’arrange et il n’hésite pas à
en abuser.
En engageant un trisomique, Rachid pensait doubler
son chiffre d’affaires. Eh bien, il s’est trompé. Je l’ai triplé.
à croire que la misère humaine fait toujours vendre au
XXIe
siècle. Même si je ne me considère pas tout à fait
comme le meilleur ambassadeur de la «misère humaine ».
Avec ce que je gagne au magasin, je pourrais facilement
m’en sortir, sans compter que je vis encore chez papa et
maman et que je ne paye donc pas de loyer, bien que je les
aide de temps en temps. Ils me gardent auprès d’eux, malgré
mes trente ans, sous prétexte de pouvoir mieux m’enseigner
à être autonome, ce que je trouve être un paradoxe. Moi,
je joue la crédulité et les laisse ainsi conserver sur moi un
semblant de contrôle. J’aime tellement leur faire plaisir.
Un jour pourtant, je partirai. Et ils n’y pourront rien. Je
ne serai plus une charge pour eux. Je vivrai ma vie à moi
et pour moi. Même si papa et maman prennent le soin de
me préserver en me cachant des choses, j’ai bien conscience
que je suis un être différent et que ma vie ne sera jamais
entièrement normale. Je ne pourrai jamais avoir d’enfants,
par exemple, je me suis renseigné là-dessus. Et avec un peu de chance, je vivrai assez pour voir les cerisiers fleurir vingt
printemps encore, ce qui ne sera pas suffisant pour voir
la comète de Halley repasser par ici en 2061. Mais bon,
malgré ce que les gens pensent, nous ne sommes pas tous
des assistés non plus et il y a d’autres choses à faire beaucoup
plus intéressantes que s’apitoyer sur son sort. Apprendre des
choses par exemple.
Sur Internet, j’ai appris qu’une dizaine de personnes
atteintes du syndrome de Down à travers le monde avaient
suivi un cursus étudiant normal et s’étaient même licenciées
dans de bonnes universités.
J’ai aussi lu qu’en 2008, un certain Bert Holbrook, un
américain, était entré dans le livre Guinness des Records pour
être l’homme vivant le plus vieux au monde atteint de
trisomie 21. Il est décédé le 14 mars 2012 alors qu’il avait
83 ans. Ça fait rêver !
Je me suis empressé d’écrire toutes ces informations dans
mon cahier vert, celui où je n’écris que les belles choses, et
cela m’a redonné confiance et force.
Dans l’attente de pouvoir m’acheter un appartement
décent en région parisienne et de dire au revoir à papa
et maman, je travaille. Et puisqu’il m’est impossible
moralement de passer mes journées à arnaquer des touristes
à Montmartre, je suis «Nez » le reste du temps, enfin, de
13h00 à 16h00, pour une grande marque de déodorant.
Et c’est justement là que je serai en retard si mon patron
n’arrive pas maintenant.
Au moins, au labo, on ne m’affiche pas et on ne se fait pas
de l’argent sur mon visage, même si finalement je n’en tiens
pas rigueur à Rachid, qui est plus imbécile que méchant.
Dans mon second job, on fait de l’argent avec mon nez, ce
que je trouve bien plus noble.
Car si la nature m’a affublé d’un chromosome supplémentaire pour la 21e
paire et d’une ouïe déplorable que je
soigne depuis tout petit, elle m’a doté en revanche d’un sens
de l’odorat plus développé que la moyenne, un peu comme
le Jean-Baptiste Grenouille du Parfum de Süskind. Simple
équilibration des choses. La nature devait se sentir le cul
merdeux de m’avoir fait comme ça.
J’ai l’habitude de dire que si la truffe d’un chien vaut
un million de nez humains, mon nez, lui, en vaut bien
une dizaine. Le vigile du supermarché, qui est toujours
accompagné d’un gros Berger allemand, m’a un jour dit
que la membrane olfactive d’un chien mesurait 130 cm2
(soit quasiment la taille d’une carte postale) et celle d’un
homme, 3 cm2
(soit même pas un timbre). Je me demande
bien combien la mienne mesure. Par pur optimisme, car
l’information n’était en soi ni bonne ni mauvaise, je l’ai
écrite dans mon cahier vert.
Je suis donc «Nez » pour une marque célèbre de déodorant.
Il est maintenant interdit d’en donner le nom. À la télé, ils
mettent les images à l’envers pour ne plus faire de publicité,
même si on reconnaît parfaitement les marques et que l’on
ne comprend pas très bien pourquoi ils se donnent tout ce mal. En fait, dit de forme claire, je suis « renifleur d’aisselles ».
Cette seconde activité professionnelle se résume, comme son
nom l’indique, à appliquer mes narines, après pulvérisation,
sur les dessous de bras de dizaines de personnes, soit
cinquante à la semaine et trois cents au mois.
Bien qu’ils soient propres, condition stipulée par contrat,
certains individus ont une odeur corporelle faisandée qui
persiste même après la douche et l’application du déodorant.
C’est souvent le cas pour les hommes, de surcroît s’ils sont
« forts », et il se trouve que c’est malheureusement la section
dans laquelle je travaille (les gros). Mais mon patron va me
faire passer à la section féminine dans les mois à venir.
À ce sujet, il y a quelques mois, à Singapour, un homme
a été condamné à quatorze ans de prison et dix-huit coups
de canne pour avoir reniflé les aisselles de vingt-trois
femmes dans des lieux aussi sordides que des ascenseurs et
des parkings mal éclairés. J’ose à peine imaginer ce que je
prendrais dans leur pays pour en avoir reniflé près de trois
mille six cents en une année.
Paniqué, je me souviens avoir recopié cette information
en gros dans mon cahier rouge, celui où je n’écris que les
mauvaises choses, avant de vite le refermer comme si le
diable essayait de s’en échapper. Bien noter de ne jamais
aller à Singapour…
Un détective très très très special
*****
Quatrième de couverture :
J'ai un chromosome de trop, comme cette pièce de trop qu'il nous reste dans les mains quand on a monté une armoire IKEA et dont on ne sait que faire. Moi, j'ai trouvé quoi en faire...
Un extrait passionnant et plein d'humour qui donne envie de connaître la suite.
RépondreSupprimerAh...Jean Baptiste Grenouille...
J'aime beaucoup l'écriture de ce Romain Puertolas
Merci Den pour ce moment de grâce littéraire
¸¸.•*¨*• ¸¸.•*¨*• ☆
Oui.... Après L'Extraordinaire Voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea et La Petite Fille qui avait avalé un nuage grand comme la Tour Eiffel (tous deux aux éditions Le Dilettante), Romain Puértolas présente son dernier ouvrage Re-Vive l'Empereur . Ou comment Napoléon Bonaparte, toujours en vie grâce à la congélation, revient aux affaires pour affronter les djihadistes de Daesh.
Supprimerpas triste le Monsieur...
Merci Célestine pour tes mots.
Bonne soirée à toi.
Bisou.
Den
Merci pour ce beau partage! Oufff pas trop drôle de renifler tout ça hihihi... Bise, bon mardi dans la joie!
RépondreSupprimer??? "renifler tout ça" ?
RépondreSupprimeril y a de l'humour dans tous les cas !!
bisou Maria-Lina
Den
Je ne connais pas du tout cet écrivain, et cet extrait + ce que tu dis dans l'une de tes réponses aux commentaires, me donne très envie de le découvrir. Merci pour cette découverte, Den, je note son nom. Gros bisous.
RépondreSupprimerJ'avoue que je ne connaissais pas non plus..
Supprimerune découverte aussi.
Bisou Françoise.
Den