CEUX QUI APPARTIENNENT AU JOUR
EMMA DOUDE VAN TROOST WIJK
LES ÉDITIONS DE MINUIT
Mes pieds disparaissent dans le mou du sable. Les orteils sont recouverts par la mer qui monte. Mes amis rient. Ils me tendent une bière. L’enceinte Bluetooth diffuse Drank en drugs de Lil’ Kleine. À côté de moi,une fille à la peau brune gonfle les joues de douleur en sortant de l’eau glaciale. Elle se hisse sur la digue et court jusqu’au sac de plage vert pomme. Kijk Mama.Sa mère l’applaudit. Elle emmitoufle le petit corps dans une serviette Barbie rose et bleue, frotte. Derrière moi se détachent les hautes tours de Rotterdam.Je garde dans ma poche, comme un secret, la photo de l’arrivée en France de mes parents. Sur l’image, le jeune visage de Mama, binocles ronds,cheveux longs sur les épaules, pose un baiser dansla nuque de Papa. Son ventre est arrondi. Derrière eux, un panneau indique en lettres capitales PRESBYTERE.
Je ne suis pas rentrée à la maison depuis plus d’un an. Je m’allume une cigarette. Sterre me demande comment se sont passées les auditions. Je dis, goed,c’était une scène de la pièce The Father. La lumière froide de la mer du Nord me fait cligner des yeux.Mon nez se fronce. Je respire.
Je descends le chemin escarpé menant au Presbytère. Le garage au fond de la cour a perdu la quasi-totalité de sa peinture, les barrières vertes sont rouillées. Les trois étages sont éteints. Quelques tuiles se sont écrasées à gauche du toit. La lumière du porche ne s’allume plus à mon passage. Je ne reconnais pas la façade mangée par le lierre sur tout le côté droit.La balançoire au fond du jardin disparaît derrière les herbes hautes et le fromental jamais coupés. Le cerisier a grandi. Le petit étang où je jouais à ramasser des têtards est rempli de vase. Je grimpe les quatre marches en béton jusqu’à l’entrée. Je serre la clé ronde entre le plat du pouce et la tranche de l’index. La porte s’ouvre. Je lève les yeux. J’aperçois,au fond du couloir étroit, la salle paroissiale au rez-de-chaussée. J’en sens l’odeur d’abord. Feu de bois mélangé à du vin premier prix. Au bout de la table pliable, sous une icône représentant Jésus au Mont des Oliviers, mes parents se tiennent les mains.Mon grand-père est installé dans son vieux fauteuil à bascule. Ses pieds emmitouflés dans des chaussettes dépareillées effleurent la moquette du salon. Le thermostat indique vingt-cinq degrés.Les yeux de Opa balancent de droite à gauche, de haut en bas. Ils essayent de s’accrocher à quelque chose. Quand j’arrive dans son champ de vision, le regard de mon grand-père se fixe. Il tend la main et dit, enchanté de vous rencontrer madame, je vous attendais.
Le jardin du Presbytère que Papa a toujours rêvé à la française, avec des haies bien coiffées et des allées disciplinées, ressemble en réalité à un terrain vague.Le potager, où les enfants de l’école du dimanche apprennent à distinguer les canneberges des groseilles, est laissé à l’abandon. Nicolaas s’est mis entête d’y mettre de l’ordre, sans aucune compétence en jardinage. Il passe des journées entières, la taille entourée de ronces, à se battre avec un sécateur émoussé qu’on n’allait tout de même pas jeter. Papale regarde, installé sur le rebord de la fenêtre de son bureau. Le pull blanchi par le crépi de la façade, les cheveux ébouriffés, il surveille.
Depuis mon arrivée, Papa ne bouge pas. Le lit a pris la forme de son corps, une forme trop grande,celle des anges que l’on dessine dans la neige. Sur le banc en fer en dessous de la fenêtre, des tas de journaux non triés s’accumulent. Je passe des heures à regarder mon père s’assoupir et se réveiller. Je veille à changer l’eau de la cruche 500 ans de la Réforme. Je compte les cachets. Quand il rentre de son stage,Nicolaas s’allonge près de nous. Il dépose un baiser sonore sur le front de Papa et dit, plus qu’un moi set je suis pasteur, t’imagines ? Mon père se redresse un peu, tapote l’épaule de mon frère et dit, et moi je suis devenu homme au foyer. Ils rient. Nicolaas sort le nécessaire à rouler du tiroir de la table basse. Il coince un filtre à la commissure des lèvres, effrite un peu le tabac avec les ongles, tasse ce qui reste dans le papier transparent, le coince avec les pouces et roule la cigarette d’un geste maîtrisé. Il lèche le papier,tend la cigarette à Papa et dit, et hop une allumette,t’es épaté non ? Ils s’installent confortablement, cous-sins derrière le dos, sortent un jeu de tarot et jouent en silence.
Je suis installée de biais, de manière à ne voir du visage de Opa que la haute crête du front plié, la vallée s’étendant du creux du nez jusqu’à l’œil gauche,la rivière des lèvres. La peau pendante de son cou qui rougit, transpercée par le faible soleil du mois de mars. Les cafés servis par Oma dans des tasses aux motifs anciens. Du bleu de Delft. Deux cuillères à sucre dans le café au lait, deux gâteaux le matin et un l’après-midi. Nos deux corps immobiles dans la lumière.
Il ne faudrait pas dire nature morte. Il faudrait dire vie silencieuse. Stilleven
Réveille-toi. La voix de Opa me sort du sommeil. Je rate une inspiration, me frotte les yeux, vérifie l’écran de mon smartphone. Trois heures du matin. Je mets mes lunettes. Je vois Opa se noyer dans sa robe pastorale enfilée au-dessus du pyjama à carreaux bleus.Le col à rabat est fixé à moitié derrière la nuque, les sourcils sont décoiffés et lui entrent dans les yeux.T’entends les cloches ? C’est l’heure du culte, je suis super en retard. Il faut que je fasse le thé et que j’emmène les beschuitjes au lit à Oma. Dans le couloir,l’horloge comtoise sonne trois fois. Je dis, écoute, il est trois heures, va te recoucher. Opa se gratte le front du bout des doigts. Sa voix tremble. Il murmure, je ne vais pas y arriver. Je prends ses poignets dans mes mains. Elles en font tout le tour. Opa. Opa. Mes yeux cherchent les siens. Je serre son buste entre mes bras.Ça va aller Opa, alles gaat goed, alles gaat goed.
Je descends dans la salle paroissiale. Mes orteils s’agrippent au relief du béton. Mes mains se collent contre les parois froides de la cage d’escalier. Devant la porte sur laquelle est marqué bureau du pasteur,je m’arrête. Quand j’étais petite, j’interdisais à tout le monde d’approcher. Je faisais barrage avec mon corps d’enfant, mettais l’index devant la bouche en signe de silence. Chut, Papa pense. Aujourd’hui encore, mes contours projetés sur le blanc de la porte, j’hésite. Le poids de ma main active le mécanisme. Les gonds pivotent. Devant moi, le dos de mon père est assoupi. Les bras étendus contre la pile d’ouvrages à lire, la tête écrasée sur la page 222 de la Bible, il ne pense plus. Il se repose. Doucement, j’enlève les lunettes du bout du nez. Replie les branches. Presse les lèvres sur le front dégarni. Mon père a l’odeur de l’enfance. Mes pieds se déplacent avec difficulté sur le parquet encombré. Ma main appuie sur la poignée. Actionne le mécanisme. Je sors. Je ne suis jamais entrée.
T’es réveillée ? Nicolaas me secoue. T’es réveillée ?Non Nicolaas tu vois bien que je ne suis pas réveillée.T’es réveillée ? Laisse-moi tranquille, je veux dormir.Nicolaas me secoue. T’es réveillée ? Je me tourne.Sans ses lunettes, les cernes de mon frère sont accentués. Il a de tout petits yeux bruns en amande, avec des taches de rousseur tout autour. Qu’est-ce qu’ily a ? J’arrive pas à respirer. Je me redresse. Entoure de mes bras le dos de Nicolaas. Je le serre. Sa respiration ralentit. Je dis, on se promène ? J’enveloppe le corps de mon frère dans un plaid. Je mets du thé bouillant dans une gourde en plastique protestants en fête. Dans la commode du bureau de Mama, je fouille. Je cherche les clés étiquetées temple. Je prends la grosse lampe torche de Papa sous un bras,la taille de mon grand frère sous l’autre. Sur la centaine de mètres séparant le temple du Presbytère,on chante les flamandes, les flamandes, les fla les flales flamandes. Nicolaas rit très fort. On est tellement moches comme ça, pas coiffés, pas habillés, j’espère qu’on ne croisera personne. Tu veux qu’on croise qui, il est une heure du matin. Je mets la clé dans l’immense serrure en métal. Le heurtoir cogne contre le bois de la porte. Une odeur de dimanche matin nous accueille. Les vitraux laissent passer la lueur des lampadaires. Tout est calme.
Au repas, on ne bouge pas. Nous cinq sur cinq chaises bancales autour de la table en bois tressée bancale, la tête absorbée par le plat en dessous.Coquillettes, jambon, ketchup engloutis à la cuillère collante du repas de la veille. Au mur, l’horloge indique dix-neuf heures depuis dix-neuf ans.Quelqu’un veut du dessert ? Le Flanby tremble dans l’assiette quand je soulève la languette. Je lèche le caramel. Opa aspire son thé en tapotant nerveusement le talon contre le carrelage. Mama fixe la route par la fenêtre. Les mains posées sur ses hanches sont serrées. Oma tricote une écharpe orange et bleue.Elle marmonne. La chaise de Papa est vide. Nicolaas se lève. Il se fraye un chemin entre les affaires mal rangées et dit, bonne nuit. Tous les yeux regardent mon frère monter les marches.
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« Je voulais raconter ça, l’histoire d’une famille de pasteurs qui perd la mémoire. Traiter d’un drame, avec le plus de lumière possible. »
"Le temps d’un séjour de quelques semaines dans sa maison d’enfance, la narratrice raconte ses retrouvailles avec sa famille, où, depuis trois générations, hommes et femmes ont choisi le métier de pasteur. Mais quand elle arrive, quelque chose de cet ordre ancien s’est profondément déréglé".
"Emma Doude van Troostwijk est une très jeune écrivaine, qui n’a pas
encore 25 ans, mais l’histoire qu’elle raconte semble appartenir à une
très vieille époque, à un temps qui n’est pas le sien : celle d’une
famille de pasteurs néerlandais – arrivés des Pays-Bas en Alsace pour y
exercer leur ministère – au sein de laquelle trois générations vivent
sous le même toit, celui du presbytère et de sa salle paroissiale, au
rythme des offices, de la sonnerie des cloches et des objets rituels, la
« cruche 500 ans de la Réforme », la croix huguenote conservée pour l’ordination de Nicolaas."
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