CHRISTIAN BOBIN
L E M U R M U R E
Gallimard
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Pour Lydie
À travers les sphères
Rien est le tout
de ce que je sais
La montagne s’incline une seconde. Aucune de ses pierres ne sourit. Si tu cherches une récompense pour ce que tu fais, laver la vaisselle ou jouer Chopin, alors, plutôt, ne faisrien : tu as par avance échoué dans l’absolu chef-d’œuvre de la vaisselle, ou du poumon des anges. Chopin est une inhalation pour les anges asthmatiques, ces hypersensibles saupoudrés sur terre dès leur naissance jusqu’à leur mort – car les anges naissent et meurent comme Bouddha, comme les tortues et comme nous. Mais je m’égare. Si tu cherches les félicitations, reste au lit : au moins pourras-tu espérer faire d’un sommeil un chef-d’œuvre inconnu.La montagne-Sokolov à la fin d’un récital s’incline juste une fois pour dire : je n’ai aucun mérite. Je me suis effacé une heure et demie.
C’est une gloire secrète que votre silence m’a permis, dont je vous sais gré. Je suis le saint bossu des pianistes. Saint, il n’y a vraiment pas de quoi s’en vanter. Disparaître en se jetant dans la flamme des fleurs ou dans les bras des morts est un luxe inouï. Une heure et demie hors de ce monde dont les remparts brûlent.Ce qui s’éloigne est tellement beau. Le son du piano, ce noir velours d’un abandon qui s’épanouit avec l’agonie de chaque note.Quelqu’un s’en va, nous quitte, s’embellit de nous échapper. Nous ne le ferons plus souffrir avec nos paroles, nos projets, nos volontés.Vous avez raison de persécuter les saints dès la cour de l’école. Leur jouissance est insupportable. Elle dépasse toutes les autres.
Cette nuit j’ai entendu une voix qui disait :« Cette année tu vivras comme un rentier.Tu auras des conversations avec des rois, des reines, et des dieux. » Et j’ai pensé qu’un ange m’annonçait ma mort.J’écris à bas bruit et j’écoute de même. Un silence de Sokolov et je bâtis une ville en bord de mer, en automne, quand le soleil se repose de ses admirateurs.Une reine de beauté, élue au temps de la Révolution, enterrée dans le vieux cimetière de Vézelay secoue ses cheveux devenus herbes folles, et ses os bracelets aux poignets du vent.Sa poussière rêve.La petite brise milliardaire des libellules.
Les femmes sont des caravanes de charme.Elles séduisent jusqu’au soleil. Et tant pis si la dernière verdine de cette caravane abrite la Reine Mélancolie, toujours alitée. Cela n’empêche pas cœur et main de danser.Je n’ai pas compris ton départ. Parfois ne pas comprendre est une bénédiction. Ton départ s’appelle « mort », mais ce mot ne dit rien. J’essaie de revoir dans l’air qui m’entoure la danse de tes mains quand tu parlais. Tes doigts partaient en vacances. Ta main chatouillait le menton d’un éléphant bien trop sage.Une sonate de Schubert est une petite bête sauvage prise au piège et tirant, tirant sur le collet qui lui rougit de plus en plus le cou. Je ne comprends rien à sa musique. J’aime bien lorsque je ne comprends plus. Il me semble que Schubert a inventé une musique plus longue que la vie...Je n’ai que mon cœur pour traverser la vie,rien d’autre que cette valise de réfugié en cuir rouge, cadenassée à la naissance.
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« Les poètes meurent au combat même quand ils meurent dans un lit. Ils livrent bataille toute leur vie. » Hanté depuis toujours par la mort, dès ses premiers écrits, Christian Bobin paria pour le salut par la poésie, plaçant sa vie « sous une pluie de lettres noires et blanches ». Même le dernier instant du poète — qui meurt juste après avoir achevé son dernier livre — y était vu de façon prémonitoire :« la bouteille d’encre noire renversée dans le fond de l’âme ». Commencé chez lui, au Creusot, en juillet 2022 , poursuivi sur son lit d’hôpital durant les deux mois précédant sa mort, le 23 novembre 2022 ,Le murmure appartient à ces œuvres extrêmes écrites dans des conditions extrêmes. Dans ce livre ultime, le plus humain des poètes se révèle être aussi le plus héroïque. À l’hôpital, celui dont le rire explosif sonnait comme un défi réalise à la lettre cette parole de Rimbaud : « Je suis de la race qui chantait dans le supplice. » Le murmure est la trace d’une course entre l’amour et la mort. À la fin c’est l’amour qui gagne, faisant de ce chant un sommet d’humanité. Le destin qui s’achève sur une telle victoire ne s’arrête pas là. Il commence.
Le murmure
Christian Bobin
Coucou Den,
RépondreSupprimerJe ne savais pas tout ça sur Bobin, grâce à toi je viens d'apprendre quelque chose, merci pour ce bel article
Je te souhaite une belle journée
Gros bisous
Floralie
merci pour ton commentaire Floralie.
SupprimerBon week-end à venir, sans douleur j'espère
Bisous
Den
Merci Den, de publier une page de son dernier livre. Je viens de l'acheter, il est sur ma table de nuit et je lis doucement des extraits.
RépondreSupprimerC'était un ange égaré sur terre. Il est retourné vers La Lumière qu'il a si souvent débusquée pour nous. Ses livres resteront toujours un recours quand la vie se fait plus difficile. I
Bonne fin de semaine, Den !
Je t'embrasse
merci Fifi. Merci pour ton commentaire.
SupprimerJe t'embrasse.
J'espère que tu vas bien.
Den
fifi
RépondreSupprimerUn grand merci chère Den pour les écrits de Christian Bobin. Je vais acheter ce dernier livre. Ses mots sont magnifiques et ils donnent envie de continuer à les lire.
RépondreSupprimerGros bisous et agréable week-end ♥
Je pense acheter ce livre de Christian Bobin, j'ai toujours aimé le lire, j'ai déjà plusieurs autres recueils de lui, et "Murmures" viendra les rejoindre. Merci d'en avoir parlé, Den.
RépondreSupprimerBelle fin de dimanche. Je t'embrasse.
Christian Bobin, à lire et à relire sans modération. Il est parti rejoindre Amour numéro 1 et dédie ce Murmure à Amour numéro 2, quelle poésie !!! Douce semaine Den, à bientôt. brigitte
RépondreSupprimerUn poète qui donne tant à réfléchir et à aimer, merci Den pour cet article !
RépondreSupprimerJe t'embrasse
Merci Marine, Françoise, Denise, Fifi, Floralie, Brigitte..
SupprimerJe vous embrasse bien amicalement.
Bon week-end.