jeudi 3 octobre 2019

*"Demain est une autre nuit"

Couverture : Yann Queffélec, Demain est une autre nuit, « C’est la famille, frangin, qui nous a rendu fous », Calmann-Lévy 


Préface

Dans le roman, le destin va passer. Dans le récit, il est déjà passé. De ce point de vue, le livre que vous avez entre les mains est un récit. Pour accoster sans heurts les « autrefois » encore à vif de cette histoire, je me suis permis trois éléments antichocs hors mémoire, trois figurants absents de ma biographie : la nuit blanche, la neige, et l’infirmière Naomi, une agréable compagnie pour moi, chaque matin, lorsque je prenais la plume sur les coups de cinq heures et demie.



 Ce clin d’œil pour toi, mon beau Touki,

dans le grand fou rire de la vie qui va…







« Pendant des années, j’ai réussi à échapper à la démonologie de mon enfance. C’était un choix simple et délibéré de ma part. Celui de la paix qu’offre la douce chiromancie de l’oubli, refuge de l’inconscient. Mais un seul texto devait suffire à me faire réintégrer l’histoire de ma famille et les contradictions de ma propre vie d’adulte. »
Pat Conroy,
Le Prince des marées

1.

20 h 03

Le vieux couteau

Imaginons, s’il vous plaît.
On est le mercredi 15 mai 2019, il neige à Paris. Comme chaque soir à huit heures, l’institut médical Jourdan, une clinique privée sous contrat, ferme ses portes aux visiteurs. Au même instant, l’ordinateur général réduit d’un tiers le flux lumineux des couloirs et du hall. Dans les étages, au quatrième, un homme vient d’entrer sans frapper chambre 49. Il regarde l’occupant alité qui lui sourit en disant : « Alors ça ! » Les deux hommes se connaissent bien. Le premier, c’est moi, le second mon frère Tanguy, mon petit frère. On ne s’est pas vus depuis au moins trente ans. « Alors ça quoi ? » Telle est ma réponse, elle vaut ce qu’elle vaut dans l’état où je suis. Mon frère a passé trois heures et demie sur le billard, dans la matinée, et je le crois toujours dans les vapes. Moi-même, je suis tourneboulé par mon arrivée tardive à l’institut, une histoire de fous. Les portes du hall ne s’ouvrant pas, je me suis faufilé par l’accès latéral réservé aux pompiers, et l’infirmière de nuit m’a pris le chou.
On se regarde, avec mon frère, on est… Gênés ? C’est moi qui suis gêné.
— On a toujours été plus « mer » que « neige », dans la famille, dit-il, un rien moqueur, surtout toi… Approche, espèce de soupe !
Je dégouline, j’ai froid, mal aux pieds dans mes boots neuves qui prennent l’eau. Mon frère est sous perfusion, couché dans un lit géant baigné d’un halo bleuté, lui-même en bleu pâle – un vêtement d’hôpital sans manches. Qu’est-ce qu’il a ? Aucune idée. Nous nous serrons la main, il me fait un clin d’œil.
— Ouais, c’est bien toi, frangin… Et c’est aussi papa, d’ailleurs. Eh, mais tu sais que tu lui ressembles en vieillissant ?
Prends ça dans les dents !… Mon père, la vieillesse, ça commence fort. Je m’essuie la figure dans un mouchoir trempé, j’essuie toute ressemblance avec l’homme que j’aimais et qui ne m’aimait pas. Et je reste zen, j’ai ma fierté, mon frère le sait.
Petit miaulement électrique sur deux tons, je vois son visage monter avec le chevet du lit. On ne peut pas dire qu’il ait vieilli, lui, ni qu’il ressemble à son géniteur. Il a toujours les grands yeux pensifs de maman et son nez droit parfait. Quelques cheveux en moins, peut-être. Un éternel gamin.
— Alors ? Comment tu te sens ?
— J’ai soif.
— T’as quoi ?
Il fait la grimace.
— Appendicite, on va dire… compliquée.
De la chirurgie pour ados, je suis passé par là.
— C’est chiant, mais ça va, l’appendicite.
— Compliquée, j’ai dit…
Je n’y crois pas à son appendicite, compliquée ou non. Son texto disait : « Viens, c’est grave. » Quelque chose comme ça. Le ton d’une personne qui craint pour sa vie. Il faut croire que ça va mieux.
— T’es rudement bien gardé, dis donc. C’est qui la grande gigue africaine que j’ai croisée dans le couloir ?
— Naomi, l’infirmière chef, elle vient du Rwanda.
— Sympa comme un panaris mûr, oui ! Elle ne croyait pas que j’étais ton frère. Elle voulait m’envoyer la Sécurité. Elle me l’envoie si je n’ai pas décarré à minuit.
— C’est elle la Sécurité, t’inquiète. Ceinture noire de… j’sais plus quoi. T’as vu ses épaules ? Sa taille de guêpe ? Elle m’appelle Chouchou, elle sent divinement bon.
— Moi, elle m’appelle « Casse-toi ! »… Bon, Chouchou, à part ça ?
— La forme olympique, « à part ça »… J’ai envie de danser le rock avec toi, comme au bon vieux temps. Je suis sous morphine, ça donne des ailes. Tu danses ?
Il ferme les yeux, fredonne en souriant, fait danser un couple de rêve dans ses bras qui forment un berceau. Ils ont dû le shooter un max, à moins qu’il se fiche de moi.
— C’est calme, ta piaule, c’est cosy, ça me plaît bien… Belle vue… Ça donne sur un jardin ?
Je ne sais pas quoi dire, comme vous voyez. Trop d’années ont démodé nos complicités, les mots ne suivent plus.
— Eh ! Je sors d’anesthésie, mec, faut pas me demander la lune. Déjà ça donne sur les flocons.
N’allons pas l’énerver, je passe aux questions d’usage.
— Tu sors quand ?
— Ça dépend.
— La bouffe ?
— De la bouffe d’hosto. Tu finis par bouffer.
— Le personnel ?
— Un amour, le personnel… Que des filles, je les fais rire. Chouchou les fait rire.
Mon frère et les filles ! Un charmeur sans baratin, sans drague. Béguin direct. Il sourit : ça tombe.
— Ton toubib, il dit quoi ?
— Rien, je ne l’ai jamais vu.
Question suivante ? Y en a pas. J’ai épuisé mon stock et la gêne revient. Heureusement qu’il est là.
— C’est du champagne que t’as là ?
Je l’avais totalement oublié. Je sors la bouteille qui dépasse de mon caban.
— Ouvre-nous ça ! dit mon frère. Tu trouveras des gobelets dans le placard.
— Tu ne vas quand même p…
— … Ta gueule, s’il te plaît, camembert !… Alcoolo toxico, le panache breton !…
On s’est mis à trinquer, mon frère et moi, des tchin-tchin de plastique mou sur fond d’époque en détresse, la burqa, les jeunes, le réchauffement, la violence, on ne fait pas mieux au JT. Et pas un mot sur nous, sur nos vies à nous, rien non plus sur la famille. À croire qu’on les avait répétés, nos petits échanges au ras des pâquerettes, à qui serait le plus godiche, langue de bois. On se méfie du silence entre les pâquerettes et dès qu’il pointe son museau, hop : les Arabes, les Chinois, les homos, le glyphosate, l’ozone, les valeurs en péril, le stress hydrique, la fin du monde… Ça dure, ça dure, c’est d’un long ! Ça va durer longtemps ? On m’attend pour dîner à neuf heures et c’est moi qui suis de casseroles. Vous avez sûrement connu ça, la peur de rater son plat pour des amis pas si proches que ça. D’avoir à leur déclarer : « Je n’ai plus qu’à faire livrer des pizzas, c’est trop con ! » ou : « On va se rattraper sur le fromage. »
— Tu me files la gerbe, a dit mon frère, arrête de tournailler comme ça, tu es nerveux. Tu ne voudrais pas te poser une minute ?

J’aurais dû dire non, ne pas me laisser tomber sur la chaise de visite, première erreur. Je m’y sens bien, deuxième erreur. Que je vous en dise un mot, de la chaise, un modèle Relax, en skaï noir, la même odeur que les anciens wagons Corail, classe 2. Elle se règle en trois positions : « Siège », « Détente », « Couchette ». Elle forme un angle droit avec le lit, celui-ci parallèle à la baie vitrée. J’ai sous les yeux les doigts de pied en éventail de mon frère dont le drap glisse. Passez-moi cette remarque de nature privée : ses orteils n’ont pas changé, je les distinguerais entre mille, comme la poule ses poussins. J’adopte la position « Détente » et je me détends aussitôt, troisième erreur. Je ne pense à rien, je flotte, des images passent, le bouquet garni des émotions du jour, et Dieu sait qu’il y en a eu, bonnes, moins bonnes, pénibles.
Ça ricane, au loin, je m’endormais.
— C’est quoi, tes pansements de Grand-Guignol, frangin ? Tu t’es battu ? Un Gilet jaune en folie ? Un flic ?
Je touche mon front du bout des doigts, sans ouvrir les yeux, et j’entends ma voix répondre en écho :
— Red Bull en canettes, mon gars, six contre un. Heureusement qu’il nous reste les pharmacies, dans ce pays… et les pharmaciennes.
Un pack de Red Bull Energy m’est tombé sur le crâne à la supérette où j’ai pris le champagne. Je lui décris la scène, le bain de sang, mon passage à la pharmacie, la gentillesse des humains, des humaines, leurs mains câlines, leur… et je m’endors à la pharmacie, bichonné par ces trois filles en blanc. C’est frôleur, parfumé, ça parle à voix basse, on me regarde, un visage noir, des lèvres rouges, je sursaute… à la vue de l’infirmière de nuit. La Black qui voulait voir mes papiers. Je reviens à moi sidéré, personne.
— C’est pas ta Rwandaise qui vient de passer ? Là ? Tout de suite ?
— J’en avais assez de voir pendouiller tes immondes pansements. Naomi t’a posé des Steri-Strip de chirurgie, frangin. Du bord à bord de pro, une « suture cutanée », comme elle a dit. Si tu cicatrises aussi bien que moi, on a une petite chance de sortir ensemble de l’institut, un de ces jours.
Je caresse mes bobos. Les doigts de fée qu’elle a, sa Naomi, je n’ai rien senti. Quelle heure il est, putain ?
— Faut que j’y aille, frérot, on a les voisins à dîner.
Je me lève, mes vêtements sont collants comme une peau de poisson, j’ai du mal à marcher. On ne s’embrasse pas, dans la famille, entre hommes. On s’en serre cinq les yeux dans les yeux. Je dis bonsoir à mon frère qui m’attrape la main… Une poignée de main assortie d’un regard étrange, un peu fou.
— Tu vois, dit-il, je ne pensais plus que tu viendrais. Et si tu venais que ce serait aussi naturel entre nous. Comme si l’on s’était quittés hier. Comme si…
— … On s’est quittés hier, frangin, c’est loin.
Il ne lâche pas ma main, ne lâche pas mes yeux, il me souffle au visage.
— Je sais, j’ai la date et l’heure. C’est loin pour toi. On ne va pas remuer ce vieux couteau dans cette vieille plaie… On ne va pas, non… Tu leur fais manger quoi à tes voisins ?
— Une potée cévenole, du lapin à la sauge. Je n’ai plus qu’à réchauffer.
Qu’est-ce que je n’ai pas dit là ! Mon frère se redresse sur les coudes, l’air mauvais, tiraillant sur sa perfusion.
— Du lapin à la sauge ? s’écrie-t-il. C’est une blague ?
Il m’attrape le poignet.
— La nuit du 15 mai 1970, ça te dit quelque chose ?…
Ça me dit, oui, beaucoup. C’est de la mémoire à fleur de peau. Une plaie qui se rouvre régulièrement. La plus vieille et la plus précieuse de mes douleurs d’enfant.
— Quel rapport avec mon lapin ?
— Quel rapport ? On a mangé quoi le soir du jour où maman est partie à la clinique ?
— À brûle-pourpoint, comme ça, je dirais un carr…
— Du lapin à la sauge ! dit mon frère avec passion. Et c’est maman qui l’avait cuisiné, spécialement pour toi.
Il n’écoute pas mes protestations, il veut absolument me river mon clou.
— Arrête, frangin, tu le sais très bien. D’ailleurs pourquoi tu m’as menti cette nuit-là ?

Bon, la vérité, la suite, vous la voyez d’ici à l’œil nu. Vous l’anticipez avec d’autres mots que ceux du livre : il (l’auteur, moi) va nous raconter ses retrouvailles avec son frère, des retrouvailles « compliquées », elles aussi, d’où ce besoin d’en faire une histoire. Et regardez ce qui se passe. À peine arrivé, je suis pris dans une tempête de souvenirs dont beaucoup ne s’intéressaient plus à moi depuis des années. Ils font du chemin, les souvenirs, autour de la montre, ils peuvent « madériser », s’étioler, mais des mutants comme un poisson changé en lapin, celui-ci cuisiné par maman la veille du grand départ, c’est beaucoup pour ma raison. Où mon frère veut-il en venir ? J’aimerais bien le savoir – que la tempête n’aille pas s’envenimer. À vingt et une heures trente-deux, la chambre 49 croit encore à ses chances de beau temps.


Demain est une autre nuit   –   Yann Queffélec   –   Calmann-Lévy



******

"On va m'operer, c'est grave, viens me voir"

C'est par ce texto que le petit frère attire le grand à l'hôpital, chambre 49, un soir de neige.
Des retrouvailles? un piège? il ne se voient plus depuis des années. Le petit a une bonne raison d'en vouloir au grand - mais aucune allusion. Ils parlent de tout et de rien, du passé familial, des non-dits, du deuil de leur mère quand ils étaient enfants. L'opération? Tout va bien, fausse alerte. Une étrange infirmière va et vient.
Pour le grand frère, il est temps d'y aller - un dîner l'attend - Car le petit frère commence à poser des questions précises, à muscler leur dialogue, exigeant la vérité sur la dernière fois où ils se sont vus.
C'est alors que la nuit fait son entrée, que la neige prend son sens, et que la visite de courtoisie ne sait plus où elle va.
Collection : 


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Par Den :
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