Préface
Dans
le roman, le destin va passer. Dans le récit, il est déjà passé. De ce
point de vue, le livre que vous avez entre les mains est un récit. Pour
accoster sans heurts les « autrefois » encore à vif de cette histoire,
je me suis permis trois éléments antichocs hors mémoire, trois figurants
absents de ma biographie : la nuit blanche, la neige, et l’infirmière
Naomi, une agréable compagnie pour moi, chaque matin, lorsque je prenais
la plume sur les coups de cinq heures et demie.
Ce clin d’œil pour toi, mon beau Touki,
dans le grand fou rire de la vie qui va…
« Pendant
des années, j’ai réussi à échapper à la démonologie de mon enfance.
C’était un choix simple et délibéré de ma part. Celui de la paix
qu’offre la douce chiromancie de l’oubli, refuge de l’inconscient. Mais
un seul texto devait suffire à me faire réintégrer l’histoire de ma
famille et les contradictions de ma propre vie d’adulte. »
Pat Conroy,
Le Prince des marées
Le Prince des marées
1.
20 h 03
Le vieux couteau
Imaginons, s’il vous plaît.
On
est le mercredi 15 mai 2019, il neige à Paris. Comme chaque soir à huit
heures, l’institut médical Jourdan, une clinique privée sous contrat,
ferme ses portes aux visiteurs. Au même instant, l’ordinateur général
réduit d’un tiers le flux lumineux des couloirs et du hall. Dans les
étages, au quatrième, un homme vient d’entrer sans frapper chambre 49.
Il regarde l’occupant alité qui lui sourit en disant : « Alors ça ! »
Les deux hommes se connaissent bien. Le premier, c’est moi, le second
mon frère Tanguy, mon petit frère. On ne s’est pas vus depuis au moins
trente ans. « Alors ça quoi ? » Telle est ma réponse, elle vaut ce
qu’elle vaut dans l’état où je suis. Mon frère a passé trois heures et
demie sur le billard, dans la matinée, et je le crois toujours dans les
vapes. Moi-même, je suis tourneboulé par mon arrivée tardive à
l’institut, une histoire de fous. Les portes du hall ne s’ouvrant pas,
je me suis faufilé par l’accès latéral réservé aux pompiers, et
l’infirmière de nuit m’a pris le chou.
On se regarde, avec mon frère, on est… Gênés ? C’est moi qui suis gêné.
— On
a toujours été plus « mer » que « neige », dans la famille, dit-il, un
rien moqueur, surtout toi… Approche, espèce de soupe !
Je
dégouline, j’ai froid, mal aux pieds dans mes boots neuves qui prennent
l’eau. Mon frère est sous perfusion, couché dans un lit géant baigné
d’un halo bleuté, lui-même en bleu pâle – un vêtement d’hôpital sans
manches. Qu’est-ce qu’il a ? Aucune idée. Nous nous serrons la main, il
me fait un clin d’œil.
— Ouais, c’est bien toi, frangin… Et c’est aussi papa, d’ailleurs. Eh, mais tu sais que tu lui ressembles en vieillissant ?
Prends
ça dans les dents !… Mon père, la vieillesse, ça commence fort. Je
m’essuie la figure dans un mouchoir trempé, j’essuie toute ressemblance
avec l’homme que j’aimais et qui ne m’aimait pas. Et je reste zen, j’ai
ma fierté, mon frère le sait.
Petit miaulement
électrique sur deux tons, je vois son visage monter avec le chevet du
lit. On ne peut pas dire qu’il ait vieilli, lui, ni qu’il ressemble à
son géniteur. Il a toujours les grands yeux pensifs de maman et son nez
droit parfait. Quelques cheveux en moins, peut-être. Un éternel gamin.
— Alors ? Comment tu te sens ?
— J’ai soif.
— T’as quoi ?
Il fait la grimace.
— Appendicite, on va dire… compliquée.
De la chirurgie pour ados, je suis passé par là.
— C’est chiant, mais ça va, l’appendicite.
— Compliquée, j’ai dit…
Je
n’y crois pas à son appendicite, compliquée ou non. Son texto disait :
« Viens, c’est grave. » Quelque chose comme ça. Le ton d’une personne
qui craint pour sa vie. Il faut croire que ça va mieux.
— T’es rudement bien gardé, dis donc. C’est qui la grande gigue africaine que j’ai croisée dans le couloir ?
— Naomi, l’infirmière chef, elle vient du Rwanda.
— Sympa
comme un panaris mûr, oui ! Elle ne croyait pas que j’étais ton frère.
Elle voulait m’envoyer la Sécurité. Elle me l’envoie si je n’ai pas
décarré à minuit.
— C’est elle la Sécurité,
t’inquiète. Ceinture noire de… j’sais plus quoi. T’as vu ses épaules ?
Sa taille de guêpe ? Elle m’appelle Chouchou, elle sent divinement bon.
— Moi, elle m’appelle « Casse-toi ! »… Bon, Chouchou, à part ça ?
— La forme olympique, « à part ça »… J’ai envie de danser le rock avec toi, comme au bon vieux temps. Je suis sous morphine, ça donne des ailes. Tu danses ?
Il
ferme les yeux, fredonne en souriant, fait danser un couple de rêve
dans ses bras qui forment un berceau. Ils ont dû le shooter un max, à
moins qu’il se fiche de moi.
— C’est calme, ta piaule, c’est cosy, ça me plaît bien… Belle vue… Ça donne sur un jardin ?
Je ne sais pas quoi dire, comme vous voyez. Trop d’années ont démodé nos complicités, les mots ne suivent plus.
— Eh ! Je sors d’anesthésie, mec, faut pas me demander la lune. Déjà ça donne sur les flocons.
N’allons pas l’énerver, je passe aux questions d’usage.
— Tu sors quand ?
— Ça dépend.
— La bouffe ?
— De la bouffe d’hosto. Tu finis par bouffer.
— Le personnel ?
— Un amour, le personnel… Que des filles, je les fais rire. Chouchou les fait rire.
Mon frère et les filles ! Un charmeur sans baratin, sans drague. Béguin direct. Il sourit : ça tombe.
— Ton toubib, il dit quoi ?
— Rien, je ne l’ai jamais vu.
Question suivante ? Y en a pas. J’ai épuisé mon stock et la gêne revient. Heureusement qu’il est là.
— C’est du champagne que t’as là ?
Je l’avais totalement oublié. Je sors la bouteille qui dépasse de mon caban.
— Ouvre-nous ça ! dit mon frère. Tu trouveras des gobelets dans le placard.
— Tu ne vas quand même p…
— … Ta gueule, s’il te plaît, camembert !… Alcoolo toxico, le panache breton !…
On
s’est mis à trinquer, mon frère et moi, des tchin-tchin de plastique
mou sur fond d’époque en détresse, la burqa, les jeunes, le
réchauffement, la violence, on ne fait pas mieux au JT. Et pas un mot
sur nous, sur nos vies à nous, rien non plus sur la famille. À croire
qu’on les avait répétés, nos petits échanges au ras des pâquerettes, à
qui serait le plus godiche, langue de bois. On se méfie du silence entre
les pâquerettes et dès qu’il pointe
son museau, hop : les Arabes, les Chinois, les homos, le glyphosate,
l’ozone, les valeurs en péril, le stress hydrique, la fin du monde… Ça
dure, ça dure, c’est d’un long ! Ça va durer longtemps ? On m’attend
pour dîner à neuf heures et c’est moi qui suis de casseroles. Vous avez
sûrement connu ça, la peur de rater son plat pour des amis pas si
proches que ça. D’avoir à leur déclarer : « Je n’ai plus qu’à faire
livrer des pizzas, c’est trop con ! » ou : « On va se rattraper sur le
fromage. »
— Tu me files la gerbe, a dit mon frère, arrête de tournailler comme ça, tu es nerveux. Tu ne voudrais pas te poser une minute ?
J’aurais
dû dire non, ne pas me laisser tomber sur la chaise de visite, première
erreur. Je m’y sens bien, deuxième erreur. Que je vous en dise un mot,
de la chaise, un modèle Relax, en skaï noir, la même odeur que les
anciens wagons Corail, classe 2. Elle se règle en trois positions :
« Siège », « Détente », « Couchette ». Elle forme un angle droit avec le
lit, celui-ci parallèle à la baie vitrée. J’ai sous les yeux les doigts
de pied en éventail de mon frère dont le drap glisse. Passez-moi cette
remarque de nature privée : ses orteils n’ont pas changé, je les
distinguerais entre mille, comme la poule ses poussins. J’adopte la
position « Détente » et je me détends aussitôt, troisième erreur. Je ne
pense à rien, je flotte, des images passent, le bouquet garni des
émotions du jour, et Dieu sait qu’il y en a eu, bonnes, moins bonnes,
pénibles.
Ça ricane, au loin, je m’endormais.
— C’est quoi, tes pansements de Grand-Guignol, frangin ? Tu t’es battu ? Un Gilet jaune en folie ? Un flic ?
Je touche mon front du bout des doigts, sans ouvrir les yeux, et j’entends ma voix répondre en écho :
— Red
Bull en canettes, mon gars, six contre un. Heureusement qu’il nous
reste les pharmacies, dans ce pays… et les pharmaciennes.
Un pack de Red Bull Energy m’est tombé sur le crâne à la supérette où j’ai pris le champagne. Je lui décris la scène, le bain de
sang, mon passage à la pharmacie, la gentillesse des humains, des
humaines, leurs mains câlines, leur… et je m’endors à la pharmacie,
bichonné par ces trois filles en blanc. C’est frôleur, parfumé, ça parle
à voix basse, on me regarde, un visage noir, des lèvres rouges, je
sursaute… à la vue de l’infirmière de nuit. La Black qui voulait voir
mes papiers. Je reviens à moi sidéré, personne.
— C’est pas ta Rwandaise qui vient de passer ? Là ? Tout de suite ?
— J’en
avais assez de voir pendouiller tes immondes pansements. Naomi t’a posé
des Steri-Strip de chirurgie, frangin. Du bord à bord de pro, une
« suture cutanée », comme elle a dit. Si tu cicatrises aussi bien que
moi, on a une petite chance de sortir ensemble de l’institut, un de ces
jours.
Je caresse mes bobos. Les doigts de fée qu’elle a, sa Naomi, je n’ai rien senti. Quelle heure il est, putain ?
— Faut que j’y aille, frérot, on a les voisins à dîner.
Je
me lève, mes vêtements sont collants comme une peau de poisson, j’ai du
mal à marcher. On ne s’embrasse pas, dans la famille, entre hommes. On
s’en serre cinq les yeux dans les yeux. Je dis bonsoir à mon frère qui
m’attrape la main… Une poignée de main assortie d’un regard étrange, un
peu fou.
— Tu
vois, dit-il, je ne pensais plus que tu viendrais. Et si tu venais que
ce serait aussi naturel entre nous. Comme si l’on s’était quittés hier.
Comme si…
— … On s’est quittés hier, frangin, c’est loin.
Il ne lâche pas ma main, ne lâche pas mes yeux, il me souffle au visage.
— Je
sais, j’ai la date et l’heure. C’est loin pour toi. On ne va pas remuer
ce vieux couteau dans cette vieille plaie… On ne va pas, non… Tu leur
fais manger quoi à tes voisins ?
— Une potée cévenole, du lapin à la sauge. Je n’ai plus qu’à réchauffer.
Qu’est-ce que je n’ai pas dit là ! Mon frère se redresse sur les coudes, l’air mauvais, tiraillant sur sa perfusion.
— Du lapin à la sauge ? s’écrie-t-il. C’est une blague ?
Il m’attrape le poignet.
— La nuit du 15 mai 1970, ça te dit quelque chose ?…
Ça
me dit, oui, beaucoup. C’est de la mémoire à fleur de peau. Une plaie
qui se rouvre régulièrement. La plus vieille et la plus précieuse de mes
douleurs d’enfant.
— Quel rapport avec mon lapin ?
— Quel rapport ? On a mangé quoi le soir du jour où maman est partie à la clinique ?
— À brûle-pourpoint, comme ça, je dirais un carr…
— Du lapin à la sauge ! dit mon frère avec passion. Et c’est maman qui l’avait cuisiné, spécialement pour toi.
Il n’écoute pas mes protestations, il veut absolument me river mon clou.
— Arrête, frangin, tu le sais très bien. D’ailleurs pourquoi tu m’as menti cette nuit-là ?
Bon,
la vérité, la suite, vous la voyez d’ici à l’œil nu. Vous l’anticipez
avec d’autres mots que ceux du livre : il (l’auteur, moi) va nous
raconter ses retrouvailles avec son frère, des retrouvailles
« compliquées », elles aussi, d’où ce besoin d’en faire une histoire. Et
regardez ce qui se passe. À peine arrivé, je suis pris dans une tempête
de souvenirs dont beaucoup ne s’intéressaient plus à moi depuis des
années. Ils font du chemin, les souvenirs, autour de la montre, ils
peuvent « madériser », s’étioler, mais des mutants comme un poisson
changé en lapin, celui-ci cuisiné par maman la veille du grand départ,
c’est beaucoup pour ma raison. Où mon frère veut-il en venir ?
J’aimerais bien le savoir – que la tempête n’aille pas s’envenimer. À
vingt et une heures trente-deux, la chambre 49 croit encore à ses
chances de beau temps.
Demain est une autre nuit
–
Yann Queffélec
–
Calmann-Lévy
******
"On va m'operer, c'est grave, viens me voir"
C'est par ce texto que le petit frère attire le grand à l'hôpital, chambre 49, un soir de neige.
Des retrouvailles? un piège? il ne se voient plus depuis des années. Le petit a une bonne raison d'en vouloir au grand - mais aucune allusion. Ils parlent de tout et de rien, du passé familial, des non-dits, du deuil de leur mère quand ils étaient enfants. L'opération? Tout va bien, fausse alerte. Une étrange infirmière va et vient.
Pour le grand frère, il est temps d'y aller - un dîner l'attend - Car le petit frère commence à poser des questions précises, à muscler leur dialogue, exigeant la vérité sur la dernière fois où ils se sont vus.
C'est alors que la nuit fait son entrée, que la neige prend son sens, et que la visite de courtoisie ne sait plus où elle va.
C'est par ce texto que le petit frère attire le grand à l'hôpital, chambre 49, un soir de neige.
Des retrouvailles? un piège? il ne se voient plus depuis des années. Le petit a une bonne raison d'en vouloir au grand - mais aucune allusion. Ils parlent de tout et de rien, du passé familial, des non-dits, du deuil de leur mère quand ils étaient enfants. L'opération? Tout va bien, fausse alerte. Une étrange infirmière va et vient.
Pour le grand frère, il est temps d'y aller - un dîner l'attend - Car le petit frère commence à poser des questions précises, à muscler leur dialogue, exigeant la vérité sur la dernière fois où ils se sont vus.
C'est alors que la nuit fait son entrée, que la neige prend son sens, et que la visite de courtoisie ne sait plus où elle va.
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