mardi 15 octobre 2019

*Une brève éternité



« Il faut craindre une vie mauvaise davantage que la mort. »

Bertolt BRECHT



 À la mémoire de mon professeur, Vladimir Jankélévitch, si éloquent, si élégant.




 PREMIÈRE PARTIE

L’été indien de la vie




CHAPITRE 1
Renoncer au renoncement

« Vieillir est encore le seul moyen qu’on ait trouvé pour vivre longtemps. »

SAINTE-BEUVE

Qu’est-ce qui a changé depuis 1945 dans nos sociétés ? Ce fait fondamental : la vie a cessé d’être brève, aussi éphémère qu’un train qui passe pour reprendre une métaphore de Maupassant. Ou plutôt, elle est simultanément trop brève et trop longue, oscillant entre le fardeau de l’ennui et le scintillement de l’urgence. Elle s’étire en d’interminables périodes ou passe comme un songe. Depuis un siècle, en effet, l’espèce humaine joue les prolongations, du moins dans les pays riches, où l’espérance de vie a augmenté de vingt à trente ans. Une permission, variable selon le sexe et la classe sociale, est offerte à chacun par le destin. La médecine, « cette forme armée de notre finitude » (Michel Foucault), nous accorde une génération supplémentaire. Immense progrès puisque à cette volonté de vivre pleinement correspond le recul du seuil d’entrée dans la vieillesse, qui commençait, il y a deux siècles, à la trentaine1. L’espérance de vie qui était de 30 à 35 ans en 1800 a augmenté de 45 à 50 en 1900 et nous gagnons chaque année trois mois supplémentaires. Une petite fille sur deux qui naît aujourd’hui sera centenaire. En quoi la longévité rejaillit sur tous dès l’enfance : elle ne concerne pas seulement ceux qui approchent du terme mais toutes les classes d’âge. Savoir dès 18 ans qu’on vivra peut-être un siècle, c’est le cas des millenials, bouleverse complètement notre conception des études, de la carrière, de la famille, des amours, fait de l’existence une longue route sinueuse qui musarde, vagabonde, autorise les ratages, les reprises. Désormais nous avons le temps : inutile de se précipiter, de se marier et de procréer à 20 ans, de finir ses études trop tôt. Nous pouvons connaître plusieurs formations, plusieurs métiers, plusieurs mariages. Les ultimatums posés par la société sont moins ignorés que contournés. Nous y gagnons une vertu : l’indulgence envers nos propres hésitations. Et un défi : l’affolement devant les choix.

La porte battante

50 ans, c’est l’âge où commence vraiment la brièveté de la vie. L’animal humain connaît alors une sorte de suspension, entre deux eaux. Jadis, le temps était mouvement vers une fin, perfection spirituelle ou accomplissement, il était orienté. Voilà qu’une parenthèse inédite s’ouvre, entre ces deux périodes. De quoi s’agit-il en l’occurrence ? D’un sursis qui laisse la vie ouverte comme une porte battante. Formidable avancée qui bouleverse tout, les rapports entre générations, le statut du salariat, la question conjugale, le financement des assurances sociales, le coût de la grande dépendance. Une nouvelle catégorie apparaît entre la maturité et le grand âge : celle des « seniors », pour reprendre un terme latin, en bonne forme physique et souvent mieux dotée que le reste de la population. C’est le moment où beaucoup, ayant élevé leurs enfants et accompli leurs devoirs conjugaux, divorcent ou se remarient. Ce changement n’affecte pas seulement le monde occidental : en Asie, en Afrique, en Amérique latine, la baisse de la fécondité s’accompagne du vieillissement de la population sans que les conditions matérielles de cet état aient été pensées. Partout les pouvoirs publics songent à remettre cette fraction de la population au travail et ce jusqu’à 65 ou 70 ans. Le grand âge n’est plus seulement le lot d’un petit nombre de survivants, il est désormais l’avenir d’une partie majeure de l’humanité, à la seule exception de la classe ouvrière blanche américaine, soumise à une hausse inquiétante de la mortalité. En 2050, il devrait y avoir à l’échelle du globe deux fois plus de personnes agées que de bambins. En d’autres termes, il n’y a plus une mais plusieurs vieillesses et seule mérite ce nom celle qui précède immédiatement la mort. Il faut procéder à un découpage plus fin de l’échelle des générations.

Mais la brièveté est aussi facteur d’intensité et explique la fébrilité de certains à dévorer les jours restants, pressés de rattraper ce qu’ils ont raté ou de prolonger ce qu’ils ont connu. C’est l’avantage des comptes à rebours : ils nous rendent avides de chaque moment qui passe. Après 50 ans, la vie devrait être requise par l’urgence, habitée d’une variété inépuisable d’appétits. D’autant que nous pouvons à tout moment être emportés par une maladie, un accident. « De ce que je suis maintenant, il ne s’ensuit pas que je doive être encore après », disait René Descartes. L’incertitude du lendemain, en dépit des progrès de la médecine, n’est pas moins tragique qu’au XVIIe siècle et n’atténue pas la précarité de chaque jour qui se lève. La longévité est une vérité statistique, nullement une garantie personnelle. On se tient sur une ligne de crête qui permet de voir le panorama des deux côtés.

Il faut ici distinguer entre le futur comme catégorie grammaticale, et l’avenir comme catégorie existentielle, laquelle implique un lendemain non plus contingent mais voulu et désiré. L’un est subi, l’autre construit, l’un relève de la passivité, l’autre de l’activité consciente. Demain il fera froid ou pluvieux mais quel que soit le temps je partirai en voyage parce que je l’ai décidé. On peut rester vivant très tard mais existe-t-on encore, au sens où Heidegger distinguait l’être qui consiste en lui-même de l’existant qui se projette en avant ? Pour un homme « le plus lourd fardeau c’est de vivre sans exister », disait plus simplement Victor Hugo. Que faire de ces vingt ou trente ans de plus qui nous tombent dessus par inadvertance ? Nous voilà comme des soldats qui allaient être démobilisés et qu’on enrôle pour d’autres batailles. Les jeux sont faits pour l’essentiel, l’heure des bilans semble venue et pourtant il faut continuer. La vieillesse constitue un réconfort paradoxal pour ceux qui ont peur de vivre et se disent que là-bas, au terme d’un long chemin, se tient enfin la Terre promise du Répit où ils pourront baisser les bras et déposer leurs fardeaux. L’été indien, cette nouvelle arrière-saison, inédite dans l’histoire, dément leurs espérances. Ils voulaient se donner congé, ils se doivent de persister.

Ce sursis, vide de tout contenu a priori, est à la fois passionnant et angoissant. Il faut remplir cette moisson de jours supplémentaires. « Mon progrès, c’est d’avoir découvert que je ne progresse plus », écrira Sartre dans Les Mots en 1964, il a alors 59 ans et confesse sa nostalgie de « la jeune ivresse de l’alpiniste ». En sommes-nous encore là, un demi-siècle plus tard ? Les échéances raccourcissent, les possibles s’amenuisent mais il y a encore de la découverte, des surprises, des amours bouleversantes. Le temps est devenu un allié paradoxal : au lieu de nous tuer, il nous porte, il est le vecteur de l’angoisse et de l’allégresse, « mi-verger, mi-désert » (René Char). La vie s’attarde comme s’attardent ces longues soirées d’été où l’air embaumé, les mets exquis, la compagnie chaleureuse donnent à chacun l’envie de prolonger ce moment magique et de ne jamais aller dormir.

La longévité n’est pas un simple ajout d’années, elle modifie profondément notre relation à l’existence. Elle permet d’abord à plusieurs humanités diachroniques de cohabiter sur terre avec des références et des mémoires différentes. Quoi de commun entre un homme qui touche au siècle, a connu l’après-Première Guerre mondiale, la Seconde, la guerre froide, la chute du Mur et un enfant qui naît dans un environnement d’écrans connectés et d’hyper-technologie ? Quoi de commun entre moi et moi-même, celui que je fus autrefois et ce que je suis devenu ? Rien d’autre qu’une carte d’identité. Les chronologies s’entrechoquent sans lien évident les unes avec les autres, les références divergent, créant entre l’aîné et le cadet de véritables problèmes de traduction : ils ne parlent plus la même langue. La longévité désarme les incompatibles : aujourd’hui, on peut être une chose et une autre, père, grand-père et arrière-grand-père par exemple, vieillard et sportif, mère et porteuse de l’enfant de sa fille et de son gendre. C’est Mathusalem à tous les étages mais un Mathusalem pétulant : un homme peut procréer jusqu’à 75 ans et engendrer un nouvel enfant au moment où son aîné lui donne un petit-fils, l’oncle ou la tante auraient alors quarante ans de moins que leur neveu ou nièce, le cadet un demi-siècle de moins que son grand frère. La science permet de véritables permutations temporelles, les lignées s’enchevêtrent au lieu de se succéder tels les câbles d’un central téléphonique, les hiérarchies familiales sont bousculées, c’est un gouffre qui s’ouvre devant nous et balaye tous les repères. Si demain, par hasard, les centenaires devenaient majoritaires, ils considéreraient les septuagénaires comme des gamins mal élevés et s’écrieraient : ah, ces jeunes, ils ne respectent rien !

Tel est le Sursis : l’omission provisoire du dénouement, une incertitude fondamentale. L’existence n’est plus une flèche qui conduit de la naissance à la mort mais une « durée mélodique » (Bergson), un mille-feuille de temporalités qui se superposent. Plutôt que de rêver d’une suspension des jours (« Ô temps suspends ton vol », demandait Lamartine. Mais « combien de temps ? » rétorquait Alain), voilà que l’on bénéficie d’un don inespéré. Jouir d’un supplément, c’est faire le deuil du deuil comme ces malades du sida que la trithérapie a sauvés in extremis. Le bourreau a suspendu sa hache. La vie humaine se déroule exactement à l’inverse d’un roman policier : nous connaissons la fin, nous savons qui est le coupable, nous n’avons aucune envie de le confondre, nous mettons même tout notre talent à ne pas le démasquer. Dès qu’il pointe son nez, nous le supplions : reste caché, nous avons besoin de nombreuses années encore avant de te trouver. Le dernier chapitre d’un livre peut être aussi passionnant que les précédents même s’il les récapitule.

Si le privilège de la jeunesse est de rester indéfinie, elle ne sait pas ce qui va se passer, celui de l’été indien est de tricher avec la conclusion. Il est l’âge de l’équivoque entre la grâce et l’effondrement. Après 50 ans, l’insouciance est passée, chacun est devenu plus ou moins ce qu’il était censé devenir et se sent libre désormais de persévérer dans son être ou de se réinventer. La maturité agrège en une seule personne des univers dissemblables que la post-maturité va brasser à nouveau, tel un accélérateur de particules. Adolescence inédite, puberté tardive, beaucoup l’ont souligné : à l’âge du déclin, il ne s’agit plus tant de choisir sa vie que de la perpétuer, de l’infléchir ou de l’enrichir. Comment faire bon usage de ce reliquat ? This is the first day of the rest of your life, disent les Anglo-Saxons. Le reste commence dès le premier jour mais il ressemble alors à de l’opulence et se contracte ensuite. Le temps est comme l’amour chez Platon, fils de pauvreté et d’abondance, il est le mûrissement indispensable, l’attente féconde qui éclot mais aussi l’usure, l’épuisement. Prendre de l’âge, c’est entrer dans l’ordre du calcul : tout nous est compté, chaque jour qui passe raréfie les options, nous oblige au discernement.

Mais l’adolescence paradoxale du quinquagénaire ne débouchera sur aucune raison supérieure. Claude Roy parle magnifiquement de « cette façon qu’a la vie de ne pas finir ses phrases ». Il est humain de ne pas l’achever, de la laisser comme une fenêtre entrouverte. Ce sont les autres qui la fermeront et mettront le point final, non sans disputer sur notre sort. Kierkegaard dans un livre célèbre distinguait trois étapes sur le chemin de la vie : le stade esthétique, celui de l’immédiateté, le stade éthique, celui de l’exigence morale, et le stade religieux, celui de l’accomplissement. Le propos est stimulant mais qui pourrait encore diviser son parcours en trois parties aussi nettes que le plan d’une dissertation ? L’existence est une perpétuelle introduction à elle-même et ce jusqu’au bout, il n’y a pas de gradation. Nous ne sommes domiciliés dans le temps qu’en étant en permanence expulsés, mis à la porte du présent. Nous sommes les sans-logis de la durée.

Douche froide

Reste cette duperie fondamentale : ce n’est pas la vie que la science, les techniques ont prolongé, c’est la vieillesse. Le véritable prodige serait de nous maintenir jusqu’aux portes de la mort dans l’état et avec l’apparence d’un adulte de 30 ou 40 ans, frais et dispos, de nous installer à tout jamais dans l’âge de notre choix. Même si la technologie dite « prolongéviste » y travaille, par une série de traitements, d’interventions, de recherches sur les cellules et la mitochondrie, nous en sommes loin. Ces années sabbatiques sont un cadeau empoisonné : l’on vit plus longtemps mais malade alors que l’espérance de vie en bonne santé stagne. La médecine est devenue une machine à fabriquer du handicap et de la démence. C’est vingt ans de vie déjà usée qu’on nous alloue ! On aimerait garder son visage préféré, celui qu’on a élu parmi tous ceux que l’évolution nous a accordés ou le retrouver d’un coup de bistouri. Prendre de l’âge n’est tolérable que si l’on reste décent de corps et d’esprit.

La terreur du vieillissement augmente donc à mesure que la vie s’allonge et que la vieillesse vieillissante recule. Elle apparaît de plus en plus tôt, commence dès l’adolescence. Des jeunes filles de 20 ans font congeler leurs ovocytes, entament des opérations esthétiques, se font refaire le nez, les lèvres, les seins, le postérieur au seuil de l’existence. La chirurgie devient l’accessoire obligé de toute une génération qui rêve de métamorphoses au risque de créer une humanité de clones. L’anatomie reçue n’est pas l’anatomie rêvée et l’anatomie rêvée ne se satisfait jamais de l’anatomie constatée. La peau n’est jamais assez tendue, re-densifiée, re-pulpée, la poitrine assez remontée, les pommettes assez soulignées. La panique de n’être pas conforme s’installe dès la sortie de l’enfance. Les liftings commencent au moindre relâchement. Tant de maux ont été vaincus : on s’étonne qu’ils ne puissent tous l’être sur l’heure. Aux calamités classiques s’ajoute celle de ne pouvoir venir à bout du malheur. Les avancées formidables de la médecine nous font miroiter la quasi-disparition de l’adversité.

« Vieillir, c’est bientôt fini », titrait un magazine en 1992. Incroyable nouvelle. Si la vieillesse n’était déjà plus, à l’époque, qu’une question de temps, si nous réussissons à la repousser, à faire reculer l’horloge biologique, alors l’ennemi ultime, la mort, devrait prochainement être terrassée. Il faut nous guérir d’abord de cette maladie mortelle qu’est la vie puisque celle-ci s’arrête un jour. Nous restons partagés entre l’épouvante de la décrépitude et l’espérance folle d’un miracle : la certitude déraisonnable, grâce aux derniers développements de la science, d’en avoir fini avec la maladie et le trépas. Nous rêvons puérilement d’être épargnés, envers et contre tout, et que soient révélées enfin les lois de la longévité, grâce, par exemple, à l’épigénétique ou au séquençage de l’ADN des super-centenaires.

C’est ainsi qu’il faut comprendre l’insurrection contemporaine contre la mort dont le transhumanisme reste le principal étendard. On distingue de moins en moins entre les fatalités modifiables – freiner le délabrement physique, prolonger l’existence – et les fatalités inexorables – la finitude et le décès. Ce dernier n’est plus le terme normal d’une vie mais un échec thérapeutique à corriger toutes affaires cessantes. Viendra le moment où l’on se scandalisera de périr, certains que les progrès de la recherche, à quelques années près, nous auraient permis de survivre. Nous sommes victimes d’un contre-temps, l’époque nous doit la guérison. La modernité nous fait miroiter la possibilité d’une maîtrise du vivant, d’une « seconde création » qui ne devrait plus rien aux hasards de la nature. Ce ne sont plus ces ambitions qui nous paraissent folles mais le retard ou les entraves mises à leur réalisation. On a réussi à « rendre intolérable l’intervalle entre l’idéal et le réel » (Marx), attitude qui peut pousser à l’action réformatrice ou à la récrimination stérile.

Une brève éternité

Pascal Bruckner 

chez Grasset

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