jeudi 19 mai 2022

*le jeu des si - Isabelle Carré (parution le 18 mai 2022)


 le jeu des si isabelle carré

 

 

 "Je sais bien que tu ne crois pas en Dieu, encore moins aux fantômes. Shakespeare non plus. Cela ne l’a pas empêché de faire errer l’âme du père d’Hamlet un certain temps, le temps que son fils le venge. Laisse-moi le temps de me venger de ta disparition, accepte mon Jeu des si, et faisons comme si je pouvais te retrouver toujours".

 

L’Insoutenable Légèreté de l’être, Milan Kundera

 

 

« Avant je prenais tout pour du hasard. Ces gens étaient mes parents, mais d’autres auraient pu l’être. J’étais avec un homme, amoureuse, mais j’aurais pu aussi bien le planter là et partir avec l’inconnu que nous croisions dans la rue. Je ne sais pas s’il y a un destin, mais il y a la décision… Tu as le jeu en main. »

Les Ailes du désir, Peter Handke

« Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne, car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est la vie même ? C’est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même “esquisse” n’est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau, tandis que l’esquisse qu’est notre vie est une esquisse de rien, une ébauche sans tableau. »

 

Première

Emma Auster

 

« Emma Bovary, c’est moi. D’après moi. »

Gustave FLAUBERT
 
 

"Le visage collé au hublot, j’admirais les montagnes qui s’étalaient autour du long ruban goudronné de la piste d’atterrissage. Les lignes blanches et les pointillés défilaient à toute vitesse, tels d’impeccables formulaires à découper.

D’en bas, le ciel semblait bien plus gris, mais on pouvait encore deviner, à travers les nuages, la chaîne des Pyrénées et ses pics enneigés, aussi violette en ce début de soirée qu’une tablette de chocolat Milka. S’appliquant à contredire les sombres prédictions climatiques qui envahissaient chaque jour les journaux, l’hiver n’en finissait pas. Une rafale de vent déstabilisa l’avion au moment de toucher le sol, me projetant contre un homme en costume-cravate. Je m’excusai, il se contenta de hocher la tête. Fébrile, il consultait les nouvelles sur son téléphone portable sans attendre d’y être autorisé par l’hôtesse de l’air. Quelles informations cruciales avions-nous manqué durant l’heure de vol ? Un dernier virage, puis l’extinction du signal de sécurité lança les hostilités. Après le calme de la traversée, tous les voyageurs se bousculaient pour être les premiers dans l’allée. Gagné par ce mouvement d’impatience, mon voisin s’agitait et soufflait sur son siège comme un adolescent. À sa droite, une grosse dame l’empêchait de quitter la rangée. Il se leva pourtant et sa tête s’écrasa contre le plafonnier, tandis que la coupable rassemblait ses affaires, se plaquant sur le côté pour le laisser passer. Les yeux toujours rivés à l’écran, le costume trois-pièces se glissa dans la file, sans un adieu.

Devant moi, un enfant pleurait. De lourds sanglots étranglés secouaient ses épaules, mais personne n’y prêtait attention. À tour de rôle, les parents se reprochaient d’avoir oublié de réserver une chambre pour la nuit.

« Mesdames et messieurs, c’est le chef de cabine qui vous parle, j’ai le regret de vous informer que nous ne sommes pas en mesure de débarquer. Le système d’accostage ne fonctionne pas, et il semblerait qu’aucune autre passerelle ne soit disponible pour le moment… »

À ces mots, une vague de découragement se répandit sur les visages dégoulinant de sueur. Pour la forme, certains émirent de faibles protestations, puis la foule claustrophobique soupira à l’unisson, résignée. Le steward ne réitéra son annonce qu’après de longues minutes, déplorant n’avoir aucune information supplémentaire à communiquer. Malgré l’injonction répétée dans les haut-parleurs, personne ou presque n’imagina se rasseoir. Les bras chargés de bagages, la petite centaine de passagers s’acharnait à piétiner dans le couloir : un adolescent aidait une vieille dame à s’emparer de sa valise, un père séparait deux frères turbulents pendant que leur mère, épuisée, regardait ailleurs… Seul l’enfant aux joues luisantes de larmes paraissait disposé à obéir. Recroquevillé sur son siège, il respirait par petites bouffées le foulard de sa mère, qu’il maintenait étalé contre sa figure, tandis que ses yeux humides fixaient un point dans le vide. Quand il leva ses longs cils mouillés vers moi, j’acquiesçai discrètement à ses efforts. Surpris, il abandonna le foulard parfumé, et son visage s’ouvrit d’un seul coup. Son sourire dégageait une telle joie que je me dépêchai de l’enregistrer mentalement. J’ai un appareil photo dans la tête. Ses pupilles dilatées par les pleurs brillaient d’une complicité étonnée : « Tu les vois ? » semblait-il me dire. « Regarde-les ! Entassés comme des sardines, à transpirer dans leur blouson… »

J’aimerais être photographe pour de bon, songeai-je une fois de plus. Je ne collectionnerais pas ces milliers d’instantanés dans ma mémoire, déplorant qu’au fil du temps la plupart soient devenus flous, je les posséderais vraiment, intacts, inchangés. J’aurais une preuve !

Si seulement je n’avais pas si peur d’embarrasser les autres…

 

Tous les sièges étaient vides à présent. Indifférent à la dispute qui continuait plus loin, le garçon avait disparu, emportant avec lui le foulard et son sourire-bouclier.

Quand je trouvai enfin le courage de me lever, l’allée était complètement dégagée. Je me dirigeai vers la sortie, avec l’impression de flotter. Resté quelque part sur le trajet, mon esprit naviguait plus haut – à plus de dix mille pieds, si l’on en croyait le commandant de bord. D’ordinaire, moi aussi j’étais impatiente de connaître la suite du programme. Qu’est-ce qui m’arrivait ? La tête me tournait, j’avais les jambes coupées. Je suis juste fatiguée, me rassurai-je.

— Redescends sur terre, Élisabeth, s’empressa de contredire une seconde voix intérieure. La douce folie de ta mère te rattrape. À force de planer, tu vas finir par t’envoler !

Dans les bras de Martin, qui avait promis, pour une fois, de venir me chercher, j’allais recouvrer forces et raison. Depuis des mois, nous parlions de ce week-end de printemps, ce serait l’occasion de discuter du mariage, de décider s’il aurait lieu dans cette région où il avait passé une partie de son enfance, tout près de la frontière espagnole. J’étais curieuse de découvrir la côte, je voulais marcher le long de la Concha, ainsi que le conseillaient les guides touristiques consultés pour l’occasion. Je rêvais d’aller dans les bars à tapas du vieux San Sebastián, et de passer ensuite la soirée au Maria Cristina pour fêter ça. Nous pensions visiter des salles de réception dès le lendemain, choisir le traiteur, réserver des chambres d’hôtel pour les invités… J’étais presque heureuse. Presque. Qu’est-ce qui m’empêchait de l’être tout à fait ? L’avais-je d’ailleurs connu un jour ce bonheur sans tache ? Un ciel intérieur uniformément bleu, était-ce réaliste, et même souhaitable ? Autant de questions qui se renvoyaient la balle, rendant mes politesses aussi mécaniques que celles de l’hôtesse de l’air : « Bonsoir madame, permettez-moi de me joindre à tous les membres de SkyTeam pour vous remercier d’avoir voyagé en notre compagnie… »

Sa jupe crayon et son chignon banane me donnèrent envie de chanter comme Jacques Dutronc, toute ma vie j’ai rêvé d’être une hôtesse de l’air, toute ma vie j’ai rêvé de voir le bas d’en haut, toute ma vie j’ai rêvé d’avoir des talons hauts, toute ma vie j’ai rêvé d’avoir les fesses en l’air…

À peine avais-je franchi le seuil, que la femme balança son calot et sa veste bleu marine pour enfiler un imperméable corail, de la nuance exacte de son rouge à lèvres. Lorsqu’elle me doubla dans les escalators, elle fit mine de ne pas me reconnaître. Débarrassée de son uniforme, la jolie brune avait tôt fait d’oublier chacun des passagers qu’elle avait informés, désaltérés, nourris de biscuits sucrés ou salés, durant plus d’une heure de vol… Elle courait dans les dédales de l’aéroport, et j’aurais aimé partager son allégresse, savoir aussi bien qu’elle où aller. J’essayai de suivre la silhouette rouge sans me laisser distancer, mais impossible de la rattraper.

Martin devait se demander ce que je fichais, pourvu qu’il n’imagine pas que j’aie raté l’avion. Heureusement je n’avais pas de bagage à récupérer – mon petit sac à dos contenait l’essentiel, un minuscule tube de crème, un échantillon de parfum, un dentifrice miniature, personne ne pourrait m’accuser de fabriquer des bombes dans les toilettes…

Aux arrivées, des grands-parents récupéraient leurs descendances dûment étiquetées : « Alors finalement, il y avait plein d’enfants comme toi dans l’avion. Enlève donc cette fiche de ton cou ! » Des amoureux se retrouvaient, se touchaient, se serraient, tandis que la majorité s’éloignait avec une valise grise pour unique compagnie… Le hall se vidait, et Martin demeurait introuvable. C’était ma faute, j’avais dû me tromper. Lui indiquer le mauvais horaire. Pourquoi ne pas avoir quitté cette réunion interminable ? J’aurais pu prendre le même vol que lui… Une pluie fine recouvrit mon visage sitôt que j’eus passé les portes coulissantes. L’air était glacé, débarrassé des odeurs de pot d’échappement, j’avais déjà l’impression de sentir la mer.

Les voitures s’échappaient une à une du parking en direction du centre-ville. Aucune pour moi. Le week-end était gâché. Surmontant ma panique, je m’accrochais désespérément au portable au fond de ma poche. Pourquoi ne pas y avoir songé plus tôt ? Mon premier geste consistait pourtant à l’ouvrir dès le réveil – et si, par malheur, quelques catastrophes étaient survenues durant mon sommeil, je surfais dans le métro jusqu’au bureau. Une angoisse en chassait une autre. Une adolescente de 14 ans retrouvée morte noyée dans la Seine, un attentat-suicide en Somalie, nouvelles alertes au tsunami… Traiter le mal par le mal – jusqu’ici, c’était le seul remède dont je disposais.

Martin m’avait laissé un message. Il s’excusait de son absence, et me proposait de le rejoindre directement à l’hôtel.

Sur la chaussée, un dernier chauffeur agitait désespérément sa tablette électronique dans ma direction. Plus encore que ses gesticulations, c’est le nom inscrit sur l’écran qui m’arrêta : Emma Auster. Je venais de finir le dernier roman de Paul Auster. Comme nombre de ses lectrices, j’avais rêvé de lui au fil des pages. Me perdre dans les méandres de son esprit compliqué m’attirait davantage que ses yeux bleu glacier… Et soudain ce fut une évidence. J’allai jusqu’au chauffeur, puis affirmai en désignant sa tablette : « C’est moi. » D’une voix ferme et résolue : « Oui monsieur, c’est pour moi. »

 

Après de longues années à programmer des événements culturels sur la Côte d’Azur, les Nuits en Scène, Midi des Mots ou Folles Correspondances, on avait fini par m’envoyer sur le terrain. J’accompagnais désormais auteurs, acteurs et metteurs en scène, et prenais la ligne Paris-Nice plusieurs fois par mois. Parfois, je reconnaissais certains passagers. À Pâques ou aux grandes vacances, je voyais leurs enfants naître ou grandir à une vitesse fulgurante. À la sortie du terminal 3, j’observais en souriant ces ébats familiaux. Accoutumée à patienter dans la file des taxis, je leur laissais volontiers les six-places, imaginant quitter la queue pour m’attribuer telle ou telle voiture, prétendre être cette madame D. ou cette Françoise S. qui ne négligeait jamais de réserver son taxi.

 

Qu’est-ce qui me décida ce soir-là ? « Oui, c’est moi. »

 

Avec un brin de solennité, le chauffeur m’ouvrit la portière, manifestement soulagé de ne pas avoir attendu pour rien, c’était aussi simple que cela !

Une fois installée, je m’aperçus que je tremblais. J’avais beau frotter mes mains l’une contre l’autre, mes doigts restaient glacés. L’homme enleva sa veste, la plia sur le siège passager, m’évoquant une scène de film où le héros range méthodiquement ses petites affaires tandis que la fille, gênée, patiente nue sur son lit. Je m’efforçais de ne pas réfléchir, mais les questions se bousculaient dans ma tête : pourquoi ne pas m’excuser ? M’arranger avec lui pour changer l’adresse de notre destination ? Il était encore temps de lui révéler ma véritable identité. Il réajustait son rétroviseur dans ma direction. Puis, l’air sévère, concentré, il précipita sa berline sur la route détrempée. La nuit commençait à tomber, et je me mis à échafauder des dizaines de scénarios-catastrophes. Dans quelle histoire sordide venais-je de m’embarquer ? On me démasquerait, bien sûr, à l’arrivée. Et je devrais faire face à l’hostilité du comité d’accueil… Ces inconnus chercheraient-ils à tirer profit de la situation ?

Deux ronds-points plus loin, mon conducteur m’adressa un curieux sourire, et accéléra brutalement. Lancée à 140 kilomètres/heure, la voiture projetait de larges flaques sur les côtés. Il n’était pas trop tard pour faire marche arrière. S’il me lâchait dans la nature, me plantait sur une route déserte, un village perdu, alors je passerais la nuit dehors – tout plutôt que d’appeler Martin à la rescousse. Je le laissai prendre un embranchement, et puis un autre, ESKUSKA à USTARITZ, chaque JEUDI sur le FRONTON, découvrez la VÉRITABLE PELOTE BASQUE… Au début, j’essayais de lire tous les panneaux indicateurs, dans l’espoir de deviner la destination. LARRESSORE, ITXASSOU, un nom revenait régulièrement, je m’y accrochais, certaine de détenir un indice, mais nous le dépassâmes bientôt. Et, le cœur serré, j’abandonnai là mes suppositions.

Nous avions quitté les entrepôts grisâtres en tôle ondulée, les multiplexes couverts de panneaux publicitaires qui fleurissent aux abords des villes, les anciens Mammouth et Mousquetaires de mon enfance remplacés par des Hyper Champion et des Carrefour dix fois plus grands. Les indéboulonnables Buffalo Grill étaient loin, nous longions à présent des champs en pente douce, bordés de haies, où des chevaux se tenaient serrés les uns contre les autres pour se protéger du vent. Cette escapade n’était pas seulement dangereuse, elle ne menait nulle part.

Je veux juste satisfaire ma curiosité, après je m’en irai, jurai-je pour dédramatiser, c’est l’histoire de quelques heures. Nous traversâmes plusieurs villages mal éclairés, dépassâmes de grandes fermes isolées, gardées par des chiens étrangement silencieux. Balayés par les pleins phares de la voiture, leurs yeux humides, phosphorescents, brillaient comme des loupes dans le noir. Pourvu que je trouve un autre taxi pour rentrer…

La route devenait tortueuse, et mon chauffeur ne cherchait plus à éviter les nids-de-poule qui se succédaient à un rythme inquiétant. Où allait donc cette femme dont j’avais voulu endosser l’identité ? Et s’il s’avérait que nous n’étions pas si différentes ? Si l’on nous confondait, Emma et moi ? Deux amies d’une petite quarantaine, au timbre de voix étonnamment proche, deux sœurs de taille équivalente, à la même couleur de cheveux. Il me serait facile alors de jouer à être elle ! Je pourrais poursuivre cette mascarade le restant de la soirée, et m’en aller saine et sauve au petit matin.

À condition, bien sûr, qu’on me laisse repartir… Que faire si j’avais la faveur de plaire ? À l’image des acteurs de série condamnés à jouer toute leur carrière les juges ou les inspecteurs, resterais-je moi aussi prisonnière d’une autre vie ?

L’homme conduisait trop vite, d’ordinaire j’aurais exigé qu’il ralentisse. Je songeais à d’autres destinées répétitives et cadenassées, à mon existence pleine de servitudes bureaucratiques. Malgré ma peur, le désir d’enfiler un nouveau costume était le plus fort.

Sur cette route de campagne, étroite et escarpée, j’étais à des années-lumière de l’open space où je passais la majeure partie de mes journées, et pourtant les voix changeantes de mes collaborateurs me poursuivaient. Dès qu’il s’agissait de s’adresser aux élus régionaux, chacun savait modeler sa personnalité comme de la cire. À chaque édition, nous avions droit à ce genre de numéro. Si je parvenais à ajuster mes pensées avec autant d’enthousiasme que la chargée de communication, ou à masquer mes sentiments aussi brillamment que notre community manager, à l’imiter quand il sollicitait « les talents », je saurais incarner cette Emma Auster, je devais juste trouver la conviction nécessaire.

 

À moins qu’Emma ne soit aussi solitaire que moi. Inutile de rassembler mes forces pour affronter des adversaires imaginaires, il ne me manquait peut-être qu’un trousseau de clés ! Un code que je ne possédais pas. Emma rentrait chez elle, un point c’est tout. Je n’aurais fait ce chemin que pour trouver porte close… Il ne me resterait plus, alors, qu’à refermer cette parenthèse décevante, et à retourner sagement à ma petite vie d’avant. Un simple détour… J’expliquerais à Martin que j’avais attendu des heures un taxi, en vain.

 

Au lieu de me rassurer, je devais reconnaître que cette perspective ne m’enchantait guère. Malgré l’angoisse que suscitaient mes plus folles hypothèses, une drôle d’excitation s’était emparée de moi. Je répétais son prénom dans l’espoir de me l’approprier. Em-ma. La machine à fantasmes ne voulait plus s’arrêter. Clac-clac des talons aiguilles sur du marbre froid. J’essayais de la suivre dans ma tête, de la même manière que j’avais suivi une demi-heure plus tôt l’hôtesse de l’air dans les méandres de l’aéroport. Em-ma, Em-ma. Était-elle grande, élégante ? Portait-elle aussi ce genre d’imperméable ? Ce taxi la conduisait-il à un rendez-vous d’amour, ou à une de ces inévitables réunions familiales qu’on s’impose année après année sans savoir pourquoi ? Voilà que je m’inquiétais pour une femme dont j’ignorais tout le matin au réveil. Que s’était-il passé pour qu’elle manque à l’appel ? Certainement rien que de très banal. Rater l’avion. La véritable Emma, prise au piège de l’autoroute saturée, était arrivée trop tard… Je la voyais traverser l’aéroport, essoufflée, rouge de dépit et de confusion. La responsable venait juste de boucler l’enregistrement, impossible de la faire changer d’avis : « Un accident spectaculaire à la sortie de Paris… À quelques minutes près. Madame, s’il vous plaît… » Autant se heurter à un mur, la fille derrière son comptoir n’avait rien voulu savoir. Impuissante, Emma s’en était retournée, oubliant de décommander sa course à l’arrivée.

Une vague silhouette se dessinait. Une ombre s’accrochait à mes pas, je n’étais plus seule.

 

Mon image bouleversée m’apparut soudain dans le rétroviseur. Cet accrochage sur l’autoroute était peut-être le sien ! La voiture d’Emma avait fait une embardée et s’était encastrée dans la glissière. Le motard qu’elle avait voulu éviter m’apparut aussi nettement que s’il s’enfuyait sous nos yeux… Et si j’avais hérité d’un bien précieux ? Je me comparais absurdement à ces gens opérés d’un rein ou du cœur, ces miraculés qui se sentent redevables, mystérieusement proches de leur donneur. Comme dans ces jeux vidéo où l’on peut renaître, changer d’avatar à chaque partie, l’accident de cette femme m’offrait une nouvelle vie. Une seule chose me préoccupait désormais : être à la hauteur de cet étrange sacrifice.

J’improviserai, me persuadais-je, fatiguée d’avance à l’idée des efforts qu’il faudrait fournir. Le mieux serait sans doute de me taire. Surtout ne pas chercher à combler les silences. Dans les blancs, les points de suspension, mes hôtes projetteraient ce qu’ils voudraient, et je finirais par deviner ce qu’ils attendaient de moi.

Pour éviter les impairs : laisser parler les autres.

La méthode avait fait ses preuves – en amitié comme en amour, je n’agissais pas autrement. On me croira timide, espérais-je. Et avec un peu de chance, une écoute vigilante suffira.

Oui, je m’en tirerais peut-être comme ça.

 

Nous roulions depuis plus d’une demi-heure sur une petite départementale en lacets, dépassions des villages minuscules, cachés à flanc de montagne. J’avais mal au cœur, je baissai la vitre, il ne pleuvait plus, le ciel s’était dégagé d’un seul coup. L’air frais fouettait mon visage. Il sentait le linge qui sèche et les feuilles tombées, quand elles se mélangent à la terre. Une fois dissipés les effluves d’herbe mouillée, le vent laissait sur moi l’impression amère d’un parfum d’autrefois : l’odeur âcre de la classe avant la récréation, quand le tableau est recouvert de craie. Le chiffon humide et poussiéreux de la maîtresse".

Isabelle Carré

le jeu des si

 ****

 

"Le jeu des si" ou les mille vies d'Isabelle Carré

 

" La comédienne Isabelle Carré publie "Le jeu des si", son troisième roman. Un texte à la construction audacieuse ou chaque personnage féminin en cache un autre. Une ode à la liberté qui révèle beaucoup de la personnalité de l’autrice". (RTS Culture - livres)


"Je mets beaucoup de moi-même dans les personnages qu'on me confie, j'adore être au service des auteurs et me glisser dans leur univers et tout ça. Mais là c’est ma voix, et je peux vraiment me faire entendre".

Isabelle Carré      

 

 

 

 

 

4 commentaires:

  1. Incroyable cette course... c'est super bien écrit et on a envie de lire la suite...

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    Réponses
    1. J'ai connu Isabelle Carré en tant qu'écrivaine en janvier 2018 avec "les Rêveurs" roman que j'ai beaucoup aimé.... du roman au récit autobiographique... superbe ... une belle découverte... 1er roman qui a eu son succés, et a été primé (le Grand prix RTL-Lire ainsi que le prix des lecteurs de L'Express–BFMTV)
      (tu peux l'écouter si tu veux lors de son passage à la Grande Librairie https://youtu.be/ogjoE-PdmdM)
      Oui celui-ci est une course incroyable .... et je l'achèterai d'ici peu... très bien écrit....
      Merci Marie.
      Douce fin d'après-midi

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  2. Je ne connais pas du tout.... Donc, encore et toujours à découvrir ! Merci. Très bon week end.

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  3. Vous devriez, pour apprendre à connaître Isabelle Carré, commencer par lire son premier roman, "les Rêveurs" que j'ai beaucoup aimé...
    MERCI pour votre fidélité dans mes allées.
    Très agréable week-end Marie du Bonheur de ce jour.
    Amicalement.

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Par Den :
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