
Pour ma mère,
Pour ma fille,
Ce qui passe, vit et se transmet.
Le jour des origines
Au tout début de sa vie, dans ces jours d'origine, où la matière est
encore indistincte, où tout n'est encore que chair, bruits sourds,
pulsations, veines qui battent, et souffle qui cherche son chemin, dans
ces heures où la vie n'est pas encore sûre, où tout peut renoncer et
s'éteindre, il y a ce cri, si lointain, si étrange que l'on pourrait
croire que la montagne gémit, lassée de sa propre immobilité.
Les femmes lèvent la tête et se figent, inquiètes. Elles hésitent, ne
sont pas certaines d'avoir bien entendu, et pourtant cela recommence :
au loin, vers la montagne Tadma que l'on ne franchit pas, un enfant
pleure. Est-ce qu'elles sentent, les femmes du clan Djimba, à cet
instant, tout ce que contient ce cri ? Le sang qu'il porte en lui ? Les
convulsions, les corps meurtris, les bannissements et la rage ? Est-ce
qu'elles sentent que quelque chose commence avec ce tout petit cri à
peine identifiable, quelque chose qui ne va pas cesser de grandir
jusqu'à tout renverser ?
Petit à petit, les pleurs deviennent plus nets. Cela ne fait plus de doute : le nourrisson se rapproche.
Hommes et femmes convergent vers l'entrée du village pour attendre ce
qui vient. Il faut encore de longues minutes pour qu'un cavalier
apparaisse. Il avance lentement disparaît parfois au gré des noeuds du
sentier. Il avance et c'est bien de lui que proviennent les pleurs
d'enfant.
Sissoko Djimba, le chef du village, appelle ses guerriers. Ils se
regroupent, les muscles bandés, le regard sûr. Il n'y a pas de
peur. Ils constatent juste que les dieux leur envoient quelqu'un et
qu'il faut faire face à cet évènement. Chacun a mis ses habits d'apparat
: de longues tuniques aux couleurs vives, et à la ceinture, l'épée
Takouba - fer sacré des ancêtres. Le vent chaud du désert se lève et
fait claquer les 'étendards du village. Les hommes sont parfaitement
immobiles. Ils savent le temps qu'il faut pour que le cavalier
arrive jusqu'à eux et ils attendent.
D'abord, il y a ce jour des origines, lointain, où dans la chaleur du
désert, après une longue attente, le cavalier arrive enfin. Il ne change
pas son allure, n'hésite pas ni ne se presse. Il est maintenant à
une centaine de mètres du groupe. Chacun cherche à l'identifier mais
personne ne connaît les insignes qu'il porte. Son cheval est pourvu de
sacoches de cuir qu' aucun membre du clan Djimba n'a jamais vues..
Même sur le grande marché de la lointaine Kamangassa, il n'y a pas de
telle maroquinerie. Il doit venir de plus loin que les terres connues.
Il est couvert de poussière. Son corps fait si peu de mouvements qu'on
pourrait le croire scellé à son cheval, condamné peut-être à errer
ainsi, allant où sa monture décide de le mener. Quel âge a-t-il ?
Nul ne peut le dire. L'homme avance. Les Djimba pensent un temps qu'il
va traverser leur groupe sans rien dire, sans rien faire, comme si leur
présence n'avait aucune importance, mais ce n'est pas ce qu'il fait. A
dix pas de Sissoko Djimba, il s'arrête. Dans le creux de son bras
gauche, tout le monde peut maintenant voir distinctement qu'il porte
un nourrisson dans ses langes. Et les cris de l'enfant résonnent. Il n'a
pas cessé de crier. Un petit être de chair est là, depuis des jours,
des semaines, d'aussi loin qu'est parti cet homme étrange, et il pleure,
avec force, sans se lasser. C'est miracle, même, qu'il n'ait pas
fini par sombrer dans un épuisement du corps. Le silence dure. Puis,
lentement, le cavalier passe une jambe au-dessus de la croupe de son
cheval et pose pied à terre. Il porte toujours l'enfant. Il fait
quelques pas jusqu'à être à mi-chemin entre Sissoko et sa monture et
dépose au sol le paquet de linge qui pleure encore, puis il remonte
sur son cheval et sans attendre de voir ce qu'il se passe, sans dire un
mot - qu'il aurait de toute façon prononcé dans une langue
inconnue à laquelle personne n'aurait pu répondre - à moins que dans
les terres d'où il vient, il n'y ait tout simplement aucune langue -,
lentement, il repart, rebroussant chemin, laissant derrière lui pour
la première fois, depuis des jours, des semaines peut-être, les cris de
l'enfant qu'il vient d'abandonner.
Laurent Gaudé