mercredi 28 novembre 2012

*Quand j'ai six ans... et avant.....



Aussi loin que je remonte dans le temps, c'est de la période de la Fromentane dont je me souviens le plus, je l'ai déjà dit.

J'ai six ans, et si nous abandonnons à regret la maison familiale avec Léon, Juliette et les oncles célibataires, Yves, Elisée, Gustave, Aimé, l'apiculteur, pour la rue des Cardeurs, au 37, devenue le Forum des Cardeurs depuis, sur Aix, qui a remplacé en partie ses immeubles par de petits restaurants au milieu de la place, ou organisés sur le bas côté, néanmoins très sympathiques, parallèlement à la rue des Cordeliers qui rejoint la Mairie, nous continuerons à nous y réunir en famille, à la Fromentane, pour les fêtes,  en nombre, les célibataires et les mariés, mes cousins et cousines, pour un oui comme pour un non.

Les G..... y sont les métayers du docteur Edouard G..., et entretiennent l'espace agricole, les vignes, les oliviers, les arbres fruitiers, les légumes qu'ils vendent au marché, du côté des paysans, sur la place des Prêcheurs, près du marchand d'anchois, à sa gauche, et à côté des F.... A l'époque. Ils gèrent aussi les chevaux, le matériel.

La Fromentane, c'est la campagne, encore un coin tranquille d'Aix, dans le prolongement des Milles, par derrière, si on emprunte sa petite route, qui verra grandir aux alentours, quelques années plus tard, pour les vrais aixois comme moi, un ensemble de nouveaux quartiers populaires non éloignés de Corsy, de la ZUP, puis de la ZAC.

Pourquoi les choses essentielles ne peuvent-elles être abordées que par des chemins de traverses, parallèlement à d'autres détours, d'autres chemins, presque à la dérobée ?

Une nouvelle vie est à construire, sauvage, solitaire, fuyante, en marge. Ailleurs. Mais aussi pleine de changements, de rencontres.

Une nouvelle existence.

Papa est entré à la SNCF. Il est conducteur principal de locotracteur.

Maman ne travaille pas, et s'occupe de ses deux filles. Ma soeur Gigi et moi, l'aînée.

Mais là, pour le moment, je vis toujours au chemin Valcros, à la campagne, et je goûte toujours avec autant de plaisir les jeux d'observation. J'aime être dehors, en pleine nature.

La tête penchée sur le petit étang plein de nénuphars et de poissons rouges, je suis à la Ganteaume, accompagnée par deux de mes oncles, non loin de la volière remplie de paons qui se montrent beaux avec leur roue magnifiquement colorée, rivalisant les uns des autres, à celui qui emportera ma préférence.

J'entre dans leur jeu de toute puissance, d'apparence visuelle.

La tête penchée sur l'eau, je respire les dernières gouttes d'une pluie salvatrice, contemplant de loin l'arbre qui se dessine en reflet dans un temps arrêté, dans une image perdue entre le sol et le ciel enfin rejoints.

Presque fin octobre. C'est déjà maintenant.

Des jours revêtus d'or et de rouille s'incrustent dans des après-midis provençales, continuent d'enregistrer des températures estivales, jusqu'à presque 30°.

J'ai surpris en me promenant des changements dans les teintes des feuilles des arbres, s'étalant du mordoré à la terre de Sienne, du brun chaud aux reflets dorés, jusqu'à l'ocre rougeâtre, presque grenat par endroit ;
elles sont en avance cette année les couleurs de la pendule automnale qui s'arrête sur la nouvelle saison, recherchant encore une fois des joies très simples.

Je prends corps dans d'autres courbes lumineuses, mélangeant leurs tons chauds.

De chemins en sentiers, et de GR en escalades, je m'habitue à ces heures qui apportent sérénité et renouveau à regarder le temps qui défile et s'échappe, à écouter le bruit du vent dans les branchages.

Son chant a recomposé ce que son cri a déchiré.
Là sur mon vieux cahier barbouillé de mots raturés, remisé aux oubliettes, pour un temps, j'en oublie la prochaine saison qui va se dérouler plus lentement, avec ses jours plus courts.

Ce sera l'âpreté de l'hiver ; ça sera demain.

Si je suis parvenue enfin au coeur de ma mémoire ravivée, au récit que j'ai donné, au fur et à mesure que j'ai cherché au plus profond de moi, j'ai raconté....

J'ai pu recueillir et ressusciter tous les souvenirs que j'espérais voir accourir vers moi, les voyant défiler à la queue leu leu, les uns derrière les autres, en ordre, ou pas, pas toujours.

D'autres aboutissent jusqu'à moi avec complexité, et j'ai dû les arracher parfois violemment, d'aussi loin que je le pouvais.

Je les recueille enfin, assouplis les souvenirs, et je les conserve au nom de la famille, dans le plus petit de mes replis secrets, là où ils se sont terrés, où ils ont été enfermés.

Plus je raconte, et plus je me souviens.

En évoquant maman, papa, les miens, je les ai rencontrés dans mon imaginaire, et je me suis retrouvée, le les ai retrouvés, en tentant de comprendre qui je suis aujourd'hui, et d'où je viens.

Reconnaissante.

J'ai souhaité offrir ce livre de mémoire à Maman, le livre de sa vie, et à ma famille, pour nos origines.

Un souvenir me vient à l'esprit, clairement distinct... devant la maisonnette un large tronc d'arbre est coupé entouré de fourmilières.

J'observe le va-et-vient de leurs occupants, leur travail collectif est impressionnant, les galeries immenses, je les découvre avec amusement et intérêt...

J'ai trois ans et quatre mois, et ma petite soeur Gigi vient de naître.

Le 1er juin 1949.

Je descends trois marches, bien trop hautes pour moi, soutenue par papa, attentifs à ne pas glisser sur les mallons rouges récemment encaustiqués.

Surtout ne pas trébucher aujourd'hui. Ne pas chuter dans l'escalier.

Mon coeur tremblant est suspendu à cette présentation.

Papa me précède et se dirige vers la petite chambre aménagée pour maman, et pour la naissance du bébé ;
un souffle léger de bonheur se balade dans la maisonnée.

Ils vont me présenter ma petite soeur.

J'aperçois maman dans la pénombre de la chambre, transpirante. Elle me semble fatiguée ; là, plein de choses que je ne connais pas ici habituellement : des cuvettes émaillées, des bassines d'eau, des serviettes, du coton, une tiédeur humide, des tâches rosées sur les draps, des odeurs de pharmacie et de médicaments... on me présente un petit être tout fripé, tout rouge lui aussi.

C'est une petite fille, me dit-on. C'est ta soeur. Elle s'appelle Ginette.

Regarde comme elle est belle !

Du haut de ma petite enfance, je ne comprends pas trop ce que cela signifie, si ce n'est que je n'aurais peut-être plus jamais la préférence de maman, ni de papa. Je ne serais plus jamais la seule enfant de la famille.

Mais pour l'instant, je n'y pense pas. Cela n'a pas vraiment d'importance.

Je suis heureuse de voir un petit être tout neuf, avec un joli nez, de beaux yeux, de petites oreilles, et des doigts qui serrent d'autres doigts, ceux de maman, et qui sourit pour l'instant.

Et moi là dedans, qu'est-ce que je deviens ?
"tiens prends-lui sa main, regarde comme elle te serre..."

"oh ! elle me serre fort les doigts...!"

Je réalise la grande chance qui vient de m'arriver, en un instant devenir la petite mère de ma petite soeur, après maman, évidemment.

"Je pourrais la porter quand elle sera plus grande, je pourrai m'en occuper, dis maman ?"
...ça me plairait bien...

C'est un jour mémorable pour la famille, et pour moi surtout.

Je ne sais pas encore que faire un enfant, c'est lancer un défi à la mort, accepter le temps qui s'écoule.

J'ignore encore la relation fusionnelle qui se créera entre cette maman et son enfant.
Mais pour moi aujourd'hui, c'est une révolution. J'ai changé d'état.

De fille unique, je suis devenue la  grande soeur de ce bébé qui vient de naître à la  vie, et j'ai la tête pleine d'interrogations.

Comment est-ce possible que du ventre arrondi de maman, cette chose-là ait pu sortir d'elle ?

Comment est-ce possible que cette petite enfant dans ses bras, et qui pleure maintenant, soit devenue ma soeur, par quel miracle ?

Toutes ces questions me traversent l'esprit, et aucune réponse pour l'instant.

Personne pour y répondre.

Un instant de solitude m'assaille. J'ai grandi d'un seul coup, forcément.

Un volet a claqué, c'est celui de ma chambre. De là-haut une musique s'échappe jusqu'à moi mélodieusement classique.

Curieuse, j'ai grimpé sur le rebord trop étroit de la commode bleue, assortie à mon lit de la même couleur, lui-aussi, ornés tous deux d'hirondelles en fer finement découpées, que je ne parviens pas à soulever avec mes ongles rongés ou trop courts, et voir ce qu'il y a dans les tiroirs, puisque je n'y suis pas autorisée. Justement l'interdiction m'attire.

Et puis c'est l'heure de la sieste, et je n'aime pas dormir l'après-midi.

Je refuse la sieste. Maman ne l'entend pas de cette oreille et m'oblige à me coucher.

Maman, une fois redescendue de l'étage, je peux, quand je le veux, devenir une grande personne, faire comme il me semble, vaquer à mes occupations, sans rendre de compte à quiconque, surtout pas à maman.

Alors pour passer le temps, puisque je n'ai que trois ans pas encore et demi, je commets des bêtises, pendant ce temps de pause.

Une fois dans la chambre, seule, à ne pas vouloir dormir, j'invente des jeux interdits, dont seule j'établis les règles.

Aujourd'hui un de mes pieds ne parvient pas à trouver sa place sur l'étroit rebord de la commode, tandis que l'autre sur le lit glisse. Et moi, bien cramponnée au tiroir trop fermé, j'emporte la commode, en arrière, sur le sol, dans un fracas retentissant.

Maman affolée, redescendue dans la cuisine pour s'occuper de ma petite soeur, quatre à quatre remonte les escaliers, et me trouve les deux jambes en l'air, et en pleurs, au milieu de la chambre, sonnée par la chute, et plus encore par la peur de la réprimande.

Les deux tiroirs se sont ouverts dans la perte de l'équilibre, laissant apercevoir ce que je voulais connaître, en secret. Ce sont des documents familiaux sans grand intérêt pour une enfant de mon âge.

Mais ne dit-on pas que la curiosité est un vilain défaut. Ce jour-là je l'ai découvert à mon détriment...

Hier comme aujourd'hui, je ne veux pas dormir, et pour m'occuper, comme je ne peux rien faire, j'écoute sur la dernière marche des escaliers, juste avant ma chambre, j'écoute les grands, qui en bas, boivent le café.
Ce sont des paroles d'adultes. Je ne comprends pas tout. Mais c'est mieux que de dormir. J'écoute, pleine de curiosités.

Je suis suspendue à la voix de maman, et j'épie ses va-et-vient et me tiens prête à regagner mon lit, si elle a la mauvaise idée de venir vérifier ce que je fais. Et ça arrive....




***





***

4 commentaires:

  1. Trop mignonnes cette photo... toi aussi tu avais des " chouquettes "...!!
    J' ai lu avec attention " tes souvenirs-curiosités "...
    Comme toi je sais qu' à trois ans et demie le livre de la vie nous fait une belle introduction...on se rappelle tout ça , c' est sur et certain...:-))
    " En tournant les pages de ta mémoire bouleversée par le temps " tu nous offres les très douces " curiosités " d' une petite fille avide de tendresses pour elle toute seule...c' est difficile à apprivoiser le partage...mais après c' est tellement bon..:-))
    Merci Den pour ta fraicheur d' âme affectueuse qui a su recevoir le bonheur
    offert...qui illumine ton aujourd' hui...:-))
    De tout coeur je t' embrasse

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    1. Merci Mathilde pour ta lecture attentive dans mes souvenirs d'enfance, dans un autre temps, pourtant pas si éloigné de nous, d'où j'ai cueilli des heures en douce, en tournant les pages de ma mémoire,...là je me suis souvenue... !
      Je t'embrasse moi aussi, affectueusement.

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  2. C'est avec énormément d'émotions que j'ai lu vos souvenirs d'enfance. Votre post m'a remué particulièrement car j'ai vécu une naissance à domicile...Le grand drame de ma vie dont je parlerai prochainement dans mon journal.
    La naissance d'un enfant est toujours une grande joie, mais ça soulève toujours beaucoup de questions pour la fratrie, l'apaisement vient très vite, c'est la magie de la maternité :)
    Bel après-midi Den !

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    1. Merci pour vos mots attendris... concernant mes souvenirs d'enfance... j'ai écrit d'un trait mon histoire, ..notre histoire... du plus profond de ma mémoire, je n'y avais pas vraiment pensé, avant, et lorsque cela a été décidé, possible... les mots sont venus, se sont alignés les uns après les autres, en rang droit, comme transportée sur la page par une main alerte... peu d'interrogations, peu d'hésitations... encore que celles évoquées sur les autres billets, concernant maman, et sa naissance, d'enfant "abandonné" en 1921 sur les marches de l' hôtel Dieu à L..... posent questions....
      l'écriture est devenue solitaire dans la pureté qui se partage au coeur du silence qui tâtonne, mais ne trébuche pas.
      Pourquoi écrire la lumière ? C'est nécessaire... les mots déambulent comme l'eau coule des ailes des photos et se cache, se cachent dans le lit de la rivière, du livret... en meilleure part... parfumés à la douleur parfois.. cherchent à dire et percer le mystère de l'autre fois, au berceau du commencement, perdu, retrouvé..parlent de ce que nous ignorons, à débarbouiller l'incompréhensible.. l'insoutenable. Ecrire avec la voix de l'âme au milieu des nôtres, nos autres, de ceux dont nous venons, d'eux seulement...
      Demain je vous écouterai parler avec attention et respect de naissance, de maternité, ... parfois difficiles..
      Je vous embrasse.
      Den

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Par Den :
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