CHRISTIAN BOBIN
La nuit du cœur
Tout commence à Conques dans cet hôtel donnant sur l’abbatiale du onzième siècle où l’auteur passe une nuit. Il la regarde comme personne et voit ce que, aveuglés par le souci de nous-mêmes et du temps, nous ne voyons pas. Tout ce que ses yeux touchent devient humain — vitraux bien sûr, mais aussi pavés, nuages, verre de vin. C’est la totalité de la vie qui est embrassée à partir d’un seul point de rayonnement. De retour dans sa forêt près du Creusot, le poète recense dans sa solitude toutes les merveilles « rapportées » : des visions, mais également le désir d’un grand et beau livre comme une lettre d’amour, La nuit du cœur.
C’est ainsi, fragment après fragment, que s’écrit au présent, sous les yeux du lecteur, cette lettre dévorée par la beauté de la création comme une fugue de Jean-Sébastien Bach.
CHRISTIAN BOBIN
LA NUIT DU CŒUR
GALLIMARD
Le septième a versé son bol dans l’air. Alors du sanctuaire, une voix forte a dit : ça y est.
Apocalypse de Jean, XVI, 17
1
La chambre numéro 14 de l’hôtel Sainte Foy à Conques est percée de deux fenêtres dont l’une donne sur un flanc de l’abbatiale. C’est dans cette chambre, se glissant par la fenêtre la plus proche du grand lit, que dans la nuit du mercredi 26 juillet 2017 un ange est venu me fermer les yeux pour me donner à voir.
Dans l’abbatiale, on donnait un concert. Je regardais la nuit d’été par la fenêtre, ce drapé d’étoiles et de noir. Un livre m’attendait sur la table de chevet. Mon projet était d’en lire une dizaine de pages, puis de glisser mon âme sous la couverture délicieusement fraîche de la Voie lactée.
Mais.
Mais en me penchant pour fermer les volets de bois, je vis les vitraux jaunis devenir plus fins que du papier et s’envoler. Le plomb, le verre et l’acier qui les composaient, plus légers que l’air, n’étaient plus que jeux d’abeilles, miel pour les yeux qui sont à l’intérieur des yeux. Des lanternes japonaises flottant sur le noir, épelant le nom des morts. À cette vue je connus l’inquiétude apaisante que donne un premier amour.
[…]
2
Les voitures à Conques s’arrêtent au pied d’un calvaire comme des vaches de fer au bord d’une rivière. On les y laissera pour la nuit. Elles boiront la douleur qui suinte des plaies de l’écartelé, du rejeté des étoiles. Un calvaire n’est qu’une image — mais nous aussi nous sommes des images, des buées sur la vitre du temps et par grâce, quelquefois, une apparition dans un cœur qui nous reconnaît et se tait.
Les pèlerins vont au ciel à pied. L’inégale conversation des pierres durcit leur voûte plantaire, leur invente un fer à cheval en corne.
J’ai vu des tout petits enfants se dresser sur le globe terrestre : une église de cartilages et de nerfs en marche vers ses croyants, le père enorgueilli, la mère sanctifiée. Ce torse qui par fierté et crainte se bombe, ces courtes jambes qui tassent la tête des diables — ce tout petit corps trapu qui va bientôt tomber du haut de sa gloire, c’est le corps de l’écriture.
Est-ce qu’un nuage travaille ? Est-ce que le rouge-gorge, quand il bombe son petit gilet rouge, travaille ? Est-ce que le chat, quand il dort enroulé en mandala sur lui-même, travaille ? Peut-être. Écrire est un travail de ce genre-là.
[…]
3
Les jouets de notre enfance sont des petits bossus qui s’essoufflent à nous suivre. Un jour ils s’effacent, nous regardent nous éloigner, continuer une vie plus belle de ne s’appuyer sur rien. Sur rien, vraiment ? Nos livres savants et nos musiques profondes sont des poupées adultes.
J’écoute le bruit que fait l’araignée d’eau courant sur l’étang. Je frissonne au passage d’un ange pressé de rentrer chez lui. À six cents kilomètres de l’abbatiale j’entends le chuchotement de ses vitraux.
Les enfants sont les vrais moines : ils adorent l’invisible dont ils perçoivent chaque respiration. Regarder attentivement chaque escargot qui s’en va en carrosse à Versailles, c’est leur ascèse. Et puis ils renoncent. On dit qu’ils grandissent. En vérité ils lâchent leur dieu. Quelques-uns poursuivent, traversent le monde en tenant dans le creux de leurs mains une pensée scintillante d’être puisée à la source du cœur. Toute la sainteté de la vie consiste à garder intacte cette chose qui n’a pas de nom, devant quoi même notre mort recule. Une pensée, mais non exprimable. Un amour, mais non sentimental.
[…]
4
Conques est un village introuvable. Les routes qui y mènent imposent une lenteur dont le monde n’a plus goût. C’est un village-oreille où, je le percevais par la fenêtre laissée entrouverte, les bruits de la vie domestique bondissent en cascade par-dessus les toits enchevêtrés. L’opéra des voix familières, un cliquetis d’assiettes dans une cuisine : le parfait accompagnement pour la vie éternelle.
Quelques cubes de pierre du onzième siècle montés comme un jeu d’enfant, avec des vitraux crayonnés de gris. Les pèlerins agglutinés aux pierres chaudes comme des abeilles à une plaque. Un peu de naïveté mais rien de cette modernité dont nous feignons de ne pas savoir qu’elle est la haine de l’intériorité.
Le corps cherche le repos, et l’âme l’aventure. Quand un lieu satisfait ces deux demandes, on peut le qualifier de paradisiaque : une caravane de gitan. Une maison de thé japonaise. La chambre 14, j’aurais pu y passer ma vie. Pour le vide qu’elle abritait. Pour le bois qui faisait sa chair. Pour cette fenêtre ouverte sur les siècles. Pour les vitraux au souffle jaune.
[…]
5
Au matin, j’ai bu le lait de la lumière.
On voit dans les vitraux de petites bulles, comme si un nageur avait plongé dans un océan et que de l’air, échappé de ses poumons, remontait en surface jusqu’à nous. Ce verre au matin a un gris douanier. Le soleil déclare ce qu’il transporte. Un tri est fait. Ne passera la frontière que l’élément spirituel de la lumière.
Un jeune moine virevoltant de blanc me parla de la foi de ses frères avec tant d’assurance qu’il devenait difficile de le croire. Le bredouillement des vitraux, cette buée de lumière aux lèvres du plomb, m’avait déjà dit ce qui ne peut se dire.
[…]
6
Le ciel a des susceptibilités de biche. Pas une de ses lumières qui ne soit aussitôt contredite par une ombre. On voit la même poursuite dans les yeux d’un nouveau-né où luisent les loups des légendes et l’incendie des icônes.
La plus juste parole sur les vitraux de Conques a été dite par une femme qui n’en a pas supporté la première vue : « Pourquoi a-t-il fait ça ? On dirait que tout est bouché, provisoire, une palissade de chantier. » Et c’est vrai que ces vitraux indiquent un travail infini : celui de la vie dans la vie.
[…]
7
On ne connaît pas le nom de l’inventeur du liseron, pas non plus celui du sculpteur de nuages. Le bleu des hortensias ne porte aucune signature.
Une pluie de serpents. Des poutres noires qui s’effondrent. Des secours de lumière qui arrivent. Il n’y a derrière ta peinture aucun « auteur » mais nous-mêmes — notre cœur et ses carrefours battus de noir.
Conques, c’est l’effacement total et l’accomplissement parfait. Une fraîcheur aux épaules nues de l’âme.
La lumière infidèle saute à travers le verre en poussant de petits cris de couleur.
J’ai aimé te voir. Simplement te voir. Toi et moi, nous ne savions rien mais quel bonheur de partager ce rien et de regarder les miettes tomber à terre !
Ta voix plonge dans les basses comme un oiseau d’une falaise.
[…]
8
Deux marches en bois permettent d’accéder à la porte de la chambre 14. Il faut toujours un rien de temps pour entrer dans ce qu’on pressent être une autre vie. La fenêtre donnant sur les vitraux fait face à la porte. L’aimantation est puissante. À peine jeté le mince bagage sur le lit, on pousse les volets et on appuie ses mains bien à plat sur le onzième siècle.
L’enfant qui s’accroupit devant une plaque de goudron fondu, incrustée de pierreries d’un carat, se trouve tout à coup devant une fortune. Les vitraux flambant dans le noir me proposaient un retour par le simple à l’inépuisable.
[…]
9
Quand mon père est parti pour l’éternité, ma mère a glissé dans la poche de sa veste une photo d’elle et lui dans un banquet. Les couleurs étaient passées, brunies, on aurait dit un de ces feux de l’automne qui sanctifient les jardins. Leurs visages souriaient à travers l’appareil à leur fin impensable.
Quand un pharaon montait droit vers le soleil, on laissait près de son sarcophage des nourritures pour le voyage. Je suis incapable d’envisager une nuit dans un hôtel sans y faire entrer un livre. J’avais emporté à Conques Le cœur aventureux. Je l’avais déjà lu plusieurs fois. Les livres aimés sont des moulins à prières. L’œil passe sur le titre et en fait tourner les ailes. Ce que promettait le titre était sous mes yeux, dans ces vitraux si fins que l’ongle du regard eût pu, en insistant, les déchirer. Le cœur devient aventureux quand il se fait transparent à l’évènement non spectaculaire de vivre, d’être vivant, là, maintenant, dans l’antichambre de l’éternel.
[…]
10
Quelques atomes dont nous sommes composés nous quittent avant la dernière heure. Un de mes fantômes — « moi-même » sans moi désormais — reste à jamais sur un banc de l’université de philosophie à Dijon. Il passe chaque année un examen qu’il rate merveilleusement. Il y a aussi celui sur lequel, le jour du déménagement, j’ai fermé la porte de l’appartement de la rue Traversière. Debout devant une fenêtre du salon, il contemple sidéré la cascade vert et or d’un tilleul. Je n’ai aucun souci pour lui. Regarder ce qui vient a toujours été sa passion fixe.
[…]
© Éditions Gallimard, 2018.
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Un beau week-end à chacun chacune d'entre vous.
Je vous embrasse.
Den
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Je vous embrasse.
Den
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C'est vraiment beau.
RépondreSupprimerTu ne m'en voudras pas, Marie de répondre à un seul de tes coms !!!
SupprimerChaque mot de Bobin, et ici également dans ce petit bijou, est à savourer avec délectation car il nous amène très loin, très haut.
Merci à toi...
Bonne soirée.
C'est vraiment beau.
RépondreSupprimerDes textes à savourer...
RépondreSupprimerChaque mot choisi est une nouvelle gourmandise qui se découvre un peu plus à chaque lecture !
SupprimerMerci Marie.
Douce soirée.