vendredi 13 septembre 2019

*raccommodé.....

Coudre, Main Coudre, À Coudre, Aiguille

chapitre 39

Quand on survit dans une situation de contrainte, on s'y adapte en vivant à cloche-pied. On peut passer sa vie en n'exprimant que ce que les autres acceptent d'entendre, ce qui construit une crypte dans l'âme. Il n'est pas rare que cette entrave provienne de l'existence.

Si un orphelin veut ne pas vivre dans un monde vide, déserté par ses parents, il est contraint d'imaginer une famille pour combler son manque et donner sens à ses efforts.

Un homosexuel est amené à faire silence sur son marginal désir afin de ne pas blesser ses proches.
Cette contrainte le mène à organiser deux vies : l'une socialement acceptable et l'autre plus secrète, où il est à la fois heureux d'être lui-même et malheureux de ne pas être comme tout le monde.

C'est en prison qu'on rêve le mieux de liberté. Ceux qui ont la chance d'avoir une famille, une sexualité dans la norme et la liberté d'aller où ils veulent choisissent souvent de se mettre à l'épreuve afin d'avoir quelque chose à raconter, un voyage extrême, un sauvetage extraordinaire ou une aventure intellectuelle. L'épreuve choisie offre une contrainte à créer,.....(...)

Les blessures de l'existence, les manques et les pertes nous mettent en demeure de créer d'autres mondes plus habitables où nos âmes assombries seront ensoleillées par nos oeuvres. Quand la créativité est fille de la souffrance, l'écriture rassemble en une seule activité les principaux mécanismes de défense : l'intellectualisation, la rêverie, la rationalisation et la sublimation.

Crier son désespoir n'est pas une écriture, il faut chercher les mots qui donnent forme à la détresse pour mieux la voir, hors de soi. Il faut mettre en scène l'expression de son malheur  pour en remanier la représentation. Lorsque le spectateur applaudit ou quand le lecteur comprend, il confirme que le malheur a été métamorphosé en oeuvre d'art. Le blessé  ne réintègre l'univers des gens heureux qu'en créant chez eux un moment commun d'émotion, de joie ou d'intérêt.

Ecrire dans la solitude, pour ne plus se sentir seul, est un travail imaginaire qui trahit le réel puisqu'il le rend partageable, mais apaise l'auteur en tissant un lien de familiarité avec celui (celle) qui le lira.

Pourtant l'écriture n'est pas une thérapeutique. L'auteur a souffert de son malheur, il ne redeviendra jamais sain, comme avant. Le travail de l'écriture l'aide plutôt à métamorphoser sa souffrance. Avant, j'étais dans la brume comme une âme errante, là ou ailleurs, sans savoir où aller, sans comprendre.

 Depuis que j'ai écrit, je me suis mis au clair, je ne suis plus seul, j'ai repris une direction, mais je ne suis pas guéri, je ne redeviendrai jamais comme avant puisque la blessure est dans mon corps, dans mon âme et dans mon histoire. Mon malheur charpente ma personnalité. Tout ce que je perçois, les objets, les lieux, les maisons et les raisons, sont référés au malheur passé, mais je n'en souffre plus.

Puisque j'ai trouvé un sens, mon monde intime a pris une autre direction. Depuis que j'ai écrit mon malheur, je le vois autrement : "Aux effets de symbolisation et de trace qui sont plus forts dans l'acte d'écrire que dans celui de parler, il faut ajouter les bénéfices secondaires de prise de recul, d'apaisement et de reconnaissance";

Quand le malheur entre par effraction dans le psychisme, il n'en sort plus. Mais le travail de l'écriture métamorphose la blessure grâce à l'artisanat des mots, des règles de grammaire et de l'intention de faire une phrase à partager. L'objet écrit est observable, extérieur à  soi-même, plus facile à comprendre. On maîtrise l'émotion quand elle ne s'empare plus de la conscience. En étant soumis au regard des autres, l'objet écrit prend l'effet d'un médiateur.

Je ne suis plus seul au monde, les autres savent, je leur ai fait savoir. En écrivant j'ai raccommodé mon moi déchiré ; dans la nuit, j'ai écrit des soleils.

Boris Cyrulnik

La nuit,
j'écrirai des soleils

(odile Jacob)


****

pp 295 à 298

❤️


4 commentaires:

  1. Ecrire des soleils. C'est beau, quand ils éclairent nos nuits. Bises alpines.

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    1. Oh ! j'aime tes mots Dédé, très poétiques....
      Bel après-midi.
      Bises du Midi.

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  2. Une belle réflexion sur le concept d'écrire...
    J'ai été très sensible à cet extrait car il est très vrai:
    "L'objet écrit est observable, extérieur à soi-même, plus facile à comprendre. On maîtrise l'émotion quand elle ne s'empare plus de la conscience. En étant soumis au regard des autres, l'objet écrit prend l'effet d'un médiateur."

    et puis "écrire des soleils la nuit" c'est une bonne idée

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    1. "Je ne suis plus seul au monde, les autres savent, je leur ai fait savoir. En écrivant j'ai raccommodé mon moi déchiré ; dans la nuit, j'ai écrit des soleils".

      Que rajouter de plus. Tout est dit, et si bien dit.

      Merci Marie.

      Bon après-midi.

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Par Den :
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