en librairie le 21 août 2019
Ses lèvres vinrent sur les miennes se poser
Et je sentis au cœur une vague brûlure.
Jules Supervielle, « Le portrait »
De chaque côté de la route étroite qui serpente entre des champs d’un vert épais, un vert d’orage et d’herbe, des fleurs, énormes, aux couleurs pâles, aux tiges vacillantes, des fleurs poussent en toute saison. Elles bordent ce ruban de goudron jusqu’au chemin où un pieu de bois surmonté d’un écriteau indique :Vous êtes arrivés au Paradis. En contrebas, le chemin, troué de flaques brunes, débouche sur une large cour : un rectangle de terre battue aux angles légèrement arrondis, mangé par l’ivraie. La grange est strictement tenue. Devant, un tracteur et une petite voiture bleue sont rangés là et nettoyés régulièrement. De l’autre côté de la cour, des poules, des oies, un coq et trois canards entrent et sortent d’un cabanon en longueur percé d’ouvertures basses. Du grain blond couvre le sol. Le poulailler donne sur une pente raide bordée par un ru que l’été assèche chaque année. À l’horizon, les Bas-Champs sont balayés par le vent, la surface du Sombre-Étang dans son renfoncement de fou-gères frissonne de hérons et de grenouilles. Au centre de la cour, un arbre centenaire, aux branches assez hautes pour y pendre un homme ou un pneu, arrose de son ombre le sol, si bien qu’en automne, lorsque Blanche sort de la maison pour faire le tour du domaine, la quantité de feuilles mortes et la profondeur du rouge qui les habille lui donnent l’impression d’avancer sur une terre qui aurait saigné toute la nuit. Elle passe le poulailler, passe la grange, passe le chien, peut-être le douzième, le treizième qu’elle ait connu ici – d’ailleurs il n’a pas de nom, il s’appelle « le Chien », comme les autres avant lui –, elle trottine jusqu’à la fosse à cochons, un cercle de planches avec une porte battante fermée par un loquet que le froid coince, l’hiver. Là le sol est tanné, il a été piétiné pendant des années puis laissé à l’abandon sans qu’aucun pied, qu’aucune patte ne le foule.Dans la fosse, si vaste pour un lieu qui n’accueille plus d’animaux, dans la fosse, Blanche se tient droite, malgré les quatre-vingts années qui alourdissent sa poitrine, balafrent son visage et transforment ses doigts en bâtons cassés.La fosse est vide mais en son centre gît un bouquet de ces fleurs qui bordent le ruban de goudron menant au Paradis. Certaines ont déjà fané, d’autres – comme Blanche – sont sur le point de perdre leurs dernières couleurs. C’est un petit bouquet de campagne dans un grand cercle terreux. Les épaules chargées d’un gilet rouge, d’un rouge plus vif que celui des feuilles mortes sous l’arbre à pendaisons, elle bascule, s’agenouille devant ce petit bouquet qu’un enfant aurait pu composer pour sa première communion et en retire les tiges brunes qu’elle jette, d’un geste étonnamment vif, presque violent. Puis elle sort de la poche de ce gilet rouge, d’un rouge plus vif que le sang du Paradis, quelques fleurs encore jeunes, sur lesquelles elle souffle très doucement avant de les déposer avec les autres. Elle se tient là, prostrée devant ce petit bouquet de campagne, si joli au milieu de cette fosse que sa grand-mère, Émilienne, a fait creuser pour ses cochons. C’était il y a longtemps. Elle se souvient de tout.Car si aucun animal n’habite plus cette arène de planches et de terre, une bête s’y recueille chaque matin.
Blanche.
Faire mal
Blanche et Alexandre firent l’amour pour la première fois pendant qu’on saignait le cochon dans la cour. Ils avaient fermé les fenêtres, sans tirer les rideaux. En bas, la fête battait son plein. L’animal gueulait comme un supplicié, les paysans voisins s’étaient rassemblés ; le sang dessinait de larges coquelicots sombres sur la terre battue. Sous le grand arbre devant la porte, Louis avait dressé des tables recouvertes de nappes aux initiales de la famille Émard. Une quarantaine de personnes assistaient à l’écoulement, les petits regardaient, les yeux écarquillés. Émilienne, au premier rang, disait : « Là, là, doucement... Le sang, gardez bien le sang. »Au premier étage, Blanche et Alexandre, nus, se serraient, enlacés, sachant quoi faire sans savoir comment faire, sachant que ce serait douloureux sans savoir comment rendre cette douleur plus belle. L’odeur du sang dans la cour rivalisait avec celle de la peau d’Alexandre, du sexe de Blanche, ils ne sentaient plus rien qu’eux-mêmes, n’entendaient que leurs souffles mêlés, tout à la fois apeurés et soulagés de se retrouver ensemble, enfin. D’abord, Alexandre explora la jeune fille avec ses mains et sa bouche. Elle, la tête sur les immenses oreillers bleus, le regardait. Il tenait sa taille dans ses bras, sa langue et ses doigts descendaient le long de son ventre tels des grimpeurs en manque de montagne. Avant d’enfouir ses lèvres dans le sexe de Blanche, Alexandre releva la tête, les yeux fixés sur les poils pubiens d’un brun foncé. Souriant, il désigna par la fenêtre les feuilles du grand arbre et murmura :
– C’est la même couleur.*
(...)
– C’est la même couleur.*
(...)
L’auteur
Cécile Coulon
Cécile Coulon est née en 1990. En quelques années, elle a fait une ascension fulgurante et a publié six romans, dont Trois Saisons d’orage, récompensé par le prix des Libraires, et un recueil de poèmes, Les Ronces, prix Apollinaire.A la Grande Librairie ce mercredi sur France 5.
"Cécile Coulon nous ouvre les portes du « Paradis », ce vaste domaine appartenant à la famille Emard. Depuis le décès de leurs parents dans un accident de voiture, Blanche et Gabriel y sont élevés par leur grand-mère, Emilienne. Une bête au paradis (L’Iconoclaste) est un conte noir qui nous fait découvrir une lignée de femmes et ce qu’elles ont de plus cher : leur terre. C’est l’un des mes grands coups de cœur de la rentrée ! (François Busnel)
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"La grande librairie" c'était hier , snif, snif il n'y avait pas de télé là où je me trouvais ; mais de retour à la maison, je m'offrirais exceptionnellement un replay (nous vivons une époque moderne).
RépondreSupprimerBonne journée Den
Le "replay" permet de regarder et écouter les émissions que l'on n'a pas pu suivre en direct... une bonne chose..... cela m'arrive aussi.
SupprimerMerci à toi Chinou.
Beau week-end.
Des extraits qui donnent des frissons..."ça fait mal" et envie de lire ce livre...
RépondreSupprimerChaque livre est à la fois si différent qu'il permet de se frotter à un frémissement inconnu, une l'émotion, un étonnement, procurant tout de même l'envie de s'y plonger et croiser d'autres sentiments, d'autres états, d'autres lieux méconnus...
Supprimermerci Marie pour ta fidélité dans mes allées.
pardon, une émotion....
SupprimerJe fais confiance au bon goût de François Busnel. Merci Den de nous avoir présenté ce livre. Je le mets sur la liste des livres que je vais prochainement acheter. Bises alpines et belle fin de semaine.
RépondreSupprimerTu ne seras pas déçue je pense.... ; cette jeune auteure je l'avais découverte dans "trois saisons d'orage", livre auquel j'avais consacré un billet lors de sa parution .... je l'avais remarquée, l'avais appréciée parce qu'elle m'apparaissait bien différente des autres écrivain(e)s... avec une manière bien à elle de s'exprimer, de dire les choses !
RépondreSupprimerJe savais que l'on reparlerait d'elle....
merci ma chère Dédé pour ta fidélité sur mes chemins de lecture ou d'écriture.Bisous.
Bon week-end à toi.